ABDELKADER
Chevalier de la foi, apôtre de la fraternité, précurseur du droit international humanitaire
Première partie
Par Kamel BOUCHAMA
D’abord, il faut dire qu’il y a eu (2) principales Etapes dans sa vie active de responsable
- Celle qui a duré 20 ans (1832-1853), en Algérie et dans les prisons de France, Toulon, Pau et Amboise
- Celle qui a duré 30 ans (1853-1883) en exil, hors de son pays (Turquie-Syrie)
De là, vous allez constater par vous-même que mon intervention sera orientée sur les qualités et les valeurs intrinsèques de l’Emir Abdelkader, en d’autres termes sur son humanisme, son respect d’autrui, sa défense des causes justes, son altruisme, sa tolérance, sa fidélité aux principes moraux, son amour pour la justice et la vérité, également sur son engagement et son courage face aux vicissitudes de la vie.
Enfin, sur son esprit d’ouverture sur les Sciences et la Culture, de même que sur sa témérité devant les grands problèmes de l’heure. En effet, n’était-il pas celui qui, dès son jeune âge, a reçu la meilleure éducation auprès de maîtres au savoir étendu et compulsait les oeuvres de grands érudits grecs et latins, d’éminents littérateurs, théologiens et scientifiques comme Averroès (Ibn Rushd) par exemple, ou comme cet autre Pôle du soufisme, devenu son Maître spirituel, Moheddine Ibn Arabi ?… C’était cela l’Emir qui a étonné plus d’un parmi les grands de ce monde !!
Ce sont toutes ces valeurs qu’il véhiculait et qui ont laissé – même chez ses ennemis – de grandes impressions, exprimées par des reconnaissances honnêtes et courageuses, et qui, également, ont permis aux historiens de rédiger de mémorables et excellentes tirades qui célébraient en sa personne, l’«apôtre de la fraternité», le philosophe de l’empathie, le penseur et le visionnaire, appelant à une discipline de la droiture.
Parmi ces textes de contemporains de l’Emir Abdelkader, je peux citer – seulement à titre d’exemple – le Colonel Gery, dans sa lettre le concernant, à Mgr Pavy, évêque d’Alger, de même que le Danois Adolph Wilhelm Dinesen dans son livre paru en 1840, Alexandre Bellemare, dans son livre :
«Abd el-Kader : sa vie politique et militaire», paru en 1863, le colonel Charles-Henry Churchill, dans son livre : «La Vie d’Abd el-Kader», paru en 1867, également d’Amérique, il y a eu de remarquables déclarations publiées en 1870 et 1883 dans le magazine «New York Times», sans oublier le vibrant hommage du président Abraham Lincoln qu’il lui a rendu. Il y a aussi cette «l’Ode à l’Emir Abdelkader» du grand penseur polonais Cyprian Kamil Norwid, enfin, et ce n’est pas la fin, de fortes et judicieuses déclarations du maréchal Bugeaud dans ses «Mémoires»…
Ceci dit, voyons succinctement la 1ère étape de l’Emir, celle où il devait arrêter le combat contre les forces de l’occupation coloniale…
Le 23 décembre 1847, après quinze années d’âpres luttes qui ont infligé à l’ennemi de lourdes pertes, l’Émir Abdelkader a fini par prendre la décision d’arrêter la guerre, non pas parce qu’il l’avait perdue – à cause de l’ennemi qui était plus fort en nombre et en armement – mais parce qu’il pensait au sort du peuple algérien qui était :
1. Soumis aux forces d’occupation, plus de 100 000 soldats
2. Réduit à la famine,
3. Forcé à l’exil
4. Livré à l’extermination certaine par une oppression sauvage.
– Ainsi, le mot reddition doit être banni de notre langage.
Mais, l’Émir a été trahi également par les siens…
Il a été trahi par le sultan Moulay Abderrahman (1822-1859) celui qui, par l’infame «Traité de Tanger» en 1844 reconnut la présence française en Algérie, et déclara l’Émir, le chef algérien, «hors la loi».
Le Sultan avait 50 000 hommes répartis en trois divisions…, que pouvait faire alors Abdelkader avec ses 2000 fantassins et cavaliers contre une telle force ? Le Sultan marocain fidèle a son pacte avec les Français, adressa à l’Émir l’ultimatum suivant :
«Abdelkader doit se rendre par lui-même au sultan marocain, ou s’en retourner au Sahara algérien». L’étau franco-marocain se resserrait autour de la petite armée des combattants de la liberté. Le dénouement de l’épopée était proche…
Cependant, après avoir décidé d’arrêter les combats, l’Émir écrit au général Lamoricière, afin de recevoir des garanties pour son transfert en terre d’Islam..
« Nous voulons que vous nous envoyiez une parole française qui ne puisse être ni diminuée, ni changée et qui nous garantisse que vous nous ferez transporter, soit à Alexandrie, soit à Akka (Saint Jean d’Acre) mais pas ailleurs. Veuillez nous écrire à ce sujet, d’une manière positive».
Lamoricière lui répond :
« J’ai reçu l’ordre du fils de notre Roi Louis-Philippe de vous accorder l’aman que vous m’avez demandé et de vous donner le passage de Djemaa-Ghazaouet à Alexandrie ou à Akka, on ne vous conduira pas autre part. Venez comme il vous conviendra, soit de jour, soit de nuit, ne doutez point de cette parole, elle est positive. Notre souverain sera généreux envers vous et les vôtres. Je suis certain que vous pourrez emmener dans l’Est, par mer, ceux qui voudront vous suivre. »
Mais les Français ont aussi trahi l’Emir…
Parce qu’ils n’ont pas respecté leurs promesses à son égard.
Voyons ce que rapporte Kateb Yacine, dans sa conférence du 24 mai 1947…
«Le gouvernement, par la bouche du duc d’Aumale, promet que le prisonnier sera conduit en terre musulmane à Akka ou en Alexandrie, comme l’Émir l’a demandé. Mais la prise est trop grosse pour le Duc d’Aumale et sans craindre la réprobation universelle, il revient sur la parole donnée. Abdelkader et sa suite sont embarqués pour Toulon. Les colonisateurs ont peur d’Abdelkader, même vaincu … »
Alors, la finalité de toutes ces promesses? Eh bien, la réalité sera toute autre !
Ainsi, le 29 décembre l847, Abdelkader, sa famille et les 88 personnes qui l’accompagnent, sont déposés en terre française.
La frégate à vapeur « l’Asmodée » accoste à Toulon et l’Emir déclare :
«Avec les miens, je pose pied à Toulon sur des eaux et un peuple à l’esprit mouvant…, je découvre avec effroi que nous n’irons pas à Alexandrie ou à Saint-Jean d’Acre comme je l’ai souhaité et demandé…»
De là, on peut dire que notre pays a connu 2 fois des kidnappings d’État.
• La 1ère fois, le détournement du bateau transportant l’Émir, le 29 decembre 1847
• La 2ème fois, l’avion transportant les responsables du FLN le 22 octobre 1956
L’Émir, ses compagnons et sa famille sont débarqués et embastillés, au Fort Lamalgue à Toulon.
L’Émir a écrit des lettres dans ce Fort Lamalgue… Elles parlent de mensonges d’État, de promesses non tenues, de manipulation, de construction d’un ennemi «intérieur» et de questions géopolitiques que l’Histoire de France a cachés.
Ensuite, ils iront à Pau et termineront leur détention au Château d’Amboise
Mais que reste-t-il de ce long séjour français ?
Oui, de tous ces séjours de captivité, il n’en restera que des souvenirs, assez douloureux pour la plupart, malgré quelques rencontres de l’Emir avec de grandes personnalités du monde des Sciences, de la Culture et de la spiritualité. Mais de toute façon, que ce soit à Pau ou à Amboise, l’Emir et les siens n’étaient pas à l’aise puisqu’ils ne vivaient pas la «vie de château». Et quand bien même, ils l’ont connue – ce qui n’a pas été le cas –, n’étaient-ils pas conscients qu’ils demeuraient des prisonniers, en leur for intérieur et aux yeux des Français ?
La réalité dans le temps et dans l’espace a montré qu’ils souffraient, n’en témoigne que le taux élevé de décès en l’espace de (3) trois années à Amboise. Oui, 25 décès sur une population de 80 personnes, c’est quand même effarant… !!
Ainsi, du Château de Pau, par exemple, écrivait Alexandre Bellemare, dans son ouvrage, « jusqu’au moment de l’arrivée, Abd-el-Kader s’était efforcé de laisser croire à sa famille et à ses compagnons qu’il s’agissait seulement d’un changement de résidence ; que bientôt la France, jalouse de dégager sa parole, les rendrait à la liberté. Mais en présence de la réalité qui se dressait devant eux, des barreaux de fer garnissant les fenêtres, de leur nouvelle résidence, des sentinelles veillant de toutes parts, il leur fut facile de voir qu’il ne s’agissait pas d’habiter un château, mais une prison. Dès ce moment Abd-el-Kader cessa de lutter contre l’évidence des faits et d’entretenir les siens dans une espérance que, quant à lui, il avait depuis longtemps perdue… »
Il reste aujourd’hui, à Amboise, malgré l’humiliation de la détention, ce travail réconfortant de mémoire…
Il reste ce fameux et beau cimetière musulman du Château d’Amboise où sont alignées 25 tombes joliment conçues par l’artiste algérien Rachid Koraïchi, en un jardin de méditation et de contemplation.
Ces tombes qui représentent un jardin de mémoire sont gravées d’hymnes à la paix et à la tolérance extraits du Coran. Le choix des végétaux et les références symboliques y soulignent la richesse des influences culturelles méditerranéennes et la constance des valeurs universelles de tolérance défendues par l’Emir Abdelkader.
Et vint la libération de l’Émir par Louis Napoléon III
Le 16 octobre 1852, au château d’Amboise, le président de la République, futur empereur des Français, sous le nom de Napoléon III, rend la liberté à l’Émir Abdelkader.
L’Émir, profitant de sa libération, visite Paris. Le Sacré Coeur, les Tuileries, Le Louvre, les Invalides, l’Imprimerie impériale, Notre Dame de Paris et d’autres chefs-d’oeuvre de la capitale française
Que dire au terme de cette première partie de la lutte d’Abdelkader?
Peut-on dire qui a été le vainqueur de ce combat inégalement mené et différemment apprécié ? Eh bien, personne dans l’esprit de l’Emir, cet Homme qui comprenait qu’aucune guerre ne pouvait se mesurer en termes de triomphe d’une des parties en conflit, d’autant que pour la nôtre, elle fut disproportionnée opposant un peuple qui luttait pour préserver sa souveraineté nationale sur son pays à un indu-occupant qui ne pouvait laisser sur le terrain de la réalité qu’un cortège de misère et de destruction, donc de séquelles indélébiles s’étalant dans le temps et dans l’espace, tout en affectant les mémoires de part et d’autre.
Ainsi, s’il devait y avoir un vainqueur, il fallait le chercher parmi ceux qui avaient cette hauteur de vue et cette vision lointaine quant à la défense légitime d’un peuple pour la préservation de ses valeurs, de ses droits, et enfin de son territoire…, malgré d’importants sacrifices et de lourdes pertes.
En effet, concernant le combat qu’a mené l’Emir,
On peut dire qu’il a été inégal, assurément, entre une force d’occupation, possédant un arsenal guerrier impressionnant, et des combattants de la liberté, n’ayant qu’une seule force comme atout, leur engagement et leur détermination à rester dignes devant l’adversité colonialiste. Et là, l’Emir Abdelkader, le «commandeur des croyants», dans ce combat aux effets dévastateurs qui lui a été imposé en cette première étape – il y en aura d’autres jusqu’à la fin de l’occupation du pays…, en juillet 1962 –, s’en est sorti dignement malgré ce substantif de «Reddition» dont il a été affublé par les tenants du colonialisme, d’où cette image de sa «Soumission» qui est récurrente, jusqu’à aujourd’hui, chez les Français.
Oui, ce combat a été remporté par sa sagesse, nonobstant la douleur de l’appropriation de la quasi-totalité du territoire algérien et sa détention, après avoir été trahi, malgré les fermes assurances qui lui ont été présentées par le roi des français Louis-Philippe.
Oui, Abdelkader, s’en est sorti dignement… N’en démontre que les écrits de militaires, d’historiens et de chercheurs qui racontent cette première étape de l’Emir dans le combat.
D’aucuns affirment « que le maître spirituel, réduit pendant l’épopée coloniale à la stature d’un fameux guerrier, a été un adversaire héroïque d’une nation conquérante.»
En effet, puisque le Maréchal Bugeaud, reconnaissait en l’Émir un grand génie militaire et politique, ce qu’il ne possédait pas lui-même en tant que «vainqueur de cette guerre». Il disait de lui, tout en sa-chant les pertes qu’il a infligées aux Français:
«On peut dire à l’honneur d’Abdel-kader que jamais grande insurrection d’un pays contre des vainqueurs n’avaient été mieux préparée et mieux exécutée.»
Et le maréchal Bugeaud dira plus «Dans un mémoire adressé au Ministre de la Guerre, en novembre 1845, où il écrivait : «Il faudrait être sorcier pour deviner ses mouvements et que nos soldats eussent des ailes pour l’atteindre.»
Surnommé «le Sultan des Arabes», l’homme est insaisissable, allant à cheval d’un point à un autre du pays. Il change deux fois de capitale, puis crée cette fameuse smala, capitale itinérante prise en 1843.»
C’est ce que relevait Loïc Barrière en donnant plus d’information sur l’Emir, sous le titre : «Chef de guerre et homme de foi »
Enfin, avec le maréchal Bugeaud, le bourreau de l’affreuse guerre contre l’Emir Abdelkader, nous disons qu’il lui a concédé, dans ses Mémoires, une grandeur spirituelle rarissime,, en affirmant : «C’est une espèce de prophète, il est pâle et ressemble assez au portrait qu’on a donné du Christ… ». C’est dire que Bugeaud a décelé quelque chose de grand et d’exceptionnel chez l’Emir.
En effet, et le maréchal Bugeaud n’avait pas tort dans son respect à cet humaniste et homme de Lettres qui, après sa libération d’Amboise, et avant de quitter la France pour la Turquie, tenait à visiter Paris et ses merveilles. Là, on ne pouvait ne pas tomber d’admiration devant cet esprit aussi ouvert qui ne manquait pas de stigmatiser le mal pour en glorifier le bien, et surtout mettre en exergue la Science et la Culture. Ainsi, en visitant les Invalides le matin et l’Imprimerie impériale l’après-midi, il répliquait, en tant qu’Homme au caractère exceptionnel, humaniste et philosophe, en des paroles sensées qui ne peuvent être prononcées que par les Grands de ce monde. Il disait:
«Ce matin j’ai vu les foudres de l’artillerie, maintenant voici devant moi les canons de la pensée. J’ai vu les armes capables de détruire les murailles et les remparts des villes. Aujourd’hui je vois les machines avec lesquelles on peut combattre les rois et renverser les gouvernements, sans qu’ils s’en aperçoivent.»
Que peut-on dire, en conclusion sur ce «prisonnier de la France» sur qui nous ne devons jamais jeter l’anathème ou avoir une attitude négative, à son égard ?
Tout simplement qu’il a été cet «Homme d’action et de méditation, de tradition et de progrès, de raison et de foi.»
Et là, une question me surprend, à laquelle je réponds immédiatement. Sont-ils mieux documentés, ces adeptes de l’amalgame, que celui qui le tenait en captivité à Amboise, Louis Napoléon III, et qui lui proclamait sa liberté en ces termes : «Je viens vous annoncer votre mise en liberté (…) Vous avez été l’ennemi de la France mais je n’en rends pas moins justice à votre courage, à votre caractère, à votre résignation dans le malheur ; c’est pourquoi je tiens à l’honneur de faire cesser votre captivité, ayant pleine foi dans votre parole.» ?
à suivre…