Entretien
Joerg Tiedjen, journaliste et analyste allemand : « Les Sahraouis ont raison de se sentir trahis par l’ONU »
Joerg Tiedjen, comme il le dit lui-même suit de près la question sahraouie par passion et engagement personnel. Aussi, est-il devenu expert de ce dossier dans son pays, et y anime même de nombreuses conférences. Ce qu’il dit dans cet entretien, après sa visite dans les camps de réfugiés, c’est que les Sahraouis gardent une foi inébranlable en leur victoire finale, car ils ont le droit et la morale de leur côté. Il s’appesantit également sur le dur quotidien de ces citoyens dans les territoires occupés. Or, ils ne demandent qu’à vivre librement et dignement dans leur propre pays. Ce n’est sans doute pas trop demander. Aussi, ont-ils parfaitement raison d’en vouloir à l’ONU, qui ne fait rien pour imposer des sanctions au Maroc, le laissant continuer de fouler aux pieds le droit international. Pour avoir participé à la conférence des proches des détenus de Gdeim Izik, notre interlocuteur décrit un régime d’apartheid imposé au Sahraouis par l’occupant marocain. Il regrette au passage le manque de fermeté de son pays vis-à-vis de Rabat. Berlin, dit-il, développe une lassante politique déjà vue. On voit venir l’accident, mais sans le moindre moyen de pouvoir l’empêcher.
Entretien réalisé par Mehdi Ghayeb
La Patrie News : En raison de vos activités professionnelles, vous suivez de près le dossier lié au Sahara Occidental. Vous avez même eu l’occasion de vous rendre dans les camps de réfugiés, qu’en avez-vous retenus ?
Joerg Tiedjen : C’est plutôt par passion que profession que j’ai suivi ce dossier. Il faut se souvenir qu’en 1991 on croyait déjà que le conflit au Sahara Occidental était résolu. C’était il y a plus de trois décennies maintenant. C’est un grand scandale que le conflit se poursuive et que les Sahraouis continuent de vivre opprimés dans leur propre pays ou comme réfugiés. Le « voyage de solidarité », auquel j’ai participé en octobre grâce à une invitation du Front Polisario, était le premier depuis la pandémie de coronavirus, et tout ce qui s’est passé depuis la rupture du cessez-le-feu par le Maroc et la continuation de la guerre. Un grand nombre de politiciens et activistes part
Aux campements, on pouvait écouter les préoccupations, qui se sont peut-être aggravées, concernant par exemple et tout d’abord la livraison des aides, alimentaires. Il y avait des grands soucis à cause de la situation aux territoires occupés, mais surtout une grande confiance que c’est possible de vaincre l’occupant, non seulement militairement, mais aussi par exemple sur le plan du droit international, de la diplomatie. Enfin il y avait la préoccupation pour les victimes de la guerre, la crainte, que ce conflit armé pourrait encore s’intensifier, accompagnée de l’appel que l’ONU à assumer sa responsabilité et intervenir pour mettre un terme à la guerre, dont les Sahraouis disent que c’est une « guerre qui leur est imposée ».
Très concrètement parlant, comment entrevoyez-vous la fin de ce conflit, qui perdure depuis la marche verte de 1975 ? Le rôle de l’ONU et le projet de tenue d’un référendum d’autodétermination restent-ils d’actualité depuis la reprise du conflit armé en date du 13 novembre 2020 ?
Si on ne veut pas abandonner le droit international, on ne doit pas renoncer au projet de tenue d’un référendum d’autodétermination et le rôle de l’ONU. Les Sahraouis ont raison de se sentir trahis par cette organisation. Le droit international est très précis sur le Sahara Occidental. Il s’agit d’un territoire non autonome, dont la population a un droit à ce référendum. Des représentants du Polisario n’ont cessé de répéter que le référendum est le seul compromis possible avec le Maroc. En effet, le Maroc l’avait déjà accepté, mais après il a repoussé le référendum sans cesse, car il ne peut que perdre dans un tel vote. Il manquait à l’ONU le pouvoir et la volonté d’imposer le droit. Le Maroc poursuivait sa présence dans les territoires occupés, et dans le cadre de l’ONU les alliés du royaume bloquaient tout progrès. La gestion du dossier sahraoui est un échec majeur de l’ONU qui, en quelque sorte, a trahi le Sahara Occidental, sachant que l’un de ses devoirs est de permettre la décolonisation des peuples, mais à l’origine de ce blocage il y a le soutien des pays amis du royaume qui suivent tout le temps une double politique, officiellement déléguer la solution à la ONU, mais de fait supporter le Maroc. Heureusement, il est possible que des plaintes soient déposées par exemple contre l’UE dans les cas des accords commerciaux avec le Maroc incluant les territoires occupés. Ces plaintes changent les donné. Mais aussi en Europe se pose la question qui va enfin faire valoir le droit international, surtout qu’en ce moment les anciens alliés du Maroc renforcent leur appui à la monarchie. Même le gouvernement allemand a fait des un éloges au « plan d’autonomie » marocain.
Ce qui est important c’est qu’on ne doit pas oublier la situation au Maroc lui-même. Il y a une profonde crise sociale et une crise même légitimité du pouvoir au royaume. Ça me semble aussi le point de départ de la stratégie militaire du Front Polisario, qui cherche avec des frappes régulières à démoraliser l’armée ennemie. Il est donc possible que le Maroc comprenne au moins, comme il l’a fait il y a plus de trois décennies, qu’il ne peut plus se permettre la guerre, qu’il n’a pas d’option militaire viable devant lui. Il est temps pour l’ONU de revenir au plan de référendum, puisque les Sahraouis selon leurs dires n’acceptent plus une situation pareille à celle antérieure aux pourparlers, pendant que le Maroc renforce sa position. Cette fois toutes les voix exigent une feuille de route claire.
Un mot sur les détenus politiques, et notamment ceux de Gdeim Izik ?
Il y a un mois, que nous avons tous les deux participé Mohamed Abdoun et Joerg Tiedjen. NDLR) à une conférence avec les familles du groupe de Gdeim Izik. Elles avaient réussi à se rencontrer dans un lieu secrèt à Rabat avec une délégation d’avocats, qui voulaient se renseigner sur le régime carcéral et l’état des droits de l’homme. Le pouvoir marocain avait intercepté la cheffe de la délégation, mais, la conférence a quand même pu avoir lieu, et nous avons suivi tous les témoignages émouvants, qui décrivaient ce dramatique calvaire et une grande injustice. Le royaume a déjà maltraité et torturé les activistes de Gdeim Izik, ils ont été condamnés sur la base d’aveux extorqués sous la torture. On les punit en plus de leurs familles, parce qu’ils se plaignent de l’injustice qu’ils subissent au quotidien. Le Maroc prétend que les Sahraouis sont des Marocains, mais les traite moins bien que les Marocains, qui sont eux-mêmes déjà maltraités. C’est une situation intolérable. On se trouve bel et bien en face d’un régime d’apatheid. Il faut que le Conseil des droits de l’homme des Nations unies intervienne. Les prisonniers politiques – aussi les prisonniers politiques marocains – doivent être libérés, eux et leurs familles ont droit à des réparations, leur sécurité doit être garantie.
On peut aussi se demander comment des institutions comme l’ONU ou des pays comme les États-Unis, la France, l’Espagne ou encore l’Allemagne peuvent faire l’éloge du plan marocain dit d'”autonomie” des Sahraouis. Il n’y a pas d’”autonomie” sous la monarchie marocain, ce serait la fin de toute autodétermination. On ne peut exiger de personne qu’il se soumette volontairement à la tyrannie. Finalement, la situation actuelle ressemble à bien des égards 2010, quand les événements de Gdeim Izik éclataient comme précurseurs du « printemps arabe » suivant.
Soltana Khaya a enfin pu se quitter sa demeure familiale où elle était séquestrée depuis 566 jours, après y avoir subi les pires atrocités avec sa vieille mère malade et sa sœur. Quels commentaires cela vous inspire-t-il ?
Gdeim Izik et le sort de Soltana Khaya étaient très présents aux campements des réfugiés. Quand il y avait une manifestation des Sahraouis à Berlin le novembre passé, on a appelé Soltana Khaya par téléphone pour lui assurer de la solidarité internationale. C’étaient enfin des militants américains des droits de l’homme qui ont réussi à briser le blocus de sa maison à Boujdour. Ils lui ont peut-être sauvé la vie. Personnellement, cela me rappelle 2009, lorsque le Maroc a refusé Aminatou Haidar, qui a également été la cible de la répression marocaine intensifiée depuis la poursuite de la guerre, le retour au Sahara Occidental parce qu’elle avait déclaré être de nationalité sahraouie. J’étais à l’époque au Maroc. La couverture médiatique était sûre de la victoire, on voulait établir un exemple. Mais du jour au lendemain, le Maroc a dû céder. Je ne me souviens plus exactement, mais je crois que l’ONU et les États-Unis avaient fait entendre leur voix. C’était une preuve qu’aussi le Maroc ne peut pas faire ce qu’il veut. Le Maroc, puissance coloniale au Sahara occidental, n’est lui-même pas « autonome ».
Où en sont les relations algéro-allemandes ? Y voyez-vous une sorte de verre à moitié vide ou bien à moitié plein, notamment sous le prisme du conflit ukrainien, et de la crise énergétique qui en a découlé ?
C’est actuellement une période de nombreuses impressions de déjà-vu. Par exemple, en 1999, il y avait déjà une fois un nouveau gouvernement à Berlin qui avait promis de résoudre la crise environnementale, et que s’est-il passé ? Il y a eu de la guerre en Yougoslavie. Maintenant, les rôles de l’agresseur et agressé semblent avoir changé, mais le développement reste encore le même. C’est comme un accident auquel on assiste, on veut l’empêcher, mais comment ? Avec la guerre en Ukraine, encore une fois la crise environnementale est mise de côté non seulement en Allemagne. On peut désormais voir les politiciens allemands parcourir le monde à la recherche de pétrole et de gaz, car ils ne veulent plus en acheter en Russie, et mener campagne en faveur des « partenariats« pour développer les énergies renouvelables, par exemple l’hydrogène. La motivation de ces politiciens n’est pas le souci de l’environnement et de la paix, ce ne sont pas des bonnes relations ou le bien-être des pays qui craignent une crise alimentaire, mais des intérêts capitalistes. C’est aussi derrière tous les rapprochements avec la monarchie marocaine, dont on peut dire qu’elle était historiquement instaurée pour servir des intérêts néocoloniaux. Lorsque le Premier ministre espagnol Sánchez a changé de cap sur la question du Sahara occidental, il semble qu’il ait tout simplement oublié l’Algérie ou qu’il n’ait pas pris les conséquences de son réalignement au sérieux. L’Allemagne, qui n’a pas d’intérêts commerciaux aussi importants au Maroc comme l’Espagne, s’est montrée plus prudente, mais déroule également le tapis rouge à la monarchie. L’Algérie était en fait en tous les deux Allemagnes de l’époque un des premiers pays après la Grande guerre mondiale, pour lequel il y avait des comités de solidarité. C’est une autre tradition, la tradition de l’antifascisme et anticolonialisme. Il n’est pas très demandé ces jours-ci. Au Maroc, la tradition anticoloniale était étouffée. Mais on ne peut pas résoudre les problèmes écologiques et de la guerre et paix si on ne cherche pas une justice globale et la fin de tout sort d’inégalité, domination et exploitation, cet à dire du colonialisme, y compris au Sahara occidental. Le verre est encore plein.
Bio express : Joerg Tiedjen était directeur d’un ciné-club à Heidelberg et organisait aussi des rencontres du cinéma méditerranéen. Il était enseignant d’allemand/langue étranger au Maroc et en Inde. Installé à Berlin, il publiait et publie régulièrement et donnait des conférences sur le Maroc et le conflit au Sahara Occidental. Il est aussi journaliste au sein d’un média berlinois.