Pr Ammar Belhimer, professeur de droit public, ministre de la Communication, porte-parole du gouvernement
«Toutes les fois qu’un moudjahid disparaît, indépendamment de sa position dans la pyramide de la Révolution, nous enterrons avec lui une partie de l’Histoire, et une information précieuse s’en va si elle ne venait pas à être enregistrée et répertoriée», déclarait un jour un moudjahid de la guerre d’Indépendance. En fait, tous les acteurs de la guerre de Libération ont la même foi : un combattant de la liberté qui disparaît sans avoir livré les secrets de sa «boîte noire», et c’est le disque dur de la mémoire du Premier Novembre 1954 et du Mouvement national en général qui en est d’autant amputé.C’est une bougie, une vigie éclairante qui s’éteint.
La biologie étant perpétuellement en œuvre, beaucoup d’acteurs et de porteurs de mémoires ont disparu.
En ce cinquante-huitième anniversaire de l’Indépendance nationale, que l’Algérie célèbre avec une mémoire fragmentée et séquentielle, la question de l’écriture de l’Histoire par les Algériens eux-mêmes est toujours posée, et plus que jamais, avec une grande acuité. Presque six décennies après la fin de la colonisation, on est toujours au même constat de carence, c’est-à-dire du travail historique qui reste à faire, à refaire ou à parfaire. A toujours ressentir l’impérieux besoin de recueillir, répertorier et traiter les témoignages des combattants de l’ALN et de l’OCFLN encore vivants, on en vient à déduire que ce travail n’a pas été fait ou ne l’a été que partiellement.
On en vient également à se poser la question du comment faire, et avec qui le faire ce travail de débriefing des mémoires ? Indépendamment, bien sûr, de l’indispensable exploitation des archives d’Etat, des archives de presse, des archives universitaires, des archives disponibles en Algérie et des archives rapatriées en France, notamment les archives de sûreté (armée, police) et autres documents de gestion et de souveraineté, sans oublier celles qui touchent à la vie quotidienne, l’Administration et le cadastre.
Comment faire alors quand l’Algérie ne dispose pas d’assez d’historiens dont la recherche, la production et la publication de travaux sont une vocation et une raison d’être ? Comment faire justement alors que persiste une crise de vocations et que les Départements d’Histoire de l’Université algérienne forment souvent des rhéteurs à la place de réels historiens et dispensent des formations au rabais sanctionnées, quelle que soit la durée du cycle, par des diplômes démonétisés pour de futurs chômeurs ? De combien de Mohamed Harbi, Mahfoud Keddache, Mohamed-Chérif Sahli, Mostafa Lacheraf, Mouloud Gaid, Yahya Bouaziz ou encore de Fouad Soufi, Hassan Remaoun, Amar Mohand Amer ou Malika Rahal dispose-t-on aujourd’hui ? Sur combien d’historiens réels l’Algérie pourrait s’appuyer pour écrire son Histoire, autrement que par la célébration ritualisée d’une mémoire officielle ? Ou encore à travers l’expression de mémoires subjectives, c’est-à-dire l’interrogation émotionnelle du vécu, l’évocation d’anecdotes sans valeur scientifique ou de bribes d’histoire qui circulent, d’itinéraires personnels ou de tradition familiale.
L’Etat des lieux n’est pas toujours encourageant, il est même parfois attristant. Il n’y a pas aujourd’hui d’école algérienne de l’Histoire, des Hassan Remaoun et autre Daho Djerbal, entre autres noms dans une short-list, étant de belles exceptions confirmant la règle de carence.
En 2020, l’Algérie possède peu d’historiens connus et reconnus, au sens d’études rigoureuses des faits et des événements du passé, d’une construction objective, d’une recherche systématique et d’une exploitation critique des sources.
Il n’existe pas aujourd’hui les équivalents de Mahfoud Kaddache, Mohamed Harbi, Mouloud Gaid ou encore Mohamed Téguia. La carence et le défaut se conjuguent aussi, pour ne pas dire surtout, au féminin. Il n’y a pas, à titre de parallèle, de Madeleine Rébérioux ou d’Annie Rey-Goldzeiguer algériennes, l’Algérienne Malika Rahal étant une belle exception.
Le vide du champ de l’écriture historique et la faiblesse de l’historiographie sont d’autant plus regrettables aujourd’hui que s’était affirmée durant la période coloniale une école de contre-histoire algérienne. D’abord en arabe, sous la plume d’auteurs issus du mouvement des Oulémas comme Moubarak El Mili, Ahmed Tawfiq El Madani et Abderrahmane El Djilali. Ensuite, en français, sous la signature d’intellectuels du PPA-MTLD, comme Mohamed Chérif Sahli et Mustapha Lacheraf et, dans leur sillage, Ferhat Abbas.
Toutefois le fond du problème n’est pas uniquement lié au faible nombre d’historiens digne de ce nom. Il réside aussi dans l’absence d’une école de l’Histoire algérienne, notamment dans le statut officiel de la recherche historique, des moyens qui lui sont alloués, de la qualité de l’enseignement de l’Histoire, du nombre d’historiens qualifiés et, surtout, de la philosophie qui sous-tend l’écriture de l’Histoire.
Cinquante-huit ans après la sortie du pays de sa longue nuit coloniale, le moment est d’autant plus propice pour travailler à l’émergence d’une école historique algérienne que le pays vit une séquence historique exceptionnelle. Une phase cruciale qui consiste à reconstruire, déconstruire et construire pour mieux bâtir la « Nouvelle République » qui est au cœur du contrat républicain qui repose sur les «54 engagements pour une nouvelle république qui engage le président de la République depuis son élection le 12 décembre 2019. La construction de cette école historique va de pair avec l’exercice du devoir de mémoire. A ce titre, le chef de l’Etat, commandant en chef des forces armées et père de la Nation, a fait un grand pas symbolique. Il l’a fait en décrétant le 8 mai de chaque année « Journée nationale de la Mémoire » et en ordonnant le lancement d’une chaîne de télévision publique d’Histoire qui sera un support pédagogique pour l’enseignement de cette matière qu’il veut « maintenir vivace pour toutes les générations ». Logique de le voir alors appeler « les historiens à procéder aujourd’hui à l’élucidation de chaque recoin de cette étape et de toutes les autres ancrées dans la mémoire de la nation ». Dans la satisfaction au devoir de mémoire, il y a désormais la « Journée nationale de la mémoire » et la « Journée nationale du chahid » célébrée le 18 février de chaque année.
Le « Devoir de mémoire », en d’autres mots, « l’obligation mémorielle » est un impératif moral, voire un commandement politique : la nation, unie derrière le chef de son Etat, « dois se souvenir ». Le « souviens-toi » s’inscrit nécessairement dans le temps long. Dans une perspective anthropologique sur le long cours de la société algérienne, le devoir de mémoire désigne la fonction morale de la mémoire. Paul Ricœur a montré qu’il n’y a pas d’identité nationale sans récits, et pas de récits sans mémoire structurée. Le devoir de mémoire, c’est aussi le devoir de discernement. Certains événements doivent être oubliés, du moins momentanément quand c’est une condition de la concorde civile au sein de la société qui l’édicte. D’autres mettraient en péril la société s’ils étaient oubliés. Ils doivent être sans cesse rappelés.
On le voit donc, avec l’institutionnalisation du 8 mai comme Journée nationale de la mémoire, le devoir de mémoire connait par conséquent une inflexion décisive. Les commémorations qui entoureront désormais cette journée historique inventeront un nouveau cérémonial républicain du devoir de mémoire. On créera ainsi un culte républicain avec ses rituels spécifiques ; on célèbrera des Algériens morts pour la patrie, des héros mais aussi des victimes. Les commémorations du 8 mai, en souvenir des massacres à grande échelle du 8 mai 1945 mais pas seulement, deviendront un modèle à imiter pour honorer d’autres héros et d’autres victimes morts pour l’Algérie sur tous les fronts. Le souvenir de la guerre de Libération suscitera, comme on le souhaite, une frénésie commémorative pour mieux rendre les honneurs de la nation reconnaissante à ceux qui sont morts pour ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire résister et combattre.
Le devoir de mémoire a pour corollaire le devoir d’Histoire. Il s’agit de donner la primauté à l’enquête distanciée et scientifique sur l’émotion de la mémoire douloureuse. Le devoir de mémoire et le devoir d’Histoire ne sont pas opposables puisque la mémoire est une des matrices de l’histoire. L’historien considère que le témoignage peut devenir une source archivée, et donc être soumis à la critique. Les deux logiques, celle du devoir de mémoire et celle du devoir d’histoire, peuvent en effet aller de concert lorsque la première est encadrée par la seconde. C’est le cas lorsque, par exemple, un professeur d’histoire d’enseignement secondaire, dans le cadre d’une leçon sur la guerre d’Indépendance, après restitution des faits et connaissances, établissement des régimes de causalité, etc, invite un rescapé ou un ancien moudjahid à venir témoigner de son expérience auprès de ses élèves.
L’équation devoir de mémoire-devoir d’Histoire a pour troisième terme le « travail de mémoire ». Une expression due au philosophe Paul Ricœur et qui se définit comme un effort critique, réflexif et interprétatif : il permet d’extraire des souvenirs traumatisants leur valeur symbolique, exemplaire. Il réconcilie le passé avec le présent et l’historien y prend toute sa place. C’est un travail dialectique de la mémoire et de l’histoire. Moralité de l’histoire, le principe du devoir de mémoire pris en charge par les pouvoirs publics ne peut acquérir toute sa légitimité, au nom d’un impératif de justice à l’égard des victimes, que s’il est fondé en même temps sur le travail de mémoire et le devoir d’histoire.
Pr Ammar Belhimer