« La culture de la démocratie est une ouverture à l’autre »
Par Slimane BENAÏSSA
La tourmente qu’a connue l’Algérie cette dernière décennie a pour origine une perte des valeurs et pour conséquence une déstructuration globale de la société. Aujourd’hui, construire la paix c’est éduquer, élever le niveau culturel général pour retrouver un niveau d’exigence nécessaire à une reconstruction qui résistera aux intempéries de l’Histoire et qui permettra à la société d’avoir les moyens de sauvegarder sa paix et d’éradiquer la corruption.
Pendant la période de violence, c’était à l’armée et aux services de sécurité de prendre leurs responsabilités et ils les ont prises. En période de paix, c’est aux artistes, aux éducateurs de prendre leurs responsabilités pour le renforcement de la paix. Freud écrivait à Einstein à propos de la guerre : « Tout ce qui travaille pour la culture travaille contre la guerre. »
La culture est par définition l’art de pousser les limites du beau pour s’éloigner le plus possible du laid. C’est enrichir la parole de paix pour mettre fin au langage de guerre. « La culture c’est ce qui fait de l’homme autre chose qu’un accident de l’univers » (A. Malraux)
Il faut redynamiser l’expression sociale et donner un espace d’expression à tous, quel que soit le niveau culturel de chacun, car toute parole réprimée devient naturellement un argument pour la violence. Les guerres naissent dans l’intimité des peuples à l’intérieur des sociétés et quand la violence mûrit en eux, ils deviennent vulnérables, exposés à toutes les manipulations externes. Un peuple fort est d’abord et avant tout, un peuple en paix avec lui-même. Quand je dis « lui-même », c’est que je suppose « l’autre ».
Qui est l’autre ? Celui qui a une couleur de peau différente de la mienne ? Celui qui est d’une religion différente, de sexe différent, de nationalité différente, de culture différente ?
Qu’est-ce que l’autre ? L’autre, avant d’être une différence, est avant tout et en grande partie une ressemblance pour rejeter un individu, il faut qu’il soit totalement comme nous à une différence près. Le paradoxe est que cette différence devient le tout, et que le tout qui nous ressemble devient une quantité négligeable. Et certains oseront affirmer que cette infime différence détermine le tout !
Ce genre d’aberration est éloigné de la réalité objective et n’est que pure subjectivité, ce sont les idées que l’on se fait de l’autre, idées qui se construisent à partir de nos peurs, de nos angoisses et constituent la base des discriminations.
Si on s’arrête à cette définition de l’autre, on ouvrirait la porte à toutes sortes de discriminations qui répondent à l’équation suivante : l’autre est différent donc il mauvais, il est différent de moi qui suis le bien, donc il est le mal.
Le mot autre avant d’être un pronom indéfini ou un adjectif, est philosophiquement défini comme « Catégorie de l’être et de la pensée qualifiant l’hétérogène, le divers, le multiple. »
Et là, on voit bien qu’on ne peut s’interroger sur l’autre sans s’interroger sur soi-même, ce qui nous mène tout droit à la troisième définition de l’autre : la définition psychanalytique. Selon Lacan : « L’autre est le lieu où se situe un au-delà du partenaire imaginaire, ce qui est antérieur et extérieur au sujet et le détermine néanmoins. »
On passe à travers les différentes définitions de l’autre, de l’adjectif qui mène au rejet à la définition psychanalytique qui définit l’autre comme quelque chose qui me détermine, en passant par la définition philosophique qui mène à l’interrogation sur nous-mêmes. Donc l’autre est en moi. Comme disait Paul Eluard :
« Nous avons inventé autrui
Comme autrui nous a inventés
Nous avions besoin l’un de l’autre. »
La meilleure façon de considérer l’autre, c’est d’être l’autre, de vivre avec l’idée que l’autre c’est tout simplement moi. L’autre est en nous !
Si l’autre est en nous et que nous sommes les autres, alors on est enclin à se poser la question : Qui sommes-nous ?
Ce NOUS qui peut être collectif ou individuel est déterminé par notre propre histoire. Nous évoluons où nous régressons, selon les cas, en fonction de notre histoire.
Comme chaque individu, société, communauté, a une histoire différente, et dans beaucoup de cas, opposée à celle de l’autre, voire antagoniste, comment ces sociétés vont-elles construire leurs paix ? En tout état de cause, ce n’est ni en additionnant toutes les histoires, ni en exhibant les douleurs engendrées ou les gloires obtenues.
L’histoire est malheureusement une suite d’événements justes ou injustes sur lesquels nous ne pouvons plus agir, mais que nous devons au contraire considérer telles qu’elles sont, quelle que soit la douleur, quelles que soient les injustices. Nous n’avons sur l’histoire qu’un seul pouvoir, celui de la lire et de la relire pour comprendre ce qui s’est réellement passé et cette compréhension constitue la mémoire. La mémoire est en quelque sorte constituée de la compréhension que nous avons de notre histoire et de l’analyse que nous ferons des événements, à travers le prisme de nos valeurs.
Les mémoires, contrairement à l’histoire qui nous enferme, peuvent fusionner entre elles et construire de nouvelles mémoires qui intègrent celles des autres. C’est pour cela qu’il est important que la mémoire soit l’émanation de notre véritable histoire. Si on déforme l’histoire, notre mémoire sera mal nourrie et inopérante pour l’évolution des sociétés. Si nos histoires respectives nous séparent, nous éloignent, les mémoires peuvent nous rapprocher, nous unir.
Pour cela je prendrai un exemple que je connais bien, celui de l’Algérie. Et je commencerai par une citation de la sociolinguiste Amina Aït-Sahlia qui écrit dans son article « Emergence de l’altérité en situation d’interaction verbale » (1998) : « Reconnaître la part d’autre dans un même, c’est aussi reconnaître en soi sa part d’autre. Plus que la crainte de reconnaître l’autre en tant que tel, c’est aussi peut-être la crainte d’être déstabilisés que redoutent les algériens en reconnaissant l’autre en eux-mêmes. N’est-ce pas la crainte de se retrouver étrangers à eux-mêmes ? Et pourtant… Moi-même et tous les Algériens sommes tous le résultat de siècles de brassages culturels. Nous sommes tous inévitablement porteurs de notre part d’autre. »
L’altérité ne peut être concevable que dans un cadre pluriel.
Les communautés où les sociétés comme l’Algérie revendiquent l’altérité vis-à-vis de l’extérieur et la répriment la refusent à l’intérieur. Cette double relation à l’altérité est contradictoire et dangereuse en cas de conflit. Etant tous des mêmes en tant qu’éléments d’une même communauté, nous avons les mêmes différences et nous devons avoir les mêmes agissements vis-à-vis de l’autre extérieur. La négation de l’altérité à l’intérieur par la négation de la pluralité, multiplie à l’infini les conflits avec la pluralité extérieure, c’est pour cela que quand ce genre de conflit se déclenche, on n’est certain que d’une chose : on ne sait pas où cela va finir.
Nous sommes parfois tels des randonneurs pour qui la forêt est un paradis tant que les repères sont lisibles et visibles. Dès que le chemin de sortie n’est plus repéré, la forêt devient un enfer.
S.B
Slimane BENAÏSSA
Auteur, acteur et metteur en scène, Slimane Benaïssa est né à Guelma. De formation bilingue, il écrit dans les 2 langues (arabe-algérien et français). A 20 ans d’activité théâtrale en Algérie où il connut de grand succès notamment avec : Babour Eghraq, Boualem zid el Goudem, Rak khouya…
En France, le succès international de plusieurs de ses pièces Les fils de l’amertume, Les prophètes sans Dieu, Au-delà du voile font de lui l’un des plus importants dramaturges de sa génération et dont les œuvres sont traduites en plusieurs langues.
En 2005, il obtient à la Sorbonne le titre de Docteur Honoris Causa de l’Inalco.
Slimane Benaïssa est aussi romancier, notamment, La dernière nuit d’un damné traduit entre autre en américain.
Parallèlement à son parcours artistique, il mène une activité d’enseignant universitaire et de conférencier international.