Dr Preure, Expert Pétrolier International et Président du Cabinet EMERGY à la Patrie news : « La hausse des prix pétroliers ouvre des possibilités inédites de relance économique »
Propos recueillis par Soulef Biskri
La Patrie-news : Les cours du brent de la mer du nord et du WTI ont clôturé la journée de ce mardi à presque 100 dollars. Comment expliquer cette hausse, qui n’a plus été atteinte depuis 2014 ?
Dr Mourad Preure : La demande pétrolière, après avoir augmenté de 5.5 Mbj (millions de barils par jour) en 2021, devrait augmenter de 3.3 Mbj en 2022. Ce qui la porterait près du niveau avant crise COVID, soit 99.6 Mbj.
Le marché prend acte de l’évolution favorable de la relance économique mondiale et des résultats positifs dans la maitrise de la pandémie.
L’hypothèse qui fait donc consensus et un retour à la normale en 2022 avec une reprise plus robuste encore en 2023. Du côté de l’offre, la discipline des pays OPEC+, rassemblant les pays de l’OPEC et 10 pays non OPEC autour de la Russie, a fortement contribué à équilibrer le marché, qui aujourd’hui est tendu avec très peu de marge de manœuvre.
En effet, les pays de l’OPEC+ connaissent des difficultés pour augmenter leurs productions à hauteur des 400 000 bj (barils par jour) mensuels comme prévu. Le déficit aura même atteint le niveau de 180 000 bj.
Les « spare capacities » de l’OPEC, capacités résiduelles mobilisables pour couvrir une hausse de la demande, sont limitées autour des 2 Mbj, essentiellement situées en Arabie Saoudite et aux Emirats Arabes Unis. Tout ceci accroit la volatilité, à son maximum, du marché, qui est très sensible aux risques de rupture d’approvisionnement. Cela d’autant plus que la géopolitique y a mis son grain de sel.
Les attaques de missiles contre les Emirats Arabes Unis avaient déjà donné le ton. L’aggravation de la crise ukrainienne, avec un risque potentiel fort de guerre, met le marché sous forte tension. Le pétrole teste le niveau des 100 dollars le baril sans réellement disposer de forces de rappel.
La fermeté du président russe et le peu d’impact des sanctions économiques sur son pays soutiennent les anticipations les plus alarmistes. La vigueur de la demande attendue et le niveau des stocks laissent peu de place à la sérénité, vertu si rare sur les marchés pétroliers.
C’est ainsi que les prix atteignent ce record depuis 2014. Mais plus fondamentalement, avec des prix bas, on peut affirmer que le marché pétrolier vivait au-dessus de ses moyens.
L’investissement s’est effondré de 1000 milliards de dollars depuis 2014 avec comme conséquence, en toute logique un déficit d’offre à terme. Nous vivons, en réalité, une queue de comète, la fin d’un cycle baissier artificiellement entretenu par la révolution des pétroles de schistes américains dont les producteurs s’endettaient pour produire et produisaient pour payer leurs dettes.
La bulle spéculative qui enfle risque d’éclater et d’emporter l’économie mondiale dans une crise d’une toute autre dimension que la crise des Subprimes, partie elle aussi des Etats-Unis.
Les prix se maintiendront-ils à ce niveau jusqu’à 2023 comme le prévoit une note récente des experts de Goldman Sach ou sont-ils plutôt volatiles ?
Je ne suis pas étonné des anticipations des banques américaines Goldman Sach et Morgan dont les économistes, d’une grande compétence, connaissent le caractère autodestructeur des prévisions énergétiques. Si vous prévoyez des prix élevés, vous encouragerez l’investissement dans l’exploration-production (et la magnanimité des banques vis-à-vis des pétroliers) et découragez la demande.
La conséquence est, qu’à terme, l’offre augmente et la demande se contracte, créant un « effet de ciseaux » qui précipitera les prix à la baisse. Si vous prévoyez, en revanche, des prix bas, vous découragez l’investissement et encouragez la demande, avec un effet de ciseaux inverse à l’arrivée.
Ainsi est réglé le fonctionnement cyclique de l’industrie pétrolière. Mais le plus intéressant est qu’ici, l’anticipation de prix élevés, à trois chiffres, a pour effet de soulager les producteurs de pétrole de schiste américains lourdement endettés et de leur permettre de repartir à l’assaut du marché mondial, mettant sous contrainte l’OPEC, le temps que les investissements dans l’électro mobilité se traduisent par de véritables révolutions technologiques, qui réduiront les coûts et permettront la généralisation des véhicules électriques, voire à hydrogène et dispenseront définitivement les pays occidentaux de leur dépendance vis-à-vis du Moyen-Orient.
Donc, pour vous répondre, oui, un niveau de prix pétroliers au-delà des 100 dollars le baril est possible à court terme, quoiqu’il ne soit absolument pas justifié par l’évolution des fondamentaux (offre, demande et stocks).
Il tiendra ce qu’il pourra. Mais la réalité que les producteurs doivent intégrer est que ce niveau de 100 dollars le baril est, à mon avis, structurel à long terme, car il est fondé sur une anticipation d’épuisement des réserves alors même, quoiqu’on fasse, 80% de la croissance de la demande les vingt prochaines années viendra des pays émergents, principalement la Chine et l’Inde, le Moyen Orient, mais aussi demain l’Afrique. Et cette croissance de la demande est incompressible, car ces pays partent de très bas.
Conclusion à votre question, méfiez-vous des consensus. Le pétrole n’a pas dit son dernier mot.
A la mi-siècle, les hydrocarbures représenteront encore plus de la moitié de la demande énergétique mondiale, avec une parité gaz-pétrole et une demande qui aura augmenté exponentiellement. Voilà les motivations secrètes des anticipations qui semblent à première vue contradictoires.
Un probable retour du pétrole iranien sur le marché est-il de nature à changer la donne même si les membres de l’OPEP et leurs alliés respectent l’Accord sur le plafonnement de la production ?
Les négociations en vue du retour du pétrole iranien, soit 1.8 à 2 Mbj dans une première étape puis autour des 3 Mbj ensuite, me semblent bien parties pour aboutir cette fois-ci et rendre à ce pays son droit élémentaire de valoriser ses richesses pour financer son développement et assurer la prospérité de sa population.
Si je suis optimiste quant à leur issue, je reste réservé quant au délai nécessaire pour que les volumes iraniens impactent significativement le marché. Je pense que six mois après la conclusion d’un accord global est une échéance raisonnable. Ce qui nous emmènera vers fin 2022 et sera donc de faible impact sur l’immédiat.
Concrètement, dans quelles proportions le spectre de l’invasion de l’Ukraine par la Russie impacte-t-il le marché des hydrocarbures ?
La Russie est le deuxième exportateur mondial de pétrole avec un volume d’exportations de 5 Mbj dont un tiers vers la Chine, le reste vers l’Europe. Si l’on exclut la Chine de toute perspective de rupture d’approvisionnement, le volume reste très important et peut faire basculer le marché vers le chaos.
La Russie est en outre, avec une part de près de 40%, la première source d’approvisionnement gazier de l’Europe. Déjà en 2020, lors de la crise avec l’Arabie Saoudite quant aux volumes de production à retrancher, le ministre russe de l’énergie a démontré que le pays peut temporairement se dispenser d’exporter ses hydrocarbures qui représentent tout de même 25% des recettes fiscales de l’Etat.
Le bras de fer aux prolongements géopolitiques très rigides (élargissement ou non de l’OTAN à l’Ukraine) engagé par le président Poutine nous semble très dangereux pour le marché pétrolier, déjà instable comme nous l’avons montré plus haut.
L’impact conjoncturellement haussier avec une forte intensité nous semble indiscutable.
La Russie étant le principal fournisseur de l’Europe en gaz naturel. Quelles alternatives pour les pays du vieux continent s’ils se positionnent aux côtés de l’Ukraine ?
Je ne crois pas que la source russe soit substituable. Particulièrement dans ce contexte où les prix spot du gaz naturel ont quasiment explosé. Une augmentation de près de 600% en 2021 est unique dans l’histoire et nous autorise à parler de choc gazier pour la première fois dans l’histoire.
Pour le seul mois de décembre, les prix moyens ont atteint les 30 dollars le Mbtu (million de British Thermal Unit) avec une pointe de 67 dollars le 21 décembre.
L’Allemagne serait la plus touchée par une rupture de l’approvisionnement gazier russe qui représente 66% de ses importations. Quelles alternatives ?
Le Qatar avec ses 100 MTA (millions de tonnes par an) de capacités de liquéfaction est déjà très engagé contractuellement avec le marché asiatique où il affronte des concurrents de poids, l’Australie et le gaz de schiste américain venant par le Pacifique.
Il ne semble pas avoir de volumes supplémentaires à diriger vers le marché européen dont la dépendance vis-à-vis du gaz russe est difficilement substituable de notre point de vue.
De plus, en fournissant à l’Europe le moyen de contrer la pression russe il mettrait en danger tous les efforts consentis pour réunis les producteurs de gaz au sein du Forum des Pays Exportateurs de Gaz (FPEG) qui vient de se réunir tout récemment au niveau de ses chefs d’Etats et de gouvernement à Doha où notre président était présent.
Quel bénéfice tire l’Algérie de la hausse des prix du pétrole ? Le pays est-il déjà en mesure de combler son déficit budgétaire et renflouer le Fond de régulation des recettes ?
Je pense que nous avons là une chance inespérée de relancer notre économie et nous mettre dans un sentier d’expansion robuste et durable.
Le grand problème de notre pays est que nous nous sommes enfoncés dans le fameux «Dutsch disease » ou Syndrome hollandais.
Dans cette véritable impasse stratégique, les exportations d’hydrocarbures autorisent une prospérité artificielle, entrainant une explosion des importations de marchandises qui finissent par détruire l’industrie et sévèrement affecter le système productif local et inhiber définitivement toute tentative d’accumulation, soit de développement. Nous avons vu par exemple notre industrie partir en lambeau jusqu’à atteindre le niveau de 5% du PIB.
La première réaction à avoir face à l’accroissement des recettes en hydrocarbures sera d’en profiter pour engager avec rigueur et méthode la diversification de notre économie et la modernisation de sa gouvernance. Je le répète, même si, à long terme, les prix pétroliers sont orientés à la hausse, à court terme, ils subissent des tendances baissières de court terme (pour l’essentiel liées à la crise économique récurrente et amplifiées par la spéculation) qui accroissent la volatilité du marché.
Mono-exportateur d’hydrocarbures, notre pays est attelé au marché pétrolier qui est un cheval fou. Aucun développement, aucune stabilité économique et politique en conséquence ne sont possibles dans ces conditions.
La hausse des prix pétroliers est la bienvenue. Elle soulage les finances du pays déjà sévèrement éprouvées, ouvre des possibilités inédites de relance économique par l’investissement public, mais aussi et surtout, dans les PME, privé. Plus que jamais nous avons un besoin impératif de stratégie énergétique, mais aussi et surtout économique qui nous mettrait durablement dans un sentier d’émergence.
Nous en avons les moyens, tant humains avec la riche intelligence algérienne, que financier à présent. Nous ne devons pas rater cette fenêtre d’opportunités qui se fermera très vite, soyons-en convaincus.
S.B