Contribution à l’étude des résistances populaires dans l’Algérie du 19ème siècle
Etude de cas: Chikh Si Seddik Ben Arab
(*) Par Abd-El-Naceur BELAID, chercheur en histoire
L’étude des résistances populaires à l’occupation coloniale française durant le 19ème siècle, si indispensable pour comprendre l’histoire et la société algérienne avec son trauma colonial, constitue un domaine où de grands efforts de recherche et d’analyse méritent d’être investis pour transcender l’historiographie coloniale, en tant que source unilatérale. En vérité, la colonisation, rapport de force et de domination, commence là où le colonisateur raconte la propre histoire du colonisé.
L’entreprise de décolonisation de l’histoire pour reprendre la formule de Mohand Cherif Sahli est, certes, indispensable mais un travail de déconstruction du narratif colonial s’impose également qu’il s’agisse de ses dits ou de ses non-dits. Pour ce faire, les écueils sont nombreux dans la mesure où les archives écrites sont un quasi-monopole du colonisateur. Les archives algériennes ont été, soit emportées par le même colonisateur, soit incendiées et détruites volontairement ou bien durant les combats lorsqu’une partie de celles-ci n’était pas pillée à des fins personnelles ou perdue durant les opérations de leur transport.
De ce point de vue, l’examen de la méthodologie de recherche ayant abouti à identifier le véritable rôle de Chikh Seddik Ben Arab en tant que chef oublié de la résistance des années 1850 et prototype même du chef de la résistance dont le colonialisme a tenté de minorer le statut, présente un intérêt certain car elle peut également s’appliquer à d’autres chefs dont l’histoire n’a pas retenu les noms.
Sous des noms multiples, Chikh Seddik a été cité par des historiens de renom dont Abou El Kacem Saadallah, Mahfoud Kaddache, Charles Robert Ageron, Charles André Julien et d’autres mais de façon sommaire ou incidente. Il a donc fallu attendre d’explorer et d’exploiter des archives détaillées du colonisateur, plus particulièrement les archives confidentielles mises récemment en ligne, pour s’affranchir de l’œuvre de manipulation coloniale et découvrir l’importance du personnage dans l’histoire des résistances populaires algériennes. Depuis les lignes qui lui ont été consacrées par le prolifique historiographe Nil Robin et dans lesquelles il est présenté presque furtivement comme chef du parti ennemi, nous découvrons dans cette catégorie d’archives que le chikh est carrément qualifié d’âme de la résistance dans la région de Kabylie. C’est en puisant dans cette catégorie d’archives que nous découvrons également le sort réservé à Chikh Seddik, depuis son emprisonnement en France au lendemain de l’expédition Randon de 1857 jusqu’à son exil en définitif en Tunisie. Constat encore plus intéressant est de trouver que ces mesures radicales du colonisateur ne portaient pas seulement sur les activités passées du Chikh mais sur l’influence dont il continuait à jouir au sein de la population et sa volonté à reprendre les armes si les conditions lui étaient offertes.
Dans le récit colonial dont une partie relève carrément de l’hagiographie qui, non seulement dédouane les auteurs d’actes de barbarie, mais voudrait justifier de tels actes au nom d’un devoir de civilisation sur un peuple déshumanisé, fanatique et réfractaire à l’idée même de progrès. Même les actes de bravoure que le peuple algérien a prouvé dans son acte de résistance sont présentés tel un comportement d’instinct plutôt qu’un acte de conscience, de courage et de volonté lorsqu’ils n’étaient pas utilisés pour tenter de vérifier l’adage selon lequel l’on ne triomphe avec gloire qu’en vainquant avec péril. Est-il besoin de rappeler que ce discours était favorisé de manière directe ou implicite par une idéologie dominante où des esprits dits éclairés et humanistes dont Victor Hugo lui-même ne voyaient qu’œuvre de civilisation là où la violence coloniale extrême frappait tout un peuple ? Il arriva au grand homme de lettres de qualifier le maréchal de Saint Arnaud de «chacal » mais c’était pour ses crimes de 1848 dans Paris. Lorsque la question des enfumades au Dahra avait été posée à l’Assemblée nationale française (Chambre des Pairs), une voix, en l’occurrence celle du Prince de la Moskowa, s’était notoirement élevée face à l’arrogance du maréchal Bugeaud déterminé à couvrir à tout prix son protégé, le colonel Pélissier. Ceci, sans oublier un contexte diplomatique qui tendait à laisser les mains libres à la France coloniale dans son entreprisse d’occupation et de soumission de l’Algérie. Ne pouvant pas se réfugier derrière l’alibi du «Terra nullius » pour justifier l’agression coloniale, la France coloniale inventa le subterfuge d’une Algérie n’ayant jamais été un Etat au risque d’insulter l’histoire qui témoigne de la présence de la Numidie il y a deux millénaires et dont l’historien romain Salluste transmit à la postérité l’épopée du Aguellid Jugurtha. Force est de constater que cette falsification têtue de l’histoire semble perdurer au regard de déclarations que nous avons entendues ou continuons d’entendre de la part d’hommes politiques et d’historiens autoproclamés spécialistes de l’Afrique en général et de l’Afrique du Nord en particulier.
La question se pose sur la manière de procéder pour sortir de l’écheveau du récit colonial en utilisant précisément l’approche de déconstruction de ce récit en dépassant les écrits rendus publics et relayés par la presse tant en Algérie qu’en France, pour faire valoir des situations et des faits d’armes censés favorables aux officiers supérieurs coloniaux et à la colonisation de manière générale. Il y a, d’abord, les faits de massacres, de dépossession, de désintégration et d’humiliation de la société algérienne à travers, entre autre, le Code infâme de l’indigénat consignés par écrit ou ancrés dans la mémoire. De ce point de vue, l’anthropologie voire l’archéologie et la poésie populaire algérienne peuvent renseigner plus fidèlement sur ce que le colonialisme a voulu effacer, déformer et manipuler. D’autres matériaux existent comme le montrèrent, à titre de simple illustration, l’invraisemblable échange épistolaire entre le maréchal de Saint Arnaud et son frère, avocat de profession à Paris. Dans le contexte d’une violence barbare banalisée et bénéficiant de l’impunité, de Saint Arnaud décrivait avec gloire les massacres qu’il perpétrait jusqu’au nombre de sacs d’oreilles qu’il rapportait de ses sorties, les incendies des villages et les destructions des vergers et récoltes qu’il commettait. Il décrivait, en outre, ces crimes en tant qu’atouts de sa promotion dans la hiérarchie militaire. C’est qu’en effet l’ampleur des violences et des répressions ont souvent servi d’états de service aux officiers supérieurs de la colonisation pour postuler à la promotion. Pis encore, et à ne voir que les ascensions fulgurantes de nombre des officiers coloniaux en Algérie, une compétition aux grades sur le dos des Algériens existait entre ces officiers au point où il fut écrit que « les lauriers de Saint Arnaud empêchaient Randon de dormir ».
Il y a les journaux de marche et les journaux de campagne dans lesquels les officiers supérieurs coloniaux relataient, avec plus ou moins de fidélité, les combats les ayant opposés à la résistance algérienne et, surtout, communiquaient des bilans plus proches de la réalité sur les pertes qu’ils subissaient, tout en prenant souvent soin de recenser les pertes sous une rubrique générique ne permettant pas de distinguer entre les morts et les blessés mis hors de combat. En tout état de cause, les bilans rendus publics sont souvent très en dessous des véritables bilans communiqués à la hiérarchie militaires. Dans les combats du 24 mai 1857 entre les contingents de Chikh Seddik Ben Arab et la division du maréchal Mac Mahon, ce rapport varie de 1 à 10. Des historiographes de la colonisation, officiers de leur état, tels Nil Robin, à travers notamment la «Revue africaine», ou Eugène Clerc se chargent de relier la première version des bilans. Il est regrettable, de ce point de vue, que des chercheurs algériens, faute d’approfondir leurs propres investigations, se réfèrent largement aux écrits de ces officiers. Il en est de même des articles de presse publiés alors, soit en Algérie soit en France, et dont la seule vocation était de relier le narratif et la propagande officiels.
Par ailleurs, il y a les rapports, les correspondances et les dépêches internes, donc de nature confidentielle, qui décrivent et rendent compte moins subjectivement des réalités politiques et militaires prévalant alors en Algérie.
C’est grâce à ces matériaux que le rôle presqu’inconnu de Chikh Seddik Ben Arab durant les années 1850 a pu être reconstitué. Un officier supérieur colonial, en la personne du colonel Adolphe Hanoteau, s’était particulièrement consacré à cette tâche. Ayant estimé qu’il n’avait pas totalement rempli sa mission à cet égard, en tant que chef du «Bureau arabe» de Tizi-Ouzou, il était revenu à la charge après l’expédition Randon de 1857 pour occuper le même poste à Fort Napoléon (actuelle Larbaa Nath Irathen) avec l’ambition d’effacer définitivement Chikh Seddik de la mémoire collective et de combattre l’influence dont celui-ci avait continué à jouir dans l’imaginaire populaire et qui était susceptible de nourrir les germes d’une reprise de la résistance. Il n’avait lésiné sur aucun moyen pour tenter de diffamer et dévaloriser l’ennemi d’hier pourtant vaincu et détenu en France. Ce dernier est décrit sous des jours sombres jusqu’à être décrit comme un illettré alors qu’il appartenait à une grande zaouia dans laquelle il lui arrivait de dispenser des cours en dehors des heures de la guerre. Dans son ouvrage intitulé «Poésies populaires de la Kabylie du Jurjura », pourtant édité après l’emprisonnement de Chikh Seddik, Hanoteau est allé jusqu’à déformer la traduction de poèmes populaires à la gloire de celui-ci. C’est ainsi qu’à l’expression courante jusqu’à ce jour pour parler de la protection inopérante des saints ou de figures illustres utilisée dans l’un de ces poèmes «Oh Chikh ben Arab, ton borhane a disparu…puisque le roumi a occupé les montagnes», Hanoteau écrit « Ô Saint infortuné, pourquoi t’es-tu sauvé ? » non sans ajouter en note d’explication que Chikh Seddik avait disparu dès le premier jour de l’expédition de 1857 du maréchal Randon, à savoir le 24 mai 1857. Pourtant les archives coloniales à usage interne mentionnent le combat de Chikh Seddik contre Mac Mahon à la sanglante bataille d’Icherriden du 24 juin 1857 puis à celle d’Aguemoun Izem en date du 30 du même mois, ayant précédé l’arrestation de ce résistant. Dans d’autres poèmes déclamés à la gloire de Chikh Seddik par des poètes locaux de différentes confédérations de tribus comme celui ayant comparé le Chikh au célèbre ruisseau de Mechtras avec une aura ayant atteint Fès, Hanoteau se fend d’une longue note de bas de page pour en réduire l’importance et dénigrer son ennemi. C’est, d’ailleurs, sur cette présentation que des historiographes français dont le Colonel Nil Robin s’étaient fondés pour décrire le chef de la résistance. Là encore, il faut se référer au journal de marche du maréchal Mac Mahon pour démentir le colonel Hanoteau. En plus du travail simplement routinier portant sur le déroulement des opérations militaires, Mac Mahon avait une raison personnelle de décrire sa stratégie et ses tactiques qui auront eu raison de la résistance de Chikh Seddik. Ayant été blessé lors de l’expédition de 1854 du maréchal Randon face à la résistance du Cherif Boubaghla, Lalla Fadhma N’Soumeur et Chikh Seddik, l’officier supérieur français qui allait, d’ailleurs, accéder à la présidence de la république dans son pays en 1873, écrit dans ses mémoires qu’il avait consenti à faire partie de l’expédition Randon de 1857 alors que son grade et ses faits d’armes lors de la guerre de Crimée dont la prise de Sébastopol, auraient dû le dissuader de servir sous le commandement de son collègue Randon. La seule condition qu’il posa fut de prendre le commandement de la division centrale qui allait marcher sur la zaouia Chikh Ben Arab et c’est ce qu’il en est advenu. Bien qu’orientée, cette source d’informations représentée par les mémoires des officiers généraux coloniaux jusqu’aux mémoires des différents corps de l’armée coloniale mobilisés durant les combats donnent un éclairage utile pour le travail de recherche historique. Bien plus, le journal du maréchal Randon déposé au niveau du Centre national des Archives à Paris a l’avantage d’être plus explicite et plus factuel sur le rôle de Chikh Seddik dans la résistance durant notamment la période séparant les deux expéditions de 1854 et de 1857 contre la région de Kabylie jusqu’à reconnaître les difficultés qui avaient empêché de mettre en pratique les stratégies y compris politiques, destinées à neutraliser Chikh Seddik et qui avaient motivé la décision de l’empereur Napoléon III de reporter à deux fois l’expédition de 1857 qui sera finalement lancée après une mobilisation exceptionnelle des forces, soit une douzaine de généraux à la tête d’un corps expéditionnaire de 35 000 militaires appuyés par 15 000 supplétifs.
Dans son recueil des poèmes anciens à la gloire de Chikh Seddik, Hanoteau avait pris soin de sélectionner les poèmes où le nom de la confédération de tribus d’appartenance de celui-ci avait été loué plutôt que son propre nom. Ce fut le cas notamment le cas d’un poème ancien vantant l’action armée ayant contraint le commandant Beauprête (qui trouvera la mort plus tard chez les Ouled Sidi Cheikh), venu arrêter le jeune Caïd Ali Ath Kaci allié de Chikh Seddik, de battre en retraite et de se réfugier au cercle militaire de Tizi-Ouzou. Or, la protection du jeune caïd qui allait, d’ailleurs, devenir l’acteur principal de l’insurrection de 1871 à Tizi-Ouzou avant d’être condamné à la déportation en Nouvelle Calédonie, s’inscrivait dans le cadre de l’entreprise plus vaste du démantèlement par Chikh Seddik du commandement indigène installé par le colonialisme dont Professeur Charles André Julien fait état dans son ouvrage « Histoire de l’Algérie contemporaine ».
Une autre source sur la résistance algérienne et son organisation se trouve dans les dépêches au sein de la hiérarchie militaire coloniale de l’échelon du commandement des unités opérationnelles jusqu’au « Gouverneur Général de l’Algérie ». Les rapports et correspondances des «Bureaux arabes», ancêtre des S.A.S. durant la guerre de libération nationale selon la formule de l’historien Jacques Frémeaux, permettent d’identifier l’organisation des résistances populaires avec ses dirigeants et ses personnalités influentes à travers le territoire national, sans oublier les manœuvres nourries de division des rangs algériens. Les «Bureaux arabes» dont le rôle premier était d’assurer la surveillance de la population algérienne et d’annihiler les actes de résistance procurent des données de première importance sur les chefs de la résistance algérienne et la capacité de celle-ci à s’organiser malgré l’adversité et des conditions militaires d’une extrême difficulté due à l’asymétrie des forces en présence et à la «pacification» brutale des troupes coloniales. Ils procurent également des informations importantes sur l’état de la société algérienne y compris dans ses réalités socio-historiques et socio-économiques ardues. En somme, la population algérienne engagée dans la résistance cesse d’être une catégorie abstraite et cette masse anonyme incapable d’une conscience pour soi et dépourvue d’un véritable sens patriotique (toujours ce déni de l’existence d’un peuple algérien !), réagissant par le seul instinct du fanatisme et de l’ignorance car atone et imperméable aux valeurs de la civilisation ainsi qu’à ses bienfaits.
Les rapports et dépêches du commandement militaire de Tizi-Ouzou au nombre de plusieurs dizaines voire des centaines auront, de ce point de vue, le mérite de non seulement briser le black-out que les autorités coloniales avaient imposé sur le nom même de Chikh Seddik Ben Arab mais également de rendre compte, à travers les fiches de signalement, de l’organisation des moyens de résistance par celui-ci. Ces renseignements vont des réseaux d’alliances pour constituer et conforter le front de la résistance jusqu’à des ordres envoyés aux confédérations de tribus pour se préparer à la lutte armée. Toujours à la faveur de ces fiches de renseignements, nous avons accès à la réalité de l’organisation et de la coordination de la résistance populaire, notamment entre Lalla Fadhma N’Soumeur, Chikh Seddik Ben Arab et Si L’Hadj Amar. Plutôt que des actes de résistance spontanés pour ne pas dire intempestifs, nous découvrons que la résistance en question est organisée et planifiée sur des années comme lorsqu’il s’était agi de préparer la défense contre l’expédition du maréchal Randon de 1857 qui allait survenir trois années après la précédente. L’image de l’héroïne Fadhma N’Soumeur que plusieurs écrits coloniaux voulaient décrire comme une simple «prophétesse» dans une foule hors de l’histoire est ainsi battue en brèche, laissant place à une femme de la résistance, consciente des exigences de la guerre face à une armée moderne et puissante. Bien plus, nous découvrons une Lalla Fadhma N’Soumeur, et ce n’est pas le moindre de ses mérites, respectée non seulement par la population mais également par des personnalités éminentes dont Si El Hadj Amar, alors Moqadem de la Tariqa Rahmania, et Si Seddik Ben Arab issu de la prestigieuse zaouia Chikh Menaarav des Ath Irathen dont Sidi Mhamed Ben Abderrahamane Bou Qobrein et Chikh Aheddad furent notamment les élèves. Rapportée aux réalités sociologiques de la société conservatrice et traditionnaliste de la moitié du 19ème siècle, cette considération particulière, réelle et symbolique, accordée à l’héroïne n’est que plus grande et davantage chargée de sens.
Par ailleurs, les archives des «Bureaux arabes» constituent une source de compréhension de la véritable perception des mouvements de résistance populaire et de leurs chefs par l’autorité coloniale. A cet égard, nous y trouvons les menaces que Chikh Seddik Ben Arab représentait aux yeux de la même autorité qui le définissait tantôt en ennemi infatigable tantôt en âme de la résistance. Grâce aux dépêches consacrées au signalement des déplacements de Chikh Seddik jusque dans la vallée de la Soummam et de ses activités de mobilisation de la population, il est aisé d’observer que celui-ci déployait une stratégie visant à occuper le vide de commandement laissé par le Cherif Boubaghla depuis sa disparition en décembre 1854. Dès janvier 1855, l’autorité coloniale sous le haut commandement du maréchal Randon, « Gouverneur général de l’Algérie », s’était employée précisément à faire avorter toute entreprise de poursuite de la résistance du Cherif Boubaghla surtout que l’«Armée d’Afrique» était en grande partie engagée dans la guerre de Crimée. Les archives du « Bureau arabe » de Tizi-Ouzou, comme les dépêches du cercle militaire de Dellys, nous renseignent sur les initiatives prises dans ce sens, soit sur ordre direct du maréchal comme l’envoi d’un émissaire à Chikh Seddik dont Professeur Charles Robert Ageron a fait une analyse de la portée dans sa publication «La politique kabyle sous le Second Empire», soit à l’actif des commandants successifs du cercle militaire de Tizi-Ouzou.
Plusieurs autres traits de la résistance de Chikh Seddik sont consignés dans les quelques archives du «Bureau arabe» de Tizi-Ouzou jusqu’aux réunions secrètes avec les autres chefs de la résistance, le soutien financier apporté aux tribus dans le cadre des préparatifs de la lutte armée et les conditions de l’intervention des contingents armés du Chikh aux côtés de Si El Hadj Amar dans ce qui était appelée « la résistance de Si El Hadj Amar de 1856 » dans la région de Draa El Mizan. Après l’arrestation de Chikh Seddik survenue le 1er juillet 1857 et suivie de son emprisonnement au fort de l’Ile Sainte Marguerite, le « Bureau arabe » de Tizi-Ouzou et ainsi qu’en témoignent ses archives s’est consacré à surveiller et à neutraliser l’influence laissée par le Chikh. Cette entreprise durera jusqu’à l’insurrection de 1871 pour le moins puisque la plupart des résistants arrêtés à cette occasion avaient été accusés pour leur proximité passée avec ce dernier. En outre, les opérations de surveillance de la zaouia Chikh Ben Arab se poursuivit jusqu’à cette date qui a correspondu à sa destruction définitive. A travers les rapports de cette surveillance, nous découvrons le rôle de Chikh Mohand Ouali Oussahnoune dans les préparatifs des attaques contre la caserne militaire et l’école des arts et métiers de Fort Napoléon. Chikh Mohand Ouali, qui fut élève de la zaouia puis enseignant en son sein, sera condamné à la déportation dans la vague de répression de 1871. Nous y trouvons, par ailleurs, des dépêches anodines d’apparence mais qui dénotent en fait de la perception et de la crainte du colonisateur face au danger de la reprise de la résistance populaire algérienne. Chikh Seddik ayant été arrêté le 1er juillet 1857, Lalla Fadhma N’Soumeur, le fut le 11 du même mois. Avant de conduire l’illustre résistante à Tizi-Ouzou, l’autorité coloniale avait décidé d’empêcher que les deux figures se retrouvent et Chikh Seddik fut immédiatement transféré à Alger avant que Lalla Fadhma N’Soumeur n’entre dans le même lieu de détention.
Le gros des archives en quantité et, surtout, en enseignements concernant Chikh Seddik dans son rôle de chef de résistance, sont, toutefois, déposées au niveau du Centre des Archives d’Outre-mer (CAOM) à Aix en Provence, au Centre des Archives de l’Armée de terre (CHAN) du Château de Vincennes et au Centre des Archives nationales à Paris. S’agissant du rôle réel de Chikh Seddik Ben Arab, nous y trouvons, une variété de documents relatifs à sa résistance dont le journal du maréchal Randon que nous avons déjà mentionné, l’échange de correspondances entre le maréchal, le ministre de la Guerre et l’empereur Napoléon III sur les conditions d’organisation de l’expédition de 1857, comme la carte d’état-major ayant servi au lancement de cette opération et qui atteste que l’objectif prioritaire et central de la même expédition visait la neutralisation du Chikh. Il y a aussi les rapports et dépêches d’autres « Bureaux arabes » qui permettent de mieux identifier la portée géographique des activités de résistance de Chikh Seddik comme la dépêche du « Bureau arabe » de Bougie qui signalait la présence du Chikh dans la vallée de la Soummam, soit sur des territoires de résistance du Cherif Boubaghla.
S’agissant de la place même de Chikh Seddik dans la résistance populaire algérienne et des moyens mis en œuvre pour le neutraliser ou annihiler son influence, les rapports et les fiches de nature secrète ou confidentielle existant dans les centres sus-mentionnés sont édifiants à plus d’un titre, et mettent à nu la stratégie de black-out dirigée contre lui et le narratif colonial ayant visé à le minorer et à le dévaloriser pour contrer son influence dans les esprits. Dans le boîtier sur les Chefs indigènes datant de 1861 et se trouvant au CAOM d’Aix-en -Provence, le nom de Chikh Seddik et de sa famille « Chikh Ou Arab » se trouve avec les grands dirigeants de la résistance algérienne dont l’émir Abdelkader lui-même. La fiche concerne également son père, Chikh El Houcine Ben Arab, qui avait notamment envoyé un contingent de combattants en vue de la défense d’Alger en juin 1830, avait pris part aux batailles ayant précédé l’arrivée des troupes coloniales dans la région de Kabylie, comme la bataille de Thizi Nath Aicha (actuelle Thenia dans la wilaya de Boumerdes) en compagnie de El Hadj Zamoum et qui avait reçu le soutien de l’émir Abdelkader lors de la réunion de Boghni de février 1846 pour diriger la résistance après le khalifa Ahmed Bensalem.
Chikh Seddik et son père sont décrits en tant que « ennemis irréductibles des Français » qui avaient résisté avec leurs contingents et leurs intrigues depuis l’arrivée du colonisateur sur le sol algérien. La note se termine par la recommandation « à surveiller de près » bien que Chikh Seddik se trouvait déjà en prison depuis 4 années. Cette recommandation de surveillance qui est répétée dans d’autres documents fut, en effet, observée à la lettre jusqu’en 1871, soit après que le Chikh et l’ensemble de sa famille soient exilés en Tunisie. En vérité, cette surveillance renforcée fut appliquée à partir de l’année 1862 aux activités de la zaouia Chikh Ben Arab pour contenir son influence et prévenir tout risque de résurgence de la résistance. Bien plus, nous apprenons à travers les archives du CAOM que cette crainte de voir Chikh Seddik user de son influence pour encourager le recours, de nouveau, aux armes avait motivé la prolongation de sa durée de détention en France (deux années d’emprisonnement à Ajaccio après les deux années passées à la prison du fort de l’Ile Sainte Marguerite soit jusqu’à sa désaffectation pour y enfermer des prisonniers de guerre autrichiens à la place des prisonniers algériens) puis la décision en date du 28 juillet 1861 du maréchal Randon, Gouverneur général de l’Algérie, de bannir le Chikh de l’Algérie.
Pour tenter de pallier les insuffisances et les orientations inavouées des archives coloniales et le narratif colonial qu’elles véhiculent, le recours à la mémoire collective pour tenter de pallier les insuffisances et le caractère biaisé des archives coloniales peut aider la recherche sur les résistances populaires durant le 19ème siècle dans notre pays. Cette mémoire, souvent forgée par des faits traumatisants comme la référence au «Aam Ecchar» (1866-1867), peut offrir des repères aux épreuves subies par le peuple algérien. Chez plusieurs tribus, le souvenir reste vivace concernant la mobilisation des contingents pour affronter l’armée coloniale à la bataille d’Icherriden, par exemple.
Cette somme de mémoires collectives ne permet pas d’établir un récit élaboré, structuré et exhaustif. Bien plus, la mémoire subit souvent l’effet de l’érosion du temps et de l’altération surtout lorsque des événements importants se superposent. Le recours à diverses sciences sociales dont l’anthropologie et la sociologie jusqu’à l’étude de la toponymie représente un moyen de tenter de réparer de telles défaillances. Durant la phase des préparatifs pour contrer l’expédition de 1857 du maréchal Randon, Lalla Fadhma N’Soumeur, Chikh Seddik Ben Arab et Si El Hadj Amar avaient organisé la mobilisation de la population, réuni les armes et dressé des ouvrages de défense. Chikh Seddik avait, en outre, initié des twizas pour confectionner une technique de guerre inédite avec des meules reliées par des troncs d’arbres à balancer sur les troupes coloniales lors de leur ascension de la montagne. Maréchal Mac Mahon en fait vaguement référence pour évoquer les dommages subis du fait de cette arme de guerre inattendue. L’endroit d’où ces meules avaient été jetées continue d’en faire référence à travers son propre toponyme « Ighil Oussalas », situé au village Belias sur la crête de montagne dominant Tizi-Rached. Cependant, la mémoire collective situe à tort cet évènement en 1871 du fait d’un télescopage d’évènements majeurs survenus lors de la résistance de 1857 et l’insurrection de 1871.
Malgré cette lacune, la mémoire collective peut servir d’indicateur pour mettre à la lumière du jour ce que l’historiographie coloniale a voulu occulter. Dans le cas de Chikh Seddik, cette mémoire reste vivace pour ce qui concerne le sévère séquestre qui avait frappé la zaouia de son aïeul. Elle retient également que le chikh avait été transporté en France pour y être emprisonné. Il a fallu cette indication et un travail patient de recherche ayant conduit jusqu’à la consultation du registre d’écrou déposé aux archives judiciaires des Bouches du Rhône pour trouver que Chikh Seddik avait été emprisonné au fort de l’Ile de Sainte Marguerite, le 30 juillet 1857. Cette découverte est d’importance non seulement pour l’itinéraire du chikh mais pour l’histoire même des détenus algériens sur l’Ile. Cette histoire même écrite par des spécialistes des internements d’Algériens en France au 19ème siècle fait carrément l’impasse sur les détenus de 1857.
La poésie populaire contribue également à donner une interprétation du déroulement de l’invasion coloniale et des résistances qui s’étaient dressées contre elle. Des auteurs algériens, notamment Mouloud Mammeri et Youcef Necib ont recueilli et publié des poèmes très instructifs sur l’état de la société et de la résistance durant ces années d’épreuves. C’est dans l’œuvre du colonel Adolphe Hanoteau sur la poésie populaire du Jurjura que le nom de Chikh Seddik peut être identifié le plus à travers des faits d’armes qui allaient être restitués dans leur véracité grâce à l’analyse des archives internes coloniales.
Cependant, l’officier supérieur colonial, fidèle à sa stratégie de dénigrement et d’oblitération de la mémoire concernant le souvenir même de Chikh Seddik, a innové en reprenant soin de sélectionner des poèmes où le nom de la confédération de tribus d’appartenance du Chikh, en l’occurrence la puissante confédération de tribus des Ath Irathen, est le plus évoqué plutôt que son propre nom sans même l’allusion à la formule célèbre du maréchal Randon qualifiant le chikh: « la tête et le bras des Beni Raten ». Fidèle au réflexe atavique colonial, Hanoteau avait également d’autres raisons pour contester au peuple algérien la réalité selon laquelle les mouvements majeurs de résistance avaient obéi à l’exigence d’une organisation élaborée et que ces mouvements n’étaient pas la simple manifestation d’une masse livrée à elle-même, sans repère autre que celui du fanatisme.
En concluant sur l’importance de l’aspect relatif à la mémoire collective, des chants et poèmes populaires ainsi que de l’apport de l’anthropologie et d’autres sciences sociales pour l’écriture de l’histoire de nos résistances populaires, il s’agit, en fait, d’interpeller toutes les bonnes volontés à travers le pays, et chacune dans la région qu’elle connaît le plus et le mieux, de sauver de la déperdition et de l’oubli tout un pan de la résistance de nos aïeuls. Gageons que nous découvrirons alors de nouvelles pages glorieuses de notre histoire !
(*) Abd-El-Naceur BELAID, ancien diplomate
- Ambassadeur/représentant permanent auprès de l’Union africaine à Addis Abeba.
- Diplômé en graduation et post-graduation à l’université d’Alger, l’université ULB de Bruxelles et l’université UPMF de Grenoble.
- Chercheur en histoire avec un accent particulier sur les resistances populaires algériennes au 19ème siècle et en geopolitique.