Entretien/Professeur Yahia Zoubir à La Patrie News : « L’image du Maroc a subi des revers conséquents »
Le professeur Yahia Zoubir est une sommité planétaire en ce qui concerne les dossiers sahraoui et palestinien.
Ses analyses sont de véritables phares permettant d’éclairer et d’aiguiller les articles des journalistes et des diplomates désirant aborder ces sujets sans risquer de se faire manipuler.
Quant à ses études prospectives, elles n’ont de cesse de se confirmer et de se conforter au fil des semaines et des mois. Il en va ainsi pour le choix de Biden en faveur du maintien du statut-quo, mais retour vers la légalité internationale, le tout dans le but de tenter de préserver l’accord d’Abraham.
Washington, qui accorde une grande attention aux desiderata d’Alger, ne se permettrait jamais de s’aligner sur la position marocaine concernant l’occupation illégale du Sahara Occidental.
Même l’entité sioniste ne l’a pas fait (totalement) en se gardant bien d’ouvrir une représentation diplomatique à Laâyoune ou Dakhla Occupées. Reste à conclure pour dire que le Maroc a pris conscience qu’il a dangereusement franchi une ligne rouge à propos du MAK et qu’Alger, qui a déjà rappelé son ambassadeur à Rabat, ne compte certainement pas en rester là. C’est ce qui explique, entre autres, le changement de ton du roi Mohamed VI.
L’autre explication est à découvrir dans ce passionnant entretien….
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun
La Patrie News : Que cache le discours du trône du roi marocain Mohamed VI. Est-il vraiment sincère dans sa démarche conciliatrice, et réconciliatrice envers l’Algérie ?
Comment appréhendez-vous l’avenir des relations algéro-marocaines alors que les deux voisins ne peuvent déménager, et que, si Rabat s’est officiellement alliée à l’entité sioniste, Alger a pris la tête d’une sorte de front du refus, second du nom ?
Pr Yahia Zoubir : Il y a deux lectures possibles au discours du Roi Mohamed VI.
Une première lecture, la plus réaliste, est que le roi réalise qu’il a été trop loin dans les actions hostiles du Maroc envers l’Algérie, les dernières en date celle de l’espionnage à grande échelle contre les officiels et membres de la société civile algériens (affaire Pegasus). Plus grave encore, et la déclaration de son ambassadeur auprès de l’ONU qui a fait circuler une lettre déclarant que «le vaillant peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination», durant une réunion du mouvement des Non-alignés les 13 et 14 juillet à New York.
Il ne fait aucun doute que cela a été une des plus graves provocations à l’égard de l’Algérie.
Le roi et son entourage sont parfaitement conscients que la question de l’unité nationale est extrêmement sensible en Algérie et dépasse très largement les clivages politiques nationaux.
De tous bords, les politiques algériens ont d’ailleurs rappelé leur attachement à l’unité du pays et ont dénoncé un «appel à la sédition» de la partie marocaine.
Assimilant la Kabylie, qui a joué un rôle considérable dans la résistance à la colonisation, au Sahara Occidental, une question de décolonisation, est évidemment une aberration.
Le roi a dû se rendre compte qu’il a joué avec le feu sur cette question car lui-même ferait face à un mouvement séparatiste au Rif. Le MAK en Algérie représente une infime minorité en et ses élucubrations n’ont que peu d’impact en Kabylie.
Il me semble que le discours du roi reflète une appréhension quant à la réaction de l’Algérie.
Donc, le discours lénifiant est une simple tactique qui n’est pas nouvelle. Dans ses discours, le roi a souvent fait appel à l’Algérie pour rouvrir les frontières terrestres fermées depuis 1994.
La deuxième lecture est que le Maroc veut projeter l’image du « good guy » qui fait appel à l’Algérie, « badguy », lui signifiant que toutes les accusations depuis des années ne sauraient obstruer les liens « fraternels » entre les deux pays.
Il ne fait aucun doute que le Maroc s’est senti revigoré après la normalisation de ses relations avec Israël après la reconnaissance du président Donal Trump de la souveraineté du Maroc sur le Sahara Occidental qu’il occupe illégalement de puis 1975.
Même si les relations entre le Maroc et Israël sont bien anciennes, 2 facteurs expliquent ce sentiment de puissance : en 2010, le président déchu Bouteflika affirmait qu’il n’y aurait jamais de casus belli entre l’Algérie et le Maroc.
Une position qui ouvert la voie au Maroc pour attaquer l’Algérie sur de nombreux sujets sans craindre de riposte. Le deuxième facteur est cette normalisation avec Israël qui a incité Rabat à se permettre des prises de positions plus qu’hostiles envers l’Algérie pensant que Washington et ses alliés le soutiendront du fait de cette normalisation, en cas d’escalade. Un mauvais calcul.
Le Maroc a voulu depuis longtemps déjà une annexion du Sahara Occidental à tout prix. Mais les prises de position récentes de la diplomatie algérienne sur le Sahara Occidental et la Palestine ont faussé ses estimations.
Le Maroc a manifestement trahi sa panique et son impatience avec l’affaire Ceuta et sa brouille avec Madrid et Berlin. Jusqu’où ces affaires peuvent-elles aller, et comment expliquez-vous les réponses « tièdes de l’Europe face aux agressions et provocations marocaines ?
Il me semble que la politique étrangère du Maroc depuis la déclaration de Trump sur le Sahara Occidental et de la normalisation qui s’en est suivie a été des plus agressives. C’est un choix tactique.
Mais confronter Madrid est une chose, antagoniser l’Allemagne est autre chose. Madrid a des intérêts importants au Maroc, non seulement économiques mais aussi sécuritaires (immigration et terrorisme), ce qui lie les mains de Madrid.
Les réponses tièdes de l’Europe sont liées l’octroi au Maroc du rôle de bon élève dans la région, surtout à une époque où l’Algérie était dans une situation de non-gouvernance. Il est encore trop tôt pour anticiper les décisions de l’Europe mais ce qui est certain est que l’image du Maroc a subi des revers conséquents.
Après coup, force est de constater que le Maroc n’a rien obtenu de son « deal du siècle » et de sa trahison de la cause palestinienne. A votre avis, quelle décision finale prendrait le nouveau nouvel occupant de la Maison Blanche vis-à-vis de la déclaration de Trump sur la supposée « marocanité» du Sahara Occidental ?
Je pense que le Maroc estime que même si la situation sous la présidence de Joe Biden est celle d’un statut quo incertain, il considère qu’il peut encore compter sur les Etats-Unis et Israël, ainsi que des pays du Golfe. Le Maroc semble oublier que les Etats-Unis ont leurs propres intérêts dans la région.
Même si l’Algérie n’est pas un allié des Etats-Unis, elle est tout de même un partenaire important de Washington dans la lutte antiterroriste et sur d’autres questions. Les Etats-Unis n’opteront pas pour une position qui pousserait l’Algérie à abandonner son non-alignement et se rapprocher encore plus de Moscou et Pékin que Washington considère comme leurs principaux ennemis.
De plus, on imagine mal les Etats-Unis sous Biden, qui met en valeur les notions de droit…, maintenir la position illégale de Trump. Mais, pour des raisons de politique interne, la position sur le Sahara Occidental est implicite à travers les affirmations sur le soutien à l’ONU et la nomination d’un Envoyé Spécial au Sahara Occidental.
Ne pas rejeter la déclaration de Trump, sans pour autant la confirmer, permet aux Etats-Unis de sauver les Accords d’Abraham tout en restant dans la légalité internationale.
Le scandale Pegasus, qui n’a pas encore révélé tous ses secrets, paralyse la diplomatie marocaine. Comment est-ce que le Polisario pourrait en tirer Partie pour faire avancer la cause sahraouie au sein de l’ONU, sachant que la désignation d’un nouvel envoyé spécial ne mettrait pas un terme au conflit armé si celui-ci n’est pas détenteur d’une feuille de route précise portant organisation d’un référendum d’autodétermination et contraignant le Maroc à s’y conformer ? Quelles suites judiciaires, politiques, diplomatiques ou même géostratégiques, sont à attendre de ce scandale planétaire ?
L’adage dit que l’attaque est la meilleure défense ! Le Maroc agit comme si l’affaire Pegasus a été montée contre lui malgré les preuves accablantes. Il reste à savoir comment les Etats et individus victimes de cet espionnage vont réagir. Certains ont déjà saisi la justice. On verra bien.
Le Polisario est une des victimes de cet espionnage, tout comme la France et les journalistes et militants des droits humains marocains. Je ne pense qu’il y aura des suites diplomatiques et politiques publiques ; cependant, les Etats victimes de cette affaire prendront des mesures en fonction de leurs relations respectives avec le Maroc.
Le Polisario n’a pas attendu cette affaire pour faire avancer sa cause. Voici 45 ans qu’il lutte dans le cadre de la légalité internationale pour le droit du peuple sahraoui à l’auto-détermination. La Mission des Nations Unis pour le Référendum au Sahara Occidental, MINURSO existe bel et bien dans ce but.
La similitude entre l’apartheid marocain et sioniste, exercé respectivement au Sahara Occidental et en Palestine n’a jamais été aussi flagrante.
Avec la déclaration de Trump, ces deux questions de décolonisation sont devenues en quelque sorte étroitement liées entre elles. Comment expliquez-vous qu’il n’y ait pas (encore) un sursaut d’indignation et de révolte au sein des populations du monde entier et des institutions internationales ?
La similitude est certaine tant sur le plan de la discrimination, de la colonisation de peuplement…et les deux questions sont liées.
Les sociétés civiles et les nouvelles générations sont conscientes de ces injustices et de cet apartheid. Les mouvements de Black Lives Matter et autres ou même des compagnies telles que Ben & Jerry ont mis à nu cet état de fait inacceptable au 21ème siècle.
Il y a quelques jours de cela, des jeunes Suédois, Allemands, et Français ont lancé une campagne en faveur des enfants palestiniens et sahraouis. Ce groupe de jeunes activistes a entrepris un voyage en vélo du sud de la France jusqu’en Espagne au profit des enfants palestiniens et sahraouis, ce qui prouve une prise de conscience quant à ces causes.
Quant aux institutions internationales, elles sont dominées par des puissances qui souvent font fi du droit international pour avancer leurs propres intérêts.
Donc aussi bien Israël que le Maroc bénéficient du soutien de certaines puissances qui empêchent la résolution de ces deux conflits et de mettre fin à ces injustices qui durent depuis des décennies.
Quels buts cachés ou apparent poursuit l’entité sioniste en intégrant l’UA en qualité de membre observateur. Certains estiment que c’est pour manœuvrer dans le but d’en expulser la RASD, ou à tout le moins de bloquer et d’édulcorer ses résolutions les plus pertinentes ?
L’Union africaine, et avant elle l’Organisation de l’unité africaine, soutient la cause palestinienne. A travers un statut d’observateur, Israël envisage d’atténuer ce soutien. La RASD est un membre fondateur de l’UA.
Le Maroc a échoué dans ses tentatives de la faire expulser. Je ne pense pas qu’Israël veuille jouer ce rôle. Pour Israël, ce qui compte c’est son occupation de la Palestine.
Sa présence au sein de l’UA consiste à faire réduire le soutien aux Palestiniens mais aussi de pénétrer les marchés africains en mettant en avant son avance technologique, surtout dans le domaine de l’agriculture.
M.A
Bio express
Yahia Zoubir est professeur en relations internationales et directeur de recherche. Il a enseigné dans plusieurs universités aux États-Unis, en Chine, Europe, Inde, Indonésie, Corée du Sud, et au Moyen-Orient et Afrique du Nord. Il fait partie du comité de rédaction de plusieurs revues universitaires. Ses publications comprennent de nombreux ouvrages, dont Algerian Politics : Domestic Issues & International Relations (2020), North African Politics (2016) ; Global Security Watch-The Maghreb (2013) ; North Africa : Politics, region and the limits of transformation (2008), etc. Ses articles scientifiques ont été publiés dans plusieurs revues universitaires. Il a également contribué à de nombreux chapitres d’ouvrages et articles dans des encyclopédies.