Le congrès de la Soummam
DEFI MAJEUR contre l’armée française
Par le moudjahid AISSA KASMI
Faisant partie de la génération de la Révolution, chaque fois que la date du 20 août pointe à l’horizon, je ressens un pressant devoir de mémoire qui consiste à rappeler, tout au moins à ceux qui ne veulent pas ou qui ne savent pas oublier, certains faits saillants ou certaines étapes qui soulignent et expliquent que notre glorieuse guerre de libération nationale a connu, dans sa marche inexorable vers la victoire, des moments historiques imprescriptibles de par leur impact déterminant sur l’évolution de l’affrontement entre un peuple résolument décidé à s’affranchir du joug colonial quel qu’en soit le prix et une puissance coloniale refusant obstinément d’entendre la voix de la liberté que les Algériens n’ont cessé de clamer haut et fort depuis 1830. Parmi les étapes les plus mémorables de la Révolution, le congrès de la Soummam, qui s’était tenu le 20 août 1956, constitue incontestablement un virage crucial, voire vital, dans le processus irréversible de libération enclenché le 1er novembre 1954.
L’importance de ce congrès s’explique par le fait qu’il a pu réunir, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, la plupart des chefs de la Révolution de l’intérieur, dans l’une des zones de combats les plus chaudes à l’époque, pour débattre pendant une semaine (du 13 au 20 août), de la marche et de l’avenir de la lutte armée déclenchée 22 mois plus tôt. Les organisateurs de cette rencontre avaient en réalité lancé et puis relevé un défi majeur face aux forces de l’armée coloniale qui avaient déjà placé sous surveillance tout le territoire algérien à travers un quadrillage se voulant hermétique ne souffrant aucune défaillance, au point que personne ne pouvait bouger ou se déplacer d’un point à l’autre, d’une ville à l’autre, d’un village à l’autre, d’un douar à l’autre, sans autorisation préalable et écrite des autorités coloniales. Pour que les jeunes générations auxquelles s’adresse particulièrement ce propos puissent bien comprendre le qualificatif de « défi majeur », il me semble absolument nécessaire de revenir sur le contexte général dans lequel s’était déroulée cette rencontre au caractère éminemment décisif.
Le congrès s’était tenu comme tout le monde le sait dans la maison forestière du village d’Ifri, actuelle commune d’Ouzellaguene (wilaya de Bejaia), avec la participation respective de : Abane Ramdane, coordinateur-secrétaire du congrès (véritable architecte des travaux), Larbi Ben M’hidi, représentant la zone V, président du Congrès (autorité historique et intellectuelle incontestable), Krim Belkacem (commandant de la zone III), Amar Ouamrane (commandant de la zone IV), Youcef Zighoud (commandant zone II), Lakhdar Bentobal, adjoint de Zighoud, en plus d’une dizaine d’autres officiers de l’ALN qui étaient présents sans assister directement aux assises. La rencontre devait se tenir au début de l’année 1955 en zone II, semble-t-il, mais les circonstances extrêmement difficiles qui prévalaient à l’époque n’ont pas permis de l’organiser avant le 20 août 1956. Après l’engagement de Krim Belkacem d’assurer au congrès et aux participants la logistique et la sécurité nécessaires, il a pu se tenir à la date suscitée dans la vallée de la Soummam que commandait alors le chahid Si Amirouche, futur colonel, chef de la Wilaya III. Ce dernier avait lui-même affirmé à son chef Krim Belkacem, sa capacité et celle de ses hommes à sécuriser tout le secteur où se tiendra le congrès. La question qu’on est tous en droit de nous poser aujourd’hui, 64 ans après cet événement, est celle de savoir pourquoi le choix de la zone III (Kabylie) pour abriter une rencontre d’une telle dimension aux risques incalculables.
Pour répondre à cette interrogation, il nous appartient de noter ou de rappeler d’emblée que les maquis de la Kabylie avaient été les premiers à se constituer dès 1947, sous le commandement de deux héros de la Révolution, en l’occurrence : le lion des djebels Krim Belkacem et le futur colonel Ouamrane auxquels se sont joints des hommes qui ont été le fer de lance de la lutte armée dans les montagnes de Kabylie, y compris la mythique vallée de la Soummam. D’ailleurs, dans le rapport verbal qu’il avait présenté au début des travaux du congrès, Krim Belkacem, en sa qualité de chef de la zone III et hôte de la réunion, avait indiqué en résumé, que sa zone qui comprenait la haute, la basse et la petite Kabylie, était divisée en trois petites zones, elles-mêmes divisées en dix régions subdivisées en trente secteurs. Au départ, en 1954, elle disposait déjà de 450 moudjahidine et avait en caisse un million de francs. A la date du 20 août 1956, elle avait atteint le nombre considérable de 87.044 militants du FLN, 7.470 moussebiline, 3.100 maquisards et avait en caisse 445 millions de francs. En matière d’armement, la zone III avait alors : 404 fusils de guerre, 106 mitraillettes tous calibres, 8 fusils mitrailleurs, 4 FM/Bart, 4 FM 24/29, 4.425 fusils de chasse. Elle dépassait ainsi de loin toutes les autres zones, y compris celle des Aurès.
Le rapport de Krim Belkacem précisait également que l’état d’esprit de la population et des combattants était très bon et que tous les militants réclamaient des armes. Etant devenue en moins de deux années du début de la Révolution, l’un des secteurs les plus inexpugnable de l’ALN, cette zone a même été amenée à porter secours à d’autres zones en leur fournissant une aide financière substantielle et des unités entières de combattants. Par conséquent, l’armée française avait décidé de concentrer toute sa force de frappe et ses moyens psychologiques et machiavéliques pour vaincre l’ALN et venir à bout de la lutte armée dès son déclenchement, en particulier en direction de la Kabylie et des Aurès où le chahid Mostefa Benboulaid, l’un des pères de la Révolution et ses compagnons tenaient aussi la dragée haute à l’armée française. En 1956, les effectifs engagés par la France coloniale pour mettre hors d’état de nuire ceux qu’elle appelait avec mépris les « rebelles », « hors-la-loi », « fellagas », « chacals », « assassins », « tueurs », « fellous » » et autres quolibets, avait atteint déjà ou dépassé 300.000 hommes toutes catégories confondues : armée de terre, de l’air, marine, police, gendarmerie, colons armés jusqu’aux dents, en plus des supplétifs de tous bords et des indicateurs, collaborateurs et goumiers qu’elle a pu corrompre ou soudoyer en utilisant les moyens les plus vils. Mais la vigilance, le courage et la témérité des moudjahidine ainsi que le génie de leurs chefs ont réussi à mettre en échec toutes les tentatives ennemies destinées à détruire ces deux bastions imprenables de la Révolution que sont la Kabylie et les Aurès.
Pour la réussite du congrès de la Soummam, les responsables de la zone III, en tant qu’hôtes de la rencontre ayant pris l’engagement solennel d’en assurer la sécurité, avait mobilisé à cet effet mille cinq cents maquisards de la Kabylie dont le nombre total était estimé à l’époque à trois mille, en plus des énormes moyens logistiques nécessaires pour un rassemblement d’une telle ampleur. En fait, le grand dilemme qui se posait était comment préserver le secret de cette réunion et empêcher l’information d’arriver aux forces de l’ennemi qui était aux aguets, d’autant que les documents préparés à l’avance avaient été saisis par l’armée française suite à la « traitrise » de la fameuse mule qui les transportait et qui se rendait avec le groupe de moudjahidine chargés de la convoyer vers la Kalaâ des Béni-Abbas, lieu qui devait initialement abriter les travaux. Ce groupe étant tombé dans une embuscade du côté d’Allaghan, ladite mule s’était dirigée dare-dare au casernement le plus proche qu’elle connaissait auparavant, avec son précieux chargement. En retenant d’abord la Kalaâ des Béni-Abbas, les organisateurs avaient tenu compte de son caractère de forteresse stratégique, d’une part, et d’autre part, de la symbolique historique qu’elle représentait afin de rendre hommage à El Mokrani et Boumezrag qui y sont originaires, ainsi qu’à cheikh Ahaddad pour avoir organisé l’héroïque insurrection de 1871 contre l’envahisseur français. Ç’aurait été également une manière de démontrer que le flambeau de la lutte du peuple algérien se transmettait de générations en générations (de 1830 à 1871 et enfin à 1954).
Il faut dire aussi que le douar d’Ouzellaguene, où s’est tenu le congrès de la Soummam, offrait des avantages de sécurité certains en ce sens qu’il se situait dans une zone enclavée entre les Ath-Waghlis à l’Est et les Chellata à l’Ouest, tout en étant adossé à un flanc de montagne protecteur. Il disposait aussi d’une dense oliveraie et d’une multitude de villages essaimés sur tout son territoire. En plus, il n’était pas trop loin de la fameuse forêt de l’Akfadou où Si Amirouche avait installé son PC. Les chefs de l’ALN savaient aussi que la population des villages composant ce douar était foncièrement acquise à la cause nationale et fidèle au FLN. La preuve est qu’il n’y eu point de harkis ou de goumiers. En dépit des exactions quotidiennes, des représailles, des massacres et humiliations inhumaines, cette population n’a jamais montré de signes de faiblesse ou de découragement dans son soutien indéfectible à la lutte armée. L’armée française n’a même pas pu y implanter jusqu’à 1956, un poste militaire, en dehors de celui d’Ighzer Amokrane. Elle se contentait d’organiser des patrouilles pour surveiller les alentours en utilisant notamment l’artillerie et l’aviation pour bombarder sans discernement et sans relâche tout ce qui bougeait, y compris les bergers et leurs troupeaux.
à suivre………..
Par le moudjahid AISSA KASMI