17 octobre 1961 : Fatima Bedar, plus jeune victime de Papon
Mourir à 15 ans pour l’Algérie. Sacrifice suprême et ô combien emblématique. Fatima Bedar avait l’âge de l’insouciance, des rêves éveillés et des cœurs qui palpitent. Mais son cœur à elle ne battait que pour l’Algérie.
Native de Bejaïa, Fatima y voit le jour par une chaude journée de l’été 1946, le 5 août plus précisément. Elle y passe les 5 premières années de son enfance, avant d’aller rejoindre son père à Sarcelles, avec sa mère et le reste de la famille.
Aînée d’une nombreuse fratrie, Fatima est, dès son jeune âge, animée d’un grand sens des responsabilités vis-à-vis de ses quatre frères et sœurs. Elle seconde sa maman dans les tâches domestiques, aide sa jeune sœur Louisa dans sa scolarité, accompagne son petit frère Djoudi à l’école maternelle, tout en continuant à poursuivre, elle-même, sa scolarité au collège commercial et industriel féminin, rue des Boucheries, à Saint-Denis, où elle est une élève assidue et sans problème.
Ancien tirailleur algérien, mobilisé durant la Seconde guerre mondiale, son père Hocine, a dû quitter son Algérie natale pour chercher du travail en métropole. Employé à Gaz de France, il a préféré faire venir sa famille auprès de lui en France, plutôt que d’en être éloigné et priver ses enfants de la présence mais surtout de l’affection paternelle.
Mais à l’instar des nombreuses familles algériennes vivant dans les bidonvilles de la banlieue parisienne, Hocine Bedar parvient difficilement à joindre les deux bouts. Une situation précaire à laquelle viennent s’ajouter toutes formes d’injustices auxquelles doit faire face la communauté algérienne dans son quotidien.
Au lendemain du déclenchement de la guerre de libération nationale, les Algériens de France s’organisent eux aussi. L’appel de la Fédération de France du FLN en 1955 finira par rallier bon nombre d’entre eux – dont le père de Fatima – à l’organisation pour apporter leur soutien, sinon jouer les premiers rôles dans cette guerre d’Algérie, qui va aussi s’installer sur le sol français.
17 octobre 1961
Avec ses deux grandes nattes, son joli minois et son sourire juvénile, Fatima renvoyait l’image d’une adolescente sage mais lorsque l’on est la fille d’un militant actif du FLN, comment peut-on ne pas en subir l’influence ?
En ce matin du 17 octobre 1961, la jeune adolescente qui a eu vent de cet appel lancé par la Fédération de France du Front de Libération Nationale (FLN) de se rendre à la marche pacifique pour manifester contre le couvre-feu inique et raciste imposé par le préfet de Paris, Maurice Papon, aux Algériens puis à tous les Maghrébins, veut y prendre part. Sa mère refuse catégoriquement et lui demande de rester à la maison pour garder ses frères et sœurs. Son frère Djoudi qui avait 5 ans et demi à l’époque des faits raconte : « Mes parents y étaient opposés puisque c’était elle qui devait nous garder à la maison. Nous étions sept frères et sœurs. Mes parents devaient se rendre à cette manifestation pacifique. Elle n’en a fait qu’à sa tête, et le 17 au soir, elle n’est pas rentrée à la maison ».
En cette journée du mardi, Fatima a classe, elle prend donc son cartable et sort de la maison en courant. Ce sera la dernière fois que sa famille la verra vivante.
Le soir, les 30 000 manifestants algériens déferlant sur les rues de Paris sont lâchement réprimés par quelque 7000 policiers, mobilisés par le préfet de la ville. Bilan de cette nuit sanglante : plus de 300 morts, quelque 400 disparus et plus de 11500 interpellations.
Fatima ne rentre pas à la maison. Djoudi se souvient encore : « Mes parents ont commencé à s’affoler. Ils se sont d’abord rendus dans les différents lieux qu’elle fréquentait, notamment chez les cousines et cousins. Mais impossible de savoir où elle était ». Ne pouvant se rendre au commissariat dans la soirée, le père attend le lever du jour, tout en espérant que sa fille rentrerait dans la nuit. Une nuit interminable. Au matin, Hocine Bedar se rend au commissariat de Stains et Saint-Denis pour signaler la disparition de Fatima. « Mon père a été très mal reçu par la police avec des insultes, des bousculades ainsi que des coups. La police lui a dit qu’elle n’avait pas de nouvelles. Le 18 octobre 1961, mon père a déposé une déclaration de disparition de ma sœur », évoque Djoudi.
Durant deux semaines, le père, aidé d’un cousin et de son épouse, vont taper à toutes les portes des commissariats, demandant qu’une recherche nationale soit lancée pour retrouver la jeune fille. « Pendant quinze jours, ma mère me prenait par la main. Je me souviens, comme si c’était hier, des rues qu’on arpentait dans les villes de Saint-Denis mais surtout celles de Stains : rue des Hucailles, Aristide-Briand, Jean-Jaurès et rue du Repos… Je me demandais pourquoi ma mère me ramenait tous les jours comme cela et je la voyais pleurer et prier durant ces deux semaines. Mais le 31 octobre, mon père est arrivé à la maison avec le cartable de Fatima à la main en annonçant la nouvelle : ma sœur avait été retrouvée noyée dans le canal de Saint-Denis », confie Djoudi et d’ajouter : « On lui a signalé que le corps d’une femme avait été découvert et qu’il pouvait s’agir de sa fille ».
Identification du corps de Fatima
Hocine Bedar se rend alors à l’institut médico-légal de Paris pour identifier le corps de sa fille. « Arrivé là-bas, il a eu droit à une fouille au corps. Puis, on l’a fait entrer dans une grande salle où il y avait entre une quinzaine et une vingtaine de corps allongés à même le sol dans des sacs plastiques. C’étaient des corps d’Algériens qui ont été repêchés dans le canal. Mon père a été invité à regarder l’ensemble des corps pour reconnaître celui de ma sœur. Il a regardé les corps un par un pour arriver sur celui de Fatima. Elle était méconnaissable. Elle était gonflée et de couleur violette. Il a reconnu sa fille grâce à ses longs cheveux noirs ».
Bien évidemment, les policiers nieront leur crime abject contre une pauvre innocente et mentionneront sur leur rapport qu’il s’agit d’un suicide. « Ce n’était pas le cas, ma sœur n’avait aucune raison de se suicider. Elle était pleine de vie. A l’époque, c’était l’omerta ! Mon père était sous la pression de la police, ils ont fini par lui faire signer un procès-verbal dans lequel une petite histoire a été racontée », explique Djoudi.
Rendue à sa famille, la petite Fatima a été enterrée le 3 novembre 1961 au cimetière communal de la ville de Stains en présence de camarades de classe, de professeurs ainsi que de la directrice de son école. « A partir de ce jour-là, ça a été le black-out total. Une chape de plomb s’est posée sur ma famille et sur les événements du 17 octobre 1961 », raconte Djoudi.
45 ans après la disparition de leur fille, les Bedar décident d’exhumer ses ossements pour les rapatrier en Algérie. Fatima repose depuis le 17 octobre 2006, au carré des martyrs de sa ville natale, Bejaïa.
In Memoria
Sources :
Hommage à Fatima Bedar, assassinée le 17 octobre 1961
http://www.micheldandelot1.com/saint-denis-le-16-decembre-2015-en-memoire-de-fatima-bedar-assassinee–a118994312
El Watan, 16 octobre 2006
APS – Béjaia.info