Grandeur et décadence: Todd explique comment l’URSS aurait fait «imploser» le système social US
L’empire américain est-il en déclin ? La question mérite d’être posée. Une majorité d’Américains estimait en effet, que les États-Unis jouaient un rôle international moins important que dix ans auparavant.
Et si le déclin de l’Empire américain était avant tout social? Et si c’était feu l’URSS qui avait précipité cet affaiblissement, remportant une victoire posthume sur son adversaire de la Guerre froide?
C’est en tout cas, la terse véhiculée par l’anthropologue Emmanuel Todd, qui dans une tribune publiée par Sputnik France, estime que l’une des raisons de la « maladie de la société américaine » est à chercher du côté de la Guerre froide, durant laquelle « le système social états-unien n’aurait pas résisté à la concurrence de son homologue soviétique ».
Ainsi dire, que les États-Unis qui semblaient être sortis grands vainqueurs de leur confrontation avec l’Union soviétique au début des années 1990, « portaient déjà en eux le germe de leur effondrement social ».
Pour en arriver à de telles conclusions, l’anthropologue et historien s’est penché sur des «indicateurs très simples» de la santé de la société étasunienne. Les mêmes que ceux qui lui permirent de prédire l’implosion de l’URSS dans son premier ouvrage, La chute finale (Éd. Robert Laffont, 1976) quinze ans avant qu’elle n’advienne.
«Si cela a marché dans les années 70, pourquoi cela ne marcherait-il pas maintenant?», a-t-il en effet expliqué Emmanuel Todd lors d’une conférence qu’il a animée le 14 octobre à Paris pour le Dialogue franco-russe.
Autre indicateurs mis en exergue par le conférencier. Il s’agit notamment de la mortalité infantile élevée (5,6pour 1.000 aux États-Unis, contre 4,9 en Russie) et le recul de l’espérance de vie aux États-Unis alors qu’elle progresse en Russie.
Lequel, recul « dopé » par la progression du taux de suicide tout au long des années 2000 outre-Atlantique (14,5 pour 1.000 habitants contre 11,5 en Russie), ainsi que par l’envolée des overdoses d’opioïdes et de l’alcoolisme.
« Des morts qui, en fait, reflètent la destruction de la classe ouvrière américaine », estime Emmanuel Todd, qui oppose à cette évolution « frappante » et « négative »au pays de l’Oncle Sam… la « stabilité » du système social russe.
« Si ces tendances se confirment, cela veut dire que le modèle social russe est en train de se rapprocher du modèle européen et que les États-Unis sont en train de s’éloigner du modèle européen de l’Ouest. […] On va vers une révision assez radicale des attitudes traditionnelles », développe-t-il encore relevant que la « persistance d’un discours négatif sur la Russie est étonnante, alors qu’il est si facile de sortir des évolutions positives spectaculaires ».
Ces chiffres sont d’autant plus honteux pour les États-Unis que les dépenses sociales y sont proportionnellement plus élevées: 16,5% du PIB, contre 10 à 15% dans les pays ayant un niveau de développement comparable.
Autre statistique que brandit l’anthropologue: celle de la population carcérale, qui bat tous les records en Amérique.
Une situation, là encore inverse à la tendance en Russie, où le nombre de personnes incarcérées a été divisé par deux en vingt ans.
«En 2016, nous avons 655 incarcérés pour 100.000 habitants aux États-Unis et 328 seulement en Russie. C’est le taux le plus élevé du monde, ce n’est pas une société normale!», juge Emmanuel Todd.
Comment on a pu aboutir à une telle situation ? Toujours selon l’auteur de La chute finale, « si le système politique soviétique s’est effondré, contrairement à celui des États-Unis, la concurrence idéologique communiste a en revanche fait imploser le système social américain ».
«Il faut être capable de voir que le système social américain n’est plus le même. Cette transformation n’a pas été aussi violente que l’implosion du communisme, qui a créé des niveaux de souffrance instantanée beaucoup plus élevés. Mais quand même, obtenir dans le pays qui à la fin des années 1920 pesait 44,8% de la production industrielle mondiale une mortalité infantile absolument minable, une baisse de l’espérance de vie, c’est bien qu’il y a eu destruction de quelque chose.»
«C’est le paradoxe ultime du communisme russe, qui a été quand même assez dur pour les Russes eux-mêmes […] Le moment de la concurrence russe a été le plus beau moment de l’histoire américaine. La puissance russe a été associée à un grand moment de bien-être dans la vie des États-Unis, avec une classe ouvrière prospère », détaille l’anthropologue.
«L’Amérique est poussée au-delà d’elle-même […] Tout cela va mener à la révolution néolibérale et à un tout autre système», développe Emmanuel Todd. C’est cet avènement du néolibéralisme, «dont on commence à se rendre compte qu’il a détruit le tissu social américain», qui aurait ainsi entériné l’»implosion» du système social américain.
«Les Russes ont gagné: la démocratie américaine a été détruite, en grande partie par la concurrence du communisme», conclut l’anthropologue, qui conçoit que cette «idée» soit en Occident «difficile à accepter», dans la mesure où le système politique ne s’est pas effondré comme à l’Est.
Dj. Am