Chahida Yamouna Gamouh
La jeunesse contre la liberté
Issue d’une famille de nationalistes, Yamouna Gamouh ne pouvait qu’embrasser la voie du militantisme, offrant sa jeunesse comme ultime tribut à la liberté de son peuple.
Aujourd’hui, si les Skikdis connaissent le parcours de cette jeune chahida, dans le reste de l’Algérie, Yamouna Gamouh reste presque méconnue. Pourtant, elle fait partie des chouhada qui se sont sacrifiés pour arracher cette précieuse indépendance dont nous jouissons depuis 56 ans.
Originaire de Sidi Mezghiche, commune située à une trentaine de kilomètres au sud de Skikda, Yamouna est la fille de Madani Gamouh, un homme pieux et de grande culture, membre actif de l’association des oulémas algériens de sa région mais aussi fervent nationaliste et militant au sein du Parti du peuple algérien. Possédant quelques biens qui lui permettaient de faire vivre décemment sa petite famille, Madani n’hésitait pas, par ailleurs, en bon militant, à apporter son soutien matériel au parti, veillant à honorer ses cotisations.
Yamouna voit le jour le 18 février 1936. Dès le jeune âge, elle côtoie ce père de grande stature, au contact duquel elle apprendra d’abord l’amour de la langue arabe mais aussi la valeur de l’engagement pour l’Algérie. Sa sœur, Zlikha, également veuve de Salah Mellouki, l’un des plus jeunes Skikdis à avoir rejoint le front, évoquera son père en ces termes : «Mon père aimait la langue arabe et je me rappelle très bien qu’il nous interdisait fermement d’écouter les stations de la Radio française. Il nous obligeait presque à n’écouter que les émissions des ondes arabophones.»
Ayant vent des activités politiques de Madani Gamouh, l’administration coloniale ne tarde pas à mettre sa machine répressive en marche, usant de tous les pouvoirs qui lui étaient octroyés pour le ruiner. Se retrouvant démuni, après cette ultime injustice, Madani décide de quitter Sidi Mezghiche avec femme et enfants et part s’installer à Skikda. Il loue une pièce-cuisine dans le quartier arabe, communément appelé « Zkak Arab », près de Kahouat Alidra (café Alidra). Pour les parents et les enfants, c’est le dépaysement total. Mais ils sauront rebondir car conscients que le chemin vers la liberté sera long et sinueux et que des sacrifices doivent être consentis. Là encore Zlikha se souvient : « Quand nous sommes venus à Skikda en 1950, Yamouna avait déjà décroché le certificat d’études primaires en langue arabe et française.»
Yamouna part poursuivre ses études secondaires à Aïn Touta, dans la wilaya de Batna. Installée chez sa sœur et son mari, elle aide ce dernier à enseigner tout en poursuivant ses études en langue arabe et en langue française. Elle s’est, par ailleurs, inscrite pour prendre des cours par correspondance auprès d’une école à Toulouse, dans le sud-ouest de la France.
A son retour à Skikda, elle se met au service des enfants de sa région, en leur dispensant des cours à l’école El-Irchad. Sa sœur se souvient encore : «Elle enseignait plus de 10 heures par jour. De 8h à 16h, elle dispensait des cours de langue arabe aux petits enfants et à 17h, elle remettait son tablier pour accueillir les enfants algériens qui suivaient leurs cours dans les écoles françaises pour leur apprendre l’arabe. En même temps, elle devait aider financièrement la famille. Je dirai même qu’elle était le chef de famille puisqu’en plus de l’enseignement, elle était également une bonne couturière. Ma sœur était très timide. D’ailleurs pour aller rejoindre l’école où elle enseignait et qui est située dans le quartier arabe, et, même si elle était très coquette, elle mettait lemlaya pour qu’on ne la reconnaisse pas dans ce quartier toujours grouillant de monde et faisait un grand détour pour rejoindre ses élèves.»
La jeune Yamouna qui a baigné dans un milieu nationaliste, ne peut pas rester sourde à tout ce qui se dit autour d’elle et tout ce qu’elle entend. Aussi, elle s’investit dans le militantisme nationaliste, voulant apporter sa contribution à la lutte pour l’indépendance du pays. Elle commence d’abord par s’occuper de tâches administratives relatives à la Révolution, avant de s’engager pleinement, en montant au maquis. «On était en contact avec la famille Bouzenad d’El Kobbia et Yamouna s’occupait de transcrire les cotisations et autres activités administratives en relation avec la Révolution», précise Zlikha. En 1958, son père Madani informe Yamouna qu’elle est appelée à rejoindre le maquis d’El Alia. «Je me souviens qu’elle m’avait regardée longuement avant de me dire : prie Dieu que je ne tombe pas entre les mains de l’ennemi.»
Dans les maquis d’El-Alia, s’étendant des Platanes jusqu’à Lemssaoussa de Guerbès, la jeune Yamouna fait face à une nouvelle réalité, pas toujours facile. Mais c’est son choix délibéré et elle n’a guère de regret, estimant qu’il est de son devoir d’apporter sa contribution à la Révolution.
Les liens qu’elle tisse avec les autres filles au front –venues pour la plupart de Skikda – rendent l’éloignement avec sa famille un peu moins pénible. Mieux, l’idéal de liberté qui les anime les aide à surmonter la peur, la faim, le froid et la solitude.
Au maquis, Yamouna s’occupe des tâches administratives et fait même office de secrétaire se rappelle un compagnon de lutte, Mokrane Titouh.
Pour sa part, Boumendjel Boulesnane, alors responsable du secteur d’El Alia, confie : «Yamouna était très active et vu son niveau d’instruction elle était chargée de tout ce qui concerne l’administration du maquis. C’était une brave fille.»
Quant à cette habitante d’El-Alia, Zohra Bechiri, elle se souvient que « Yamouna venait souvent chez nous en compagnie d’autres femmes moudjahidate. Il y avait Djamila Lemkassar, Saliha Hammouda, Boufnaz Habiba, Djebbar Sakina, Sayad Saliha. Il leur arrivait même de passer la nuit chez nous. J’avais 18 ans et je me souviens très bien de Yamouna et son image est encore gravée dans ma mémoire. Notre amitié était très grande. Elle était gentille et très sympathique. Elle semblait même très heureuse et il lui arrivait de fredonner quelques airs de l’époque. Quand elle venait, elle était toujours habillée en treillis militaire et dès qu’elle m’aperçoit, elle vient vers moi me demander de lui donner d’autres vêtements et de lui préparer la kesra (galette) qu’elle aimait beaucoup. Elle avait un cœur en or. Je ne me rappelle pas la date de sa mort mais je me souviens que le jour où elle a été abattue, la nouvelle avait fait le tour d’El Alia : Yamouna est morte ! Yamouna est morte ! Je me souviens de ces phrases qui ont fait le tour des maisons éparses d’El Alia où elle était très appréciée. » Même témoignage rapporté par Fatima Maghlaoui : «Oui, j’ai connu Yamouna. Elle était belle et assez chétive. C’est elle qui m’a soignée lorsque, jeune, j’avais subi une intervention chirurgicale. Elle était aux petits soins avec moi, m’aidait, changeait mes pansements. Ses amies, pour la taquiner, lui demandaient pourquoi elle faisait tant avec moi et leur répond : cette femme m’a dorlotée quand elle n’était pas malade. Elle m’a toujours préparé la tamina quand je passais chez elle. Ce qui est vrai car elle était tellement sympathique qu’elle était devenue comme une sœur pour toutes les femmes d’El Alia. »
Une martyre sans sépulture
Si la date exacte de sa mort n’est aujourd’hui encore pas certifiée, ni même le lieu de son enterrement, on sait, en revanche, que Yamouna a résisté jusqu’à son dernier souffle contre le colonialisme français. Se souvenant des circonstances de sa mort en martyre, Chebel Boumendjel, dit Saâd raconte : «Je suis monté au maquis d’El Alia le 17 août 1955. Yamouna, que j’appelais Yamina, est venue bien après. Je me souviens très bien d’elle car elle faisait partie du même groupe que moi. Je ne peux pas vous dire la date exacte de sa mort, mais je peux affirmer qu’elle est morte sous mes yeux. » Et d’ajouter après un moment de silence qui en disait long sur la difficulté d’évoquer ce souvenir tragique : « On était plus de six moudjahidine dont Yamouna et la femme de Ali El Felfli. On devait se déplacer vers un autre endroit et c’est en arrivant à Ech Eddeb près de Aïn Mohgen que des militaires français nous ont vus. Aussitôt, on a essayé de nous cacher dans les buissons qui entourent ces lieux. Yamouna voulait voir si les militaires étaient toujours à leur emplacement initial. Elle s’est glissée, à plat ventre au fond des buissons pour parvenir à un rocher qui dominait les lieux. Je l’ai vue et j’ai eu peur pour elle. J’ai alors enfreint le silence qu’on s’imposait et je l’ai appelé : Yamouna …descends vite de ce rocher…descends ! Et là, une balle tirée par un soldat français est venue se nicher dans sa tête.
Yamouna est tombée. Pris de panique, on a tenté de fuir avant qu’une deuxième balle vienne abattre Rabie Bouhouita. On est resté caché. Quelques heures après, les soldats français sont repartis car une autre bataille menée par le groupe de Daïboune et de Chebel Amor se tenait au même moment à Oued Leksob, non loin de l’endroit où on se trouvait. On a alors enterré, dans la précipitation, Yamouna et Rabie et on est reparti ».
Selon certains témoignages, Yamouna serait tombée au champ d’honneur en 1960. Malheureusement, aucune trace de sa dépouille, ni de celle de son compagnon d’armes, Rabie Bouhouita. Mais son nom est à jamais gravé sur les tablettes de la grande Histoire de l’Algérie.
Aujourd’hui, et afin que la jeunesse postindépendance se souvienne du sacrifice de cette jeune martyre, un CEM, situé près de Bab-Qcentina, porte son nom.
In Memoria