Entretien/
Jean-Paul Lecoq : « Le Maroc a le même comportement qu’Israël dans les relations avec les élus de la République française »
Connu pour avoir pris à bras le corps, la cause sahraouie, depuis plus de 30 ans, le Député français de Seine maritime, Jean-Paul Lecoq, avait, sans cesse alerté sur l’immobilisme diplomatique à l’encontre du Sahara occidental qui « risque d’avoir du sang sur les mains », relevant que le soutien français au Maroc est «la clef de voûte de cet immobilisme ».
Dans une lettre adressée au ministre français, de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean Yves Le Drian, le membre de la commission des Affaires étrangères et président du groupe d’étude sur le Sahara occidental, Jean-Paul Lecoq, a soutenu que «la France doit enfin prendre son indépendance sur cette question et mesurer que la situation est explosive » au Sahara occidental occupé, notamment dans la région d’El-Guerguerat. « La France joue à plein son rôle d’allié fidèle du Maroc au détriment du droit international », nous réaffirme-t-il dans l’entretien qui suit, accordé en exclusivité à La Patrie News.
La Patrie News : Cela fait 46 ans que le Sahara occidental est occupé militairement et illégalement par le Maroc. Après une guerre longue de 16 ans, un cessez-le-feu avait été signé entre le Polisario et le Maroc en septembre 1991 avec, comme première condition, l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Mais, depuis, rien ne fut. Quel est, selon vous, le premier responsable de ce blocage qui semble s’éterniser ?
Jean-Paul Lecoq : Le premier responsable du blocage, c’est évidemment le Maroc qui n’a jamais agi dans le cadre des résolutions des Nations-Unies. Mais il ne faut pas être dupe : le Maroc n’agit pas seul et s’il peut se permettre de ne pas respecter le droit international, c’est qu’il a de puissants alliés, au premier rang desquels la France.
La France est le pivot qui permet au Maroc de porter sa voix au sein du Conseil de Sécurité des Nations unies. La France joue à plein son rôle d’allié fidèle du Maroc au détriment du droit international.
Là où les choses se compliquent, c’est que cela signifie qu’au Conseil de Sécurité, le droit international est bafoué volontairement et que cela n’entraine aucune réaction de ses autres membres.
Ce conflit démontre donc la faiblesse de l’ONU et du droit international, et c’est extrêmement regrettable. L’ONU devrait être capable de se faire respecter, et donc de faire respecter les accords de cessez-le-feu pour enfin en finir avec ce conflit qui envenime toute la région.
Quand les choses prennent tant de temps, c’est peut-être aussi que certains pays, comme la France tirent profit des divisions : j’ai toujours pensé que si le sujet du Sahara occidental avait été réglé dès 1991 nous aurions aujourd’hui une belle et réelle coopération entre les différents États y compris le Sahara occidental, dans l’intérêt réel des peuples sahraoui, algérien, marocain, mauritanien, et de toute la région.
La Patrie News : Mais peut-être qu’entretenir la division permet de mieux dominer ?
Jean-Paul Lecoq : On l’a même vu à l’occasion de la reconnaissance de la « marocanité » du Sahara en échange de la reconnaissance par le Maroc d’Israël. Ce projet américain a été mis en place par un Donald Trump qui était dans une période de transition de fin de mandat, et qui avait envie de continuer à violer le droit international et le multilatéralisme.
Le Roi du Maroc a réussi à monnayer cet engagement, mais je ne suis pas sûr que le peuple marocain l’ait vu d’un si bon œil…
La Patrie News : Dans une lettre adressée au ministre français de l’Europe et des Affaires étrangères, Jean Yves Le Drian, en novembre dernier, vous avez mis en garde contre un immobilisme diplomatique au Sahara occidental et la France risque alors d’avoir du sang sur les mains. Est-ce toujours le cas ?
Jean-Paul Lecoq : Tout à fait, en novembre, au moment où le Maroc a décidé de briser le cessez-le-feu de 1991 en lançant une offensive à Guerguerat, j’ai alerté en urgence le ministre Le Drian afin qu’il agisse au plus vite pour faire respecter le droit international et pour en finir avec ce statu quo.
Car le statu quo bénéficie toujours à la force d’occupation : on le voit au Sahara occidental occupé comme en Palestine. Le temps permet à des colons de s’installer et de s’implanter, à des entreprises de piller des ressources naturelles, au gouvernement de mettre en place des lois visant à établir un état de fait qui permet d’empêcher un retour en arrière.
Cette stratégie va à l’encontre du droit international.
La Patrie News : Comment voyez-vous la prochaine étape de la lutte des Sahraouis particulièrement après la reprise de la lutte armée au lendemain de la violation du cessez-le-feu par le Maroc, le 13 novembre dernier ?
Jean-Paul Lecoq : Concernant la « prochaine étape », je préfère laisser les Sahraouis prendre des décisions et voir en toute souveraineté ce qu’ils comptent faire.
Ce que j’espère, c’est que la prochaine étape soit une prise de conscience par la communauté internationale de la situation et qu’un référendum d’autodétermination soit enfin remis à l’ordre du jour et préparé dans le respect des résolutions des Nations-Unies.
La Patrie News : Votre analyse et votre engagement ne sont pas partagés par beaucoup de vos concitoyens français sachant que la position de la France officielle vis-à-vis de la question sahraouie n’est guère honorable. Quel est l’intérêt (ou qu’est-ce qui fait) que la France prenne une telle position ?
Jean-Paul Lecoq : Mes analyses sont partagées par beaucoup de Français, mais par peu d’élus, c’est vrai.
Sans rentrer dans les détails, je vois trois raisons pour lesquelles la France se fourvoie dans cette violation du droit international.
Tout d’abord, je pense qu’il s’agit de préserver des intérêts stratégiques de la France avec le Maroc, au niveau commercial, ou militaire par exemple.
Ensuite, je crois que des relations personnelles nombreuses entre les élites françaises et les élites marocaines ont fait avancer la vision marocaine du conflit plutôt que la vision sahraouie.
Le Maroc a le même comportement qu’Israël dans les relations avec les élus de la République française : il mène un lobbying « de luxe » auprès d’eux. Comme l’entreprise israélienne de lobbying « Elnet », des voyages sont organisés vantant les mérites du pays, des dîners, et de nombreuses conférences visant à valoriser la vision des choses du gouvernement en place de l’État.
Ainsi, les élus non avertis peuvent aisément tomber dans le piège et se retrouver à soutenir une politique qu’ils ne comprennent pas, ou pour laquelle ils ne connaissent qu’une seule version, tronquée. Pire, ayant été accueillis, certains refusent de tourner le dos à ces bonnes intentions et n’osent plus questionner le pays sur les sujets sensibles.
Enfin, je pense que l’État français évite d’insister sur cette question, car lui-même viole le droit international à Mayotte. En effet, en droit international, une vingtaine de résolutions des Nations-Unies indiquent que Mayotte appartient aux Comores et que les référendums faits par la France à Mayotte sont nuls et non avenus en droit international.
La Patrie News : C’est la même France qui, en tant que membre permanent du conseil de sécurité, bloque toute résolution permettant à, l’élargissement des prérogatives de la MINURSO à la surveillance des droits de l’Homme au Sahara occidental….
Jean-Paul Lecoq : Tout à fait. Votre remarque rejoint ce que j’expliquais tout à l’heure : la France est un poids lourd des Nations-Unies du fait de sa place de membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations-Unies.
Son aire d’influence internationale porte (aussi) sur l’Afrique du Nord et de l’Ouest et son avis a de l’influence au sein du Conseil de Sécurité dès lors qu’il s’agit de cette zone.
Ma remarque reprend donc la première partie de vos questions concernant la colonisation : il y a eu des faits très graves commis à l’occasion de la colonisation.
Ces faits sont passés, et il devrait y avoir un travail mémoriel plus fort émanent de l’État français. Mais le plus grave reste l’influence actuelle de la France sur son ancienne zone coloniale.
On l’a vu lors de l’attaque marocaine le 13 novembre dernier à Guerguerat : il ne faut surtout pas oublier que le ministre Le Drian était à Rabat quelques jours avant. Impossible d’imaginer qu’ils n’ont pas évoqué ce sujet, et difficile donc de croire que la France n’a pas été interrogée sur cette initiative.
La Patrie News : Pourquoi les médias français n’évoquent pratiquement jamais la cause sahraouie ?
Jean-Paul Lecoq : Je pense qu’il y a un désintérêt profond de cette cause, car il y a une méconnaissance de ce conflit. Beaucoup croient déjà que les Sahraouis sont des « séparatistes », mais ce n’est pas le cas ! Ils sont indépendants et demandent à être décolonisés. C’est bien plus grave.
Donc beaucoup pensent que c’est un conflit interne au Maroc et qu’il n’y a pas forcément d’information intéressante à ce sujet.
D’autre part, les relations fortes d’amitié entre le Maroc et la France font que certains journaux ne vont pas forcément aller voir de plus près ce conflit.
Troisièmement, si l’on demande au Maroc ce qui se passe là-bas, il est certain que l’on obtient que des informations parcellaires, et optimistes sur les investissements royaux sur place.
Rien à voir avec la réalité, mais comme aucun journaliste non accrédité par le Maroc ne peut se rendre en zone occupée, si les médias français se contentent des informations officielles, ils ne trouveront en effet rien d’intéressant.
La Patrie News : Sur le plan juridique la RASD, la CJUE a ouvert, le 2 mars, sa première audience sur le recours en annulation de l’accord portant extension des Accords d’association et de libre-échange UE/Maroc au territoire du Sahara occidental, introduit par le Front Polisario, le 27 avril 2019. Est-ce le début de la fin de l’exploitation illégale par le Maroc de ses ressources naturelles du Sahara occidental ?
Jean-Paul Lecoq : Lorsque j’ai évoqué cette question le 9 mars à Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif de la Commission européenne en charge du commerce, et à Franck Riester, ministre français délégué au commerce extérieur, leur réponse a été claire : il n’y a pas de sujet.
Selon eux, l’Union européenne a fait en sorte de se conformer au premier jugement de la Cour de Justice de l’Union européenne et tout va bien : « circulez, il n’y a rien à voir »…
Cette réponse gênée me porte à croire que c’est un axe de lutte très intéressant. Attaquer l’occupant au portefeuille est toujours extrêmement utile, et j’espère que les accords de commerce UE/Maroc excluront explicitement le Sahara occidental.
Le pillage des ressources naturelles est une violation du droit international humanitaire et il serait temps d’en finir avec cette injustice.
J’espère que cela permettra de faire avancer la cause pour en finir avec l’occupation et que les entreprises finiront par arrêter de violer le droit international pour maintenir leur commerce et leurs profits sur le dos de la souffrance des Sahraouis.
Pour cela, il faut un véritable mouvement social qui porte ces boycotts, qui désigne les entreprises responsables de cela, etc. De ce point de vue, le mouvement « Boycott, désinvestissement, sanctions » qui œuvre sur la colonisation israélienne en Palestine est un exemple. Il permet de démontrer qu’il faut impérativement faire du bruit, parce que rien ne gêne plus les entreprises qu’une attaque sur leur image de marque.
Mais cette lutte ne doit jamais oublier la lutte pour libérer les prisonniers politiques sahraouis qui souffrent dans des prisons marocaines depuis 10 ans. J’ai une pensée très forte pour eux, et notamment pour Mohamed Lamine Haddi qui est en grève de la faim depuis près de deux mois pour exiger de meilleures conditions de détention.
La Patrie News : Le Maroc ne laisse passer aucune occasion pour s’en prendre à l’Algérie, la considérant comme étant une « partie prenante » dans le conflit opposant le royaume au Polisario. Qu’en pensez-vous ?
Jean-Paul Lecoq : Le conflit au Sahara occidental doit être résolu au niveau international, en respectant le droit international. Il n’est pas légitime que le Maroc s’en prenne à l’Algérie sur ce sujet.
L’Algérie soutient le Sahara occidental, et donc se place du côté du droit international.
Les rivalités entre les deux puissants voisins de l’Afrique du Nord ne doivent pas rejaillir sur le Sahara occidental.
La Patrie News : L’Algérie paie-t-elle pour ses nobles positions ?
Jean-Paul Lecoq : L’Algérie soutient le droit international et c’est ce qu’il faut retenir de cet engagement. Il est important que le Sahara occidental et le Front Polisario bénéficient d’un maximum de soutien au niveau international. C’est fondamental pour que les Sahraouis se sentent moins seuls.
La Patrie News : Les relations entre le Maroc et la France sont très fortes, pouvez-vous nous dire pourquoi ? Surtout quand il s’agit de prendre position pour le Royaume Chérifien ?
Jean-Paul Lecoq : Comme je l’ai indiqué tout à l’heure, les relations sont très fortes entre la France et le Maroc, c’est un fait.
Mais l’amitié ne doit pas consister à être complice lorsqu’un ami commet un crime. L’amitié doit être une relation de franchise.
Je l’ai dit à plusieurs reprises au ministre des Affaires étrangères : l’amitié franco-marocaine devrait justement être ce qui permet à la France d’appeler le Maroc à la raison et de faire en sorte que le Maroc et l’Organisation des Nations Unies, à travers le Conseil de Sécurité et la Mission des Nations Unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental, la MINURSO, fassent enfin ce qu’ils doivent faire, au nom du droit international.
Régler cette question permettrait ainsi d’en finir avec les tensions inutiles, et permettrait une prospérité retrouvée dans la région.
La Patrie News : Que dire de la probable révision de la position américaine concernant le Sahara occidental avec l’arrivée de Joe Biden ?
Jean-Paul Lecoq : Je reste extrêmement méfiant, car il n’a pour l’heure pas explicitement dit qu’il reviendrait sur la décision unilatérale de Donald Trump de reconnaitre la « marocanité » du Sahara.
Les Démocrates ayant tendance à plus intervenir dans le monde que les Républicains, cela me pousse à la plus grande prudence. Si l’Administration Biden pousse pour faire avancer le multilatéralisme à l’opposé de son prédécesseur, il faut que les Sahraouis pressent à Washington pour que la résolution du conflit soit à l’avantage du droit international plutôt qu’à l’avantage du Maroc.
D’autre part, l’Administration Biden ressemble à s’y méprendre à l’Administration Obama. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que la situation au Sahara occidental n’a pas évolué durant les deux mandats de M. Obama.
Je reste donc extrêmement méfiant et attentif à ce qui se dira dans ces circonstances.
Entretien réalisé par Farid Houali
Bio Express
Jean-Paul Lecoq est membre du Parti communiste français (PCF), et député de la Seine-Maritime de 2007 à 2012 et depuis 2017.
Il est maire de la commune de Gonfreville-l’Orcher (Seine-Maritime) de 1995 à 2017, vice-président de la communauté d’agglomération du Havre (CODAH) entre 2001 et 2017 et conseiller départemental du canton du Havre-3 de 2015 à 2017.
Il est également conseiller communautaire de la communauté urbaine Le Havre Seine Métropole.
Il milite pour le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui. Il se rend trois fois à New York pour porter la voix des Sahraouis au sein de l’assemblée générale de la quatrième commission de l’ONU, le 9 octobre 199739, le 10 octobre 201240 et le 6 octobre 201741.
Le 7 novembre 2010, alors qu’il projette de se rendre à Laâyoune, la capitale du Sahara occidental, afin de constater la montée des violences sur place, les autorités marocaines l’empêchent de quitter l’aéroport de Casablanca et l’expulsent vers la France le lendemain38.
Jean-Paul Lecoq s’engage contre la guerre au Yémen et les ventes d’armes de la France à l’Arabie Saoudite qui participe à l’opération « tempête décisive ».