Kaïd Ahmed, s’est éteint le 5 mars 1978
45 ans après sa mort, que dire encore de cet Homme ?
Par Kamel Bouchama
Auteur
Oui, que dire encore de Kaïd Ahmed, en ce triste jour-anniversaire de sa mort ? Eh bien, beaucoup de choses si je laisse libre cours à ma plume, car il est difficile de me modérer ou d’arrêter d’écrire, tellement il y a matière à réflexion sur cet homme, même après avoir rédigé tant et tant de pages le concernant, avec soin et surtout sans obligeance, aucune. Du reste, il est clair qu’autant de feuillets que je puisse ajouter ne suffiraient peut-être pas pour contenir le charisme et l’épaisseur politique de ce dirigeant qui n’a vécu, jusqu’à son dernier souffle, que pour la gloire et la grandeur de son pays. Alors, pour ne pas monopoliser le sujet, afin de laisser l’occasion à d’autres intervenants qui souhaitent apporter leur contribution pour compléter ce que j’ai amorcé modestement, je serai concis en cet écrit que j’ai voulu expressif, sincère, au parler vrai, au sujet de cet homme politique en des périodes cruciales de la vie de notre nation. Alors, je formule le souhait que ceux qui prendront le relais, seront nombreux pour apporter leur témoignage sur cette personnalité algérienne de premier plan, sur laquelle hélas, il fut un temps, le voile du silence a été soigneusement maintenu.
En mai 2013, j’écrivais un papier – édifiant, reconnaissaient d’aucuns, parmi ceux qui apprécient la vérité –, dans le but de décortiquer le fameux Mémorandum que Kaïd Ahmed avait adressé aux membres du Conseil de la Révolution, en décembre 1972, quelques jours avant de démissionner de ses hautes fonctions et se positionner publiquement dans l’opposition contre le régime d’alors.
Aujourd’hui, c’est le 5 mars…, c’est l’anniversaire de sa mort, c’est quarante-cinq années qui se sont écoulées depuis, et ainsi «comme un poète qui meurt jeune, tandis que l’homme survit» (1) il demeure encore dans la mémoire des honnêtes gens, comme tous ces «Grands» qui ne cessent d’exister. En effet, il est constamment rappelé aux bons souvenirs des Algériens, lui qui, obstinément, a dénoncé la corruption et s’attaquait aux «sectes mafieuses » qui, en son temps, et par pudeur — cela existait tout de même —, ne s’exhibaient pas avec l’ostentation affichée d’il y a longtemps, avant notre «Hirak», pendant les vingt années de « destruction massive du pays», pensant avec assurance que l’absolution leur était garantie.
Ma première pensée est orientée vers cet authentique combattant. Ainsi, le militant que je suis, attaché aux valeurs et aux idéaux du FLN de Novembre, je voudrais, en ce jour de recueillement, lui rendre hommage à ma façon, celle qui me commande de le commémorer par ses idées, par ses écrits, bref, par son travail inlassable avec lequel, jusqu’à son dernier souffle, prématurément, pour notre si jeune indépendance en ce temps-là, il «orientait sa voile, appuyait sur le gouvernail, et avançait contre le vent par la force même du vent».(2)
Ainsi, Kaïd Ahmed, le visionnaire, est parmi ces importants personnages, bien désigné pour être revisité, avec fierté, lui qui avait l’écrit en affection – ce moyen fort civilisé – et qui était à son époque l’unique dirigeant politique au pouvoir à avoir osé pénétrer ce créneau, en portant un regard critique sur la situation du pays, dont il assumait courageusement une part de responsabilité. D’ailleurs, il l’affirmait avec lucidité en l’examinant, en la pesant, en l’analysant, au moment où, en ce temps-là, la majorité de l’establishment politique aux commandes, s’effaçait devant le discours officiel.
Kaïd Ahmed ou Si Slimane, n’est-ce pas deux noms fortement gravés en cette personne bien née, qui aura scellé, de manière indélébile, une notoriété qui le faisait comme l’ombre et le corps avec l’amour de la patrie, le courage à toute épreuve, le sacrifice, la droiture et d’autres vertus qu’on pourrait citer fièrement, indéfiniment ? En effet, l’enfant du Sersou est allé rejoindre tous ses frères de combat qui ont porté haut l’étendard de la nation, ceux que l’Histoire n’oubliera jamais. Il s’était hissé au-dessus de tout, de par sa grandeur d’âme, devenant, ainsi, le dépositaire d’une certaine idée de l’Algérie indissociablement liée aux valeurs de Novembre. Oui, il aura porté jusqu’au bout, cette vision noble d’un pays qui devait s’inspirer de l’esprit novembriste pour entretenir son puissant souffle qui avait permis le miracle d’une indépendance chèrement arrachée et devait assurer au pays un avenir radieux. Il militait de toutes ses forces pour porter, partout, ce message de sagesse et d’humilité qui avait soulevé, hier, des montagnes et qui recélait les ressources d’un authentique progrès pour le pays.
Il œuvrait inlassablement pour cela, et tous ceux qui l’ont bien connu, depuis l’aube de la Révolution, et les militants qui l’ont accompagné dans les nombreuses missions qu’il a dirigées pendant la lutte de libération nationale, celles au niveau de l’État après l’indépendance et, enfin, au parti du FLN, n’avaient pas l’ombre d’un doute sur la fidélité aux principes, de leur compagnon aux qualités indéniables, exceptionnelles. De grandes qualités, me serinent mes génies bienfaisants, ces qualités qui reflètent son désintéressement, sa modestie en toutes circonstances, son dévouement pour les bonnes causes, sa détermination lorsqu’il s’agit de prendre des positions claires. Il était pur comme l’or, se disent-ils tous, à l’unisson…
J’ai beaucoup à dire, en effet, car Si Slimane a été pour moi une École, que dis-je, une grande École, en majuscule. Il l’a été pour beaucoup d’autres également, ceux de ma génération, qui ont été élevés dans le don de soi, dans l’abnégation et la conscience. Ainsi, pour l’économie du texte, j’irai à l’essentiel parce que je pense avoir abordé de façon suffisante – dans mon premier ouvrage : « Kaïd Ahmed, Homme d’État » –, sa vie militante, présentée aux lecteurs, en premier lieu, qui doivent connaître le parcours de cet aîné, parmi d’autres, pour ce qu’il offre comme enseignements sur le militantisme et la foi en ce pays…, de cet aîné qui a été le témoin, aux premières loges, d’une bonne partie des évènements vécus par le pays avant, pendant et après la Révolution de novembre 1954.
J’irai à l’essentiel, mais avant cela, une petite halte s’impose pour rappeler brièvement quelques aspects qui prévalaient dans la vie de ce dirigeant. D’abord, l’on comprendra, à travers cet écrit, qu’il se passionnait tout particulièrement pour la Jeunesse, l’Économie et la Culture, parce que lui-même cultivé et ayant baigné dans une atmosphère qui lui permettait de connaître le monde et l’appréhender. Il avait à l’esprit, sans aucun doute, cette pensée d’un certain philosophe qui disait que «la culture est la sphère des valeurs…» (3)
.Ainsi, il poursuivait ce chemin avec l’ardeur qu’on lui connaissait, prodiguant des conseils à ses «ouailles», principalement les jeunes, pour les encourager à faire de l’instruction et de la culture des moyens de promotion sociale et de lutte, au service du pays et des exigences du progrès dans tous les domaines.
Il a beaucoup fait pour la Jeunesse
Kaïd Ahmed croyait beaucoup en la jeunesse. Et ce qui peut être dit de lui, sur cet aspect précisément, c’est qu’il espérait que cette frange majoritaire de la population algérienne ne se réserve pas le droit, dans une fausse illusion, de penser autrement que la société dont elle est issue, société qui véhicule une Histoire millénaire en adéquation avec son temps et les événements. Alors, il s’adresse à elle dans ce style, clair, convaincant :
«La route reste longue, la tâche demeure ardue et complexe, mais lorsque la motivation est aussi claire qu’en Algérie, il y a là pour la jeunesse algérienne la porte grande ouverte pour les grandes vocations, les sublimes ambitions et la possibilité pour tout un chacun de s’atteler à l’œuvre qui le passionne […] Notre souhait est de formuler le désir de voir chaque jeune Algérien s’intégrer intimement tant au point de vue du comportement, de la démarche psychologique que de l’action dans cette extraordinaire Révolution qui se meut et se développe au premier chef dans son intérêt, précisément parce que le jeune n’est pas le passé, il est au contraire le présent et l’avenir.» (4)
L’aliénation, ne doit en aucun cas prévaloir chez la jeunesse, se disait-il, après les tentatives répétées et multiformes de dépersonnalisation subies du temps de la colonisation. Il faut revenir aux fondamentaux de notre Culture, pour être nous-mêmes, à travers «la restauration de notre identité nationale qui donne à notre indépendance sa substance et sa dignité» (5).
Son discours et ses espoirs n’ont pas changé d’un iota, depuis ce temps où, jeune lui aussi, il ne ménageait aucun effort pour la sensibilisation et la mobilisation des jeunes de sa génération pour s’orienter vers le mouvement national et plus tard dans la fournaise de la lutte pour la libération du pays. A cet effet, disons un mot sur le passé de ce haut dirigeant et son lien avec cette frange importante pour comprendre quelles ont été les motivations qui l’ont poussé, après l’indépendance, à lui consacrer beaucoup de son temps et à l’entourer de toute son affection.
Nous étions sous le joug du colonialisme abject, et déjà il pensait à ce jour où crépiteraient les armes, annonçant le début d’une révolution qui s’inscrira dans le sillage des grandes révolutions qui ont inscrit, en lettres d’or, l’Histoire des peuples épris de liberté et de justice. N’en démontre que son discours d’ouverture, le 26 août 1953, à Tagdempt, lors du 1erCongrès national de la JUDMA (Jeunesse de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien), cette organisation créée le 5 septembre 1948, par lui-même.
Ainsi, pendant cinq jours, du 26 au 30 de ce mois d’août 1953, le camp de toile dressé à Tagdempt connaîtra une animation inhabituelle, créée par des jeunes venus de tous les coins d’Algérie.
Oui, Kaïd Ahmed – le jeune d’alors – allait droit vers la cassure, sans se soucier des «formalités» qu’on lui réserverait une fois son meeting terminé ou son article de presse publié.
«Au moment où l’Afrique du Nord devient, dans des conditions que l’Histoire citera parmi les plus tragiques, une sombre jungle de brigandage, de banditisme, de lâcheté, de trahison et de répression féroce ; à l’heure où le mensonge s’est définitivement érigé en vertu et la barbarie en œuvre civilisatrice, nous voilà groupés en un Congrès que nous attendions avec une joie impatiente», lançait-il de sa tribune, à l’ouverture du premier Congrès national de la JUDMA.
Ce discours, sous forme de plaidoyer, a donné le ton à la mobilisation d’une jeunesse qui était là pour entendre un langage franc, mais surtout courageux et… on ne peut plus provocateur, disaient d’aucuns parmi ceux qui se situaient dans l’autre camp, celui de la communauté de colons. «La patience avec laquelle notre peuple supporte le désœuvrement et la misère possède des bornes mais ne doit pas être dépassée, car le risque alors devient incalculable et les conséquences irrémédiables. Dans tous les domaines, le drame algérien a atteint une limite où il n’y a que le choix de «crever» comme une vieille bête épuisée ou de réagir comme un homme digne et conscient du danger atteint.»
Il terminera son discours par ces paroles lourdes de sens, qu’on pourrait lancer à la jeunesse d’aujourd’hui qui vit d’autres problèmes inhérents à une multitude de phénomènes endogènes et exogènes. Il leur criait pour clore cette remarquable intervention : «La patrie, le peuple, les générations montantes sont en danger de mort. Vous serez demain des héros, ou alors les victimes d’un triste oubli. De toute manière, dites-vous bien que le tourbillon ne manquera pas de vous emporter dans sa rage.
Pour la grandeur et le salut du pays, jeunesse algérienne, sel et produit de cette terre, réveille-toi !
Vive l’Algérie démocratique, libre et humaine ! » (6)
C’était Kaïd Ahmed en 1953. D’ailleurs, dans ce discours à valeur historique que je propose en annexe de cette contribution, parce que peu de gens parmi les militants et les responsables connaissent, nous relevons, dans de nombreux paragraphes, l’exaspération du tribun à l’égard d’un système colonial imbriqué «dans la grande balance de la barbarie», une tournure qu’il employait fort bien pour qualifier cette France inhumaine, maculée par tant d’ignominie, et symbolisant son inique et inconcevable présence en notre pays. Alors, toujours de sa tribune, et pour ne pas rester dans le constat, il commande aux jeunes qui, plus tard, feront de bons officiers de l’ALN, de grands responsables du Parti et de l’État, ou de valeureux martyrs de notre Révolution : «il est temps de songer à d’autres principes efficaces pour hâter le terme d’un enfer épuisant…». Cet appel voulait dire beaucoup de choses, car il était tellement explicite…, et les jeunes l’avaient bien compris !
Alors, de par son ascension dans le monde de la jeunesse, pouvait-il oublier ses belles années de lutte dans le cadre du mouvement national quand, tout jeune, encadré par de fervents aînés, il faisait ses armes dans le militantisme ?
Et dans la presse…, où il utilisait sa plume, dans toute sa générosité
En effet, à cet âge-là, le fougueux « Guasmi », de la lignée des «Ouled El Qadhi» – les enfants du cadi –, d’une famille pétrie de patriotisme qui lui a tout appris, sauf l’indifférence, la capitulation devant l’adversité et l’ignorance de notre passé…, allait son chemin. Il luttait par tous les moyens dont il disposait. Il utilisait sa plume comme arme dans le cadre du mouvement de contestation politique et sociale qui s’amplifiait, en ce temps-là, pour traduire fidèlement les aspirations de la jeunesse et propager des idées nationalistes.
Alors, en intellectuel – personne ne pouvait lui contester cette qualité –, il aimait par-dessus tout cette musicalité des mots, comme il aimait en jouer… N’était-il pas prédisposé à enseigner les bonnes manières aux jeunes et n’avait-il pas passé un bon temps avec eux, quand il leur donnait des leçons de vocabulaire, de grammaire et de conjugaisons ?
Là, je fais une petite halte après cette question parce que saisi d’un accès d’hilarité en écoutant de pauvres simplets ou carrément de sinistres futés parler de « l’analphabétisme de Kaïd Ahmed »…. Mais passons, car on en verra d’autres inepties !
En effet, il en jouait tellement bien, qu’en plus, ses articles dans la presse, ont marqué cette période et avaient de l’influence dans les milieux du gros colonat qui le suivaient pas à pas, pour le contrecarrer dans son combat légitime contre leur œuvre «civilisatrice». Commençons d’abord, par sa critique acerbe après les événements du 8 mai 1945, contre le régime colonial. Kaïd Ahmed, mettra en exergue ce sinistre 8 mai dans ses écrits où le Constantinois avait été martyrisé, les autres régions du pays ébranlées, et le sang des innocents, morts pour la juste cause, allait fertiliser la conscience nationale l’élevant à un stade supérieur, celui de la fermeté et de l’intransigeance dans la revendication des droits inaliénables du peuple algérien. Alors, il l’exprimait dans les colonnes de «La République Algérienne» le 12 mai 1950 :
«A travers les siècles, on a dit et répété que la civilisation était un flambeau passant d’une main à une autre. Aussi, l’évolution des peuples est-elle un puissant phénomène que ne peuvent arrêter des événements comparables à ceux du 8 mai 1945.»
Cette position avait été jetée aux Français, bien après une série de véhémentes revendications et de cinglantes condamnations pour leur «exploit», pardon pour leur sauvage génocide. Bien plus tard, Kaïd Ahmed, le Responsable de l’Appareil du parti, expliquera :
«Point n’est besoin de dire que le 8 mai 1945 est une date historique qui a permis au peuple d’accélérer le mouvement de libération nationale… Ainsi, le 1er Novembre est la résultante des sacrifices consentis par le peuple algérien en 1945.»
Revenons à la jeunesse où il dénonçait, dans des extraits, sa situation dramatique. Il dénonçait le chômage dans lequel baignait cette génération, en prenant comme exemple la région de Tiaret, chiffres à l’appui. Il écrivait ces phrases douloureuses, avec ce souci d’éclairer l’opinion publique, en l’informant que la situation des jeunes était partout pareille dans l’Algérie colonisée :
«A côté de fortunes colossales et qui se concentrent entre les mains d’un petit nombre de privilégiés, le chômage va sans cesse croissant. Et cette situation dramatique au niveau du peuple, surtout de la jeunesse, n’émeut pas le moins du monde les tenants de l’œuvre civilisatrice […] Les générations montantes sont à la veille de connaître des lendemains encore plus sombres si l’Algérie ne veut pas se ressaisir pour édifier un nouveau régime où le droit à la vie de chacun – quel qu’il fût – serait garanti.» (7)
De par son nationalisme, son engagement derrière les principes d’une lutte noble et juste à la fois, il utilisait cette plume, dans toute sa générosité, pour rappeler aux champions de la «Liberté, Égalité, Fraternité» le drame que vivait notre jeunesse, les énormes disparités qu’elle subissait et les outrances qu’elle endurait en ces temps pénibles de la colonisation. Sans sortir du sujet, il écrivait dans le même Journal, « La Reépublique algérienne, n° 282 du 30 novembre 1951 » sur le chômage qui accablait la jeunesse, et continuait sur sa lancée :
«Pour se convaincre de cette situation, il suffit d’une brève visite dans les bureaux et autres entreprises où l’on constatera à quel point l’élément musulman est très réduit, pour ne pas dire inexistant. L’Européen, lui, y travaille et occupe tous les postes aux divers échelons. Sa femme, son fils et sa fille trouvent parfois place à ses côtés dans la même entreprise […] Mais est-ce à dire que l’Européen doive céder la place au Musulman ? Non ! Une répartition équitable du travail, un recrutement basé sur le seul mérite personnel rétablirait un équilibre indiscutable.»
Quelle belle leçon d’égalité et de justice il donnait à ces gens de l’autre bord qui, malgré leur haine du «bicot, du bougnoule», le lisaient parce que ses articles parlaient vrais et allaient au plus profond de l’être. Peut-être aussi, parce qu’il leur damait le pion par sa clarté de style et sa rhétorique qui donnait de la force et de l’élégance à ses phrases convaincantes et, on ne le dira pas assez, «acerbes et provocantes». En effet, analysées par les colonialistes, elles se situaient dans le chapitre de la provocation, car qui pouvait oser écrire de cette façon en cette époque où la jeunesse algérienne, prise dans le carcan de l’oppression, était «légalement» asservie par le statut colonial. Du moins qui osait lever la tête si ce n’était ces rares hommes de la trempe de Kaïd Ahmed qui possédaient cette force de caractère et ce courage d’affronter une administration aussi raciste qu’opprimante ?
C’est dire que les jeunes, chez ce militant convaincu des idées qu’il véhiculait et de la position de justice dans laquelle il se cantonnait, occupaient son esprit et son temps et que, pour eux, il allait constamment au charbon. N’en démontre que cette conclusion dans l’article cité précédemment, dans le même journal en 1951 : «De toutes façons, quelles que soient les solutions qui pourraient être envisagées, ce triste tableau ne pourra être effacé que lorsque le côté politique sera définitivement résolu… Il s’agit là d’un grand mal qui doit être soigné, non pas avec des remèdes de guérisseurs, mais par une décisive opération chirurgicale.»
Ainsi, et particulièrement sur ce registre, Kaïd Ahmed, une fois au sommet de la responsabilité, ne pouvait détourner son regard de ces jeunes qui espéraient de l’attention et de la sollicitude.
C’est alors que, dans ce domaine précisément, la JFLN, première organisation de la jeunesse politique après l’indépendance, bénéficiait de toute sa considération. Il voyait en elle cette relève indispensable pour le FLN, s’inscrivant dans la continuité de l’action, dans le temps et dans l’espace. Il voyait en elle cet instrument conscient de l’édification nationale, dans un climat d’entreprises hardies s’inspirant du valeureux patrimoine révolutionnaire de notre pays. En fait, il ne semblait vivre que pour elle, hautement conscient de la nécessité d’assurer la continuité et les exigences d’une relève de qualité. Alors, en pédagogue politique impénitent, dans l’espoir d’asseoir et de consolider le patriotisme de la jeunesse, il s’adressait constamment à elle avec clarté et sincérité pour la prémunir contre le chant des sirènes et l’engager sur la voie des solutions nationales dans le processus de développement du pays. Prenons en exemple cette déclaration à son adresse, à l’occasion de la célébration des festivités du 5 juillet en 1971 : «Par delà toutes les théories, le patriotisme fut, est et restera le guide et la motivation fondamentale pour toute œuvre créatrice. La transformation de notre société a pour moteur essentiel cette raison majeure, qui elle seule, soutient la marche des hommes dans la voie du progrès, de la fraternité et de la justice sociale».
Enfin, on ne pouvait, dans ce cadre-là, lui reprocher une quelconque indifférence ou un moment de lassitude ou de reniement. Je témoigne pour l’avoir vu à l’œuvre et travaillé avec lui. Je l’avais accompagné, tout comme d’autres cadres du parti et de la jeunesse, dans certaines activités en lien avec les deux secteurs –jeunesse et relations internationales –, sensibles à plus d’un titre. Inutile d’en dire plus, du fait que j’ai longuement disserté dans ce sujet, dans mes précédentes contributions dans la presse et, particulièrement, dans mon ouvrage le concernant.
Il était franc avec les Étudiants…
Quant à ses soi-disant « problèmes avec les étudiants », il faut en parler, avec sincérité et honnêteté. D’ailleurs, je ne vais pas m’éterniser sur ces moments, mais je me réserve le droit de dire qu’il est tout simplement regrettable de laisser, bien des années plus tard, planer le doute et maintenir des accusations au sujet d’un responsable se situant par son comportement, ses convictions et son parcours, loin des pratiques moyenâgeuses qui avaient cours à cette époque. Il suffirait, comme mentionné auparavant, de prendre attache avec des témoins vivants, de consulter les archives, sereinement, avec l’unique souci de rétablir les faits, uniquement les faits, sans céder aux spécialistes de la diversion, pour constater que les accusations de cette nature sont sans fondements et ne reflètent nullement la vérité.
Et là, à titre d’exemple, je cite un seul incident avec ces jeunes, au cours d’une Assemblée à la Salle Ibn-Khaldoun, en répliquant à Brixi, le responsable de l’UNEA, Kaïd Ahmed déclara : «Monsieur Brixi, vous faites mal votre travail ! Un bon avocat ne peut faire tout à la fois : insulter le tribunal, mettre en cause sa légitimité et lui demander, en même temps, d’acquitter son client», en ajoutant, avec une pointe de fermeté, que son jugement (celui de Brixi) et ses positions étaient ceux d’une minorité.
Alors, en répondant à Kaïd Ahmed, non sans une certaine éloquence et, dans tous les cas, d’une manière théâtrale, il proclama, au nom de l’UNEA :
– «Monsieur Kaïd, la minorité se retire !»
Et la salle Ibn Khaldoun se vida sous le regard amusé du responsable du parti qui interpella Brixi, en ces termes :
- «Monsieur Brixi, écoutez-moi avant de quitter cette salle. Encore une fois, vous vous trompez, je vous parle de l’Algérie profonde et vous…, vous réduisez le débat au présent et à la salle Ibn Khaldoun !»
Une fois la salle vide, et après cette passe d’armes, quelques cadres du parti – zélés, faut-il le rappeler – ont rejoint leur responsable, lui faisant savoir que tous les intervenants avaient été pris en photo et que les services de sécurité feraient «convenablement» leur travail. A ces mots, Kaïd Ahmed, pris de colère, marqua son total désaccord en déclarant péremptoirement :
«Le parti doit convaincre par le débat et non par la force. Attention, j’exige et je vous ordonne de faire en sorte qu’aucun étudiant ne soit puni pour ses idées..!».
Et, comme non satisfait par son instruction, il appuiera sa pensée en citant la célèbre maxime du Calife Omar Ibn El Khattab qui ordonnait à ‘Amr Ibn Al-‘Âs, autre compagnon du Prophète Mohamed (QSSSL) :
«Depuis quand, vous permettez-vous d’asservir les êtres humains alors que leurs mères les ont enfantés libres ?»
Franchement, comment ne pas respecter quelqu’un qui s’ouvre à vous, qui vous assure de sa pleine confiance et qui, naturellement, vous donne cette notion de ce qu’est la vie qu’il faudrait prendre avec beaucoup de respect et d’humilité, tout en sachant en profiter pour apprendre plus… ‼
En voici une bien bonne, racontée par un ancien responsable de l’organisation estudiantine qui affirmait que le dialogue avec Kaïd Ahmed, ce jour-là, fut très bénéfique et qu’il se rappellera toujours cette réplique d’un Homme plein de talent, mais surtout d’un Homme plein de simplicité et de modestie qui montre son aspect d’enjouement. « En réponse à un de nos condisciples étudiants qui disait à Kaïd Ahmed, en commençant son intervention :
– Si Slimane, nous les intellectuels…
– Arrête, lui dit-il, les intellectuels…, c’est Abùl ‘Alaï El Maâri, El Mùtanabbi, Taha Hussein, Racine, Molière et Corneille… Quant à vous, vous êtes à peine lettrés, et moi, je suis à peine alphabétisé…
« En plus de cette réplique, aussi sympathique qu’imparable, la rencontre fut nécessaire, et nous montra un responsable du parti autre que celui qu’on «peinturlurait» de couleurs fades et qu’on accoutrait de costumes inélégants. Voilà pourquoi j’avais une grande admiration pour Si Slimane. Je l’ai toujours en moi, même après sa mort, pour le courage de ses opinions, parce que ce fut un Homme respectable qui s’assumait constamment devant les grands événements et les graves circonstances », conclut l’ancien responsable de l’UNEA.
Écoutons, enfin, Kaïd Ahmed, la victime de malveillantes calomnies, qui s’exprimait dans les colonnes du « Journal de la jeunesse », en une longue interview, à l’occasion du 10ème anniversaire de l’indépendance, le 5 juillet 1972. Que répondait-il à une question ayant trait à l’Organisation des étudiants, ceux-là mêmes «qu’il avait bastonnés», comme le soutenaient d’abusifs calomnieux ?
«La jeunesse estudiantine est une partie intégrante de la jeunesse algérienne. Sa place y est d’autant plus grande que sa responsabilité future sera plus lourde. Aussi, pour l’assumer pleinement, il lui faut un développement individuel et collectif qui a un nom : organisation […] Aujourd’hui, le moment est venu pour qu’elle s’attache, sur la base d’orientations générales, à s’organiser sérieusement afin de mieux participer, non seulement à la nouvelle forme d’organisation des entreprises culturelles qui vont de pair avec les entreprises économiques, mais plus et davantage encore aux multiples tâches que requiert la révolution sur le terrain même de l’action, selon des formes et des périodes appropriées afin qu’elle puisse s’exercer, au sens de la dialectique, en confrontant théorie et pratique.»
Était-ce le casseur de jeunes qui s’exprimait ou le responsable conscient qui appelait de ses vœux la promotion de cette catégorie sociale ? Vous avez la réponse, certainement. En tout cas, il s’agissait, une fois de plus, du même stratagème pour détourner les regards des citoyens de méfaits inavouables. Si Slimane en verra d’autres, parce qu’il aura, dans sa carrière politique, à affronter de nombreuses situations caractérisées par la méfiance, la mauvaise foi et les coups bas.
Ceci dit, et pour clôturer cet épisode d’étudiants « malmenés » – je mets le terme entre guillemets –, je propose aux lecteurs, mais surtout aux impénitents incrédules, mon ouvrage sur Kaïd Ahmed, dans sa IIe édition chez l’ENAG où des témoignages avec des précisions de taille venant d’acteurs principaux sur le terrain des opérations ont pris une place importante. Je ne dirai pas plus…
La Culture, outil de transformation profonde des mentalités
S’agissant de la Culture ou, précisément, de la Révolution culturelle qu’il prônait, en tant qu’outil de transformation profonde des mentalités et de cadre de réflexion d’un patron culturel national, il avait cette ambition pour sa réussite, dans notre pays aux immenses potentialités, sa prise en charge réelle et la vulgarisation de ses fondements et de ses principes au sein des masses. Ces dernières, une fois convaincues de la nécessité d’une telle entreprise, l’auraient portée à sa concrétisation. Il disait avec forte conviction, dans une de ses conférences, pour traduire cette ambition, mieux encore, cette détermination : «Toute culture pour être authentique et représentative de la personnalité d’un peuple, doit s’affirmer clairement dans son contenu et ses formes» ? (8) N’est-ce pas qu’il est difficile, encore une fois, de se contenir lorsqu’on évoque Kaïd Ahmed, surtout dans des domaines aussi importants, comme celui de la Culture ?
C’est pour toutes ces raisons que Kaïd Ahmed insistait, constamment, sur le rôle de l’homme, sa valeur intrinsèque, ses aptitudes notamment sa formation pour constituer le chaînon nécessaire à la transmission, dans son environnement, à sa génération et celle qui lui succède, de ce qui pourrait être utile à la collectivité. Il dissertait souvent sur cet aspect pour mettre en exergue le rôle essentiel de l’homme à travers l’exemple de valeureux cadres et de grandes personnalités de l’Histoire, de la Science et de la Culture. Ces hommes qui font évoluer positivement le monde, disait-il, étant souvent, eux-mêmes, le produit de systèmes de valeur performants prenant en compte les exigences de la société. De là, et partant de ces convictions, je revisite Kaïd Ahmed, aujourd’hui, grâce à ses écrits qui nous restent et qui conservent toute leur fraîcheur.
En effet, Kaïd Ahmed était un fervent de l’art, le vrai, cela paraît étonnant, peut-être extravagant, pour ceux qui lui attribuaient, à tort évidemment, des mœurs rudes. Jeune nationaliste à l’époque, dans son « bled », à Tiaret précisément, il a su mettre à profit, en Homme expérimenté, accompagné de militants aguerris, de saines activités culturelles pour inculquer à la jeunesse cette flamme de la patrie. Sa proximité, avec un cercle de jeunes bouillonnants, lui fera découvrir celui qui savait lier le discours politique à l’ambiance artistique, offrant à la jeunesse ce goût de la belle chanson couplée à l’appel de la patrie qui enflammait leur ardeur. Il ira droit vers Ali Maâchi, un enfant du terroir déjà présent, parmi ce groupe de jeunes. Kaïd Ahmed avait détecté chez ce jeune homme les qualités artistiques qui, dans le registre de la chanson, allaient servir d’instrument de mobilisation et de sensibilisation dans la perspective du grand jour pour lequel le peuple se préparait depuis si longtemps. Il ne s’était pas trompé en apportant son aide à la formation et à la promotion de son orchestre, le jeune Ali se distinguant dans le style oranais, y mettant sa touche nationaliste et véhiculant ainsi de grands idéaux portés par cette jeunesse ardente et déterminée.
Et, plus tard, c’est ainsi qu’il concevait ses responsabilités de politique à l’homme de Culture, et donc… de bons sens. Oui, plus tard, à la tête du parti du FLN, il accordera un intérêt particulier aux associations culturelles, qui activaient dans le cadre d’Unions et de Fédérations, telles la Fédération nationale des arts lyriques (FNAL), dirigée par Ahmed Benkhebchache, un virtuose clarinettiste, secondé par les artistes et poètes de renom, les Mahboub Stambouli, Ahmed Wahbi, Mustapha Kateb et les frères Hilmi ; l’Union nationale des arts plastiques (UNAP), présidée par le peintre Farès Boukhatem, soutenu par une pléiade d’artistes peintres de renommée, dont Baya, Issiakhem, Khadda et Abdelhamid Laroussi, devenu après Président de l’Union des artistes peintres. Il y avait un autre domaine de la Culture auquel Kaïd Ahmed s’était intéressé, évaluant parfaitement son impact et son utilité pour la jeunesse. Il s’agit du 7e art pour lequel il éprouvait certaines émotions doublées de cette affection pour les grandes vedettes du cinéma international. La Fédération des ciné-clubs dont le regretté Abdelhakim Méziani, un jeune, dynamique et plein de talent, était le Secrétaire général, accompagné de cinéphiles qui maintenaient la flamme et suscitaient des vocations.
A travers cet aréopage de gens de culture, Si Slimane avait constamment à l’esprit l’homme qui se doit d’agir consciemment, de façon enthousiaste, avec résolution, mais surtout avec raison, pour se situer au niveau de ce qu’exige de lui «une culture qui est le mode de vie d’une société», comme l’assurait Platon.
En Économie, il se méfiait des théories importées….
Au sujet de l’Économie et du développement national, Kaïd Ahmed avait ses convictions – nous l’avons suffisamment expliqué, dans de précédents écrits –, de bonnes convictions, qui lui permettaient de cerner ce qui convenait pour notre pays. Il n’était pas versé dans ce domaine, «tellement technique», comme affirmaient plus d’un pour complexer ceux qu’ils ne considéraient pas des leurs. Mais de par sa longue expérience politique, il mettait en garde les cadres du pays contre les fausses solutions et expliquait l’incohérence de modèles économiques importés, n’ayant été testés nulle part et sans lien avec la réalité économique du pays, modèles qu’il qualifiait «d’habit d’Arlequin», une expression fort significative qui voulait dire ce qu’elle voulait dire…
Appréhendait-il la politique économique du pays, pour laquelle il s’était tellement dévoué ? Mais, pourquoi se poser cette question ? Est-ce parce qu’il n’était pas convaincu de la crédibilité de ce qui s’appliquait sur le terrain ? La réponse est toute simple. Kaïd Ahmed était convaincu de la justesse de ses positions, il était en règle avec sa conscience, mais faisait grief à ceux qui s’accommodaient de «certaines formes de gestion» qui ne pouvaient se perpétuer dans le temps et dans l’espace…, ces formes de gestion qui ne pouvaient être des facteurs d’essor et de progrès tant attendus par les masses de notre pays.
Il exprimait avec clarté ses réserves au sujet de la politique d’industrialisation prônée et fondée dans son principe, mais qui avait pris rapidement, selon lui, un virage dangereux conduisant à l’extraversion totale de l’économie nationale et à la dépendance à l’égard des marchés extérieurs dominés par les intérêts des puissances étrangères et des grandes multinationales. Il dénonçait cette politique d’industrialisation qu’il considérait comme une entreprise menée à pas de charge, sans une évaluation correcte des capacités réelles et des besoins du pays.
Oui, Kaid Ahmed était très critique envers la politique d’industrialisation d’alors qu’il considérait comme la mise en place irréfléchie d’une industrie de prestige, qu’il qualifiait d’«industrie gadget» selon ses propres termes, mettant en avant, pour des besoins de consommation interne et externe, des réalisations spectaculaires qui consistaient en unités «clés en main» puis, dans une seconde phase, «produits en main». Cette politique d’industrialisation qui engloutissait des prêts extérieurs importants, et plus de 50% du budget des investissements en 1974, était justifiée par l’objectif de ne pas épuiser les ressources du pétrole brut sans créer une structure économique solide. Les théories de «l’industrie-industrialisante» et de la «révolution industrielle», n’étaient en fait, selon lui, que l’habillage idéologique d’opérations extrêmement coûteuses qui précipitaient l’Algérie dans la dépendance à l’égard de l’extérieur. Il ne comprenait pas que le pays soit engagé dans l’implantation d’unités industrielles hautement capitalistiques, peu créatrices d’emploi dans un pays où le chômage sévissait à grande échelle et faisait partie intégrante de l’équation du développement.
Kaid Ahmed déclarait que le coût de création d’un emploi dans l’industrie – selon le modèle économique choisi – équivalait à celui de dix emplois dans le secteur de l’agriculture.
Il estimait que l’Algérie se dirigeait, à court terme, vers un schéma où son économie deviendrait un simple appendice du marché mondial en raison de son économie extravertie, vulnérable et non performante. En même temps, il avertissait des conséquences futures d’une «industrialisation» qui constituait une saignée permanente pour les finances publiques du pays et une aubaine pour la communauté des industriels étrangers, des bureaux d’études engagés à grands frais et les intermédiaires locaux et étrangers qui gravitaient autour des centres de décision économique.
Ainsi, il se méfiait des théories économiques importées, non éprouvées ailleurs et «offertes» comme une panacée aux problèmes du sous-développement, tout en tirant la sonnette d’alarme au sein des appareils et institutions spécialisées, sur une dépendance de l’économie algérienne, en raison de la rentabilité faible voire quasi nulle d’unités industrielles coûteuses qui tournaient rarement à plus de 50% de leurs capacités. Alors, comment justifier quand on fabrique des produits de mauvaise qualité, le choix d’un modèle économique basé sur la haute technologie pour des raisons de compétitivité des prix à l’exportation ?
Nombre d’économistes de renom soutiendront les mêmes thèses et abonderont dans le même sens. On relève dans une publication spécialisée de l’académie de Bordeaux, cette assertion : «Lorsqu’un pays cherche à se développer par extraversion, le risque, c’est la désarticulation de son économie. D’un côté, il y a un secteur de l’économie moderne, et il est en contact avec l’extérieur, tandis que de l’autre côté, il y a la société traditionnelle qui ne se développe pas, et entre les deux il y a l’économie informelle.» (9).
Alors, quelque peu contrarié, il ne pouvait adhérer à cette «aliénation qui devenait la pire arme qui soit pour asservir un homme et le rendre amorphe, dépendant, assisté, esclave de son ventre. Nous sommes tentés de le paraphraser pour dire qu’«hier, nous étions au bord du précipice, aujourd’hui, nous avons fait un pas en avant». De plus, boulimiques que nous sommes, nous ne savons ni acheter ni encore moins vendre.», confirmera, en l’écrivant, des années après, un de nos quotidiens de la presse nationale. (10).
Kaïd Ahmed vivait de positions claires et engagées
Au regard à tout ce qui précède, Kaïd Ahmed n’était-il pas le politique, l’authentique, celui qui vivait de positions claires et engagées, qui transcendait toutes les circonstances subjectives et les situations apocryphes, parce qu’il voulait faire dans le sérieux ? Alors, tout en agissant posément pour un véritable progrès du pays, il refusait le «bricolage», comme il l’appelait, une pratique en usage quand disparaît l’inspiration et qui, assurément, n’était pas dans sa culture. Et dans ses envolées exprimant de grands principes dans une optique de discernement, mais aussi de refus, il reconnaissait le leurre dans les programmes de développement national et, pour toute réponse, faisait «un vivant reproche aux prélats décorés» (11).
Je me pose encore une autre question. Ne puis-je pas dire que Kaïd Ahmed, l’Homme d’État certes, mais le patriote avant tout, cultivait l’amour de la patrie, dans la fidélité aux principes ? J’ai beaucoup disserté au sujet de ces deux vertus fondamentales chez l’Homme et le Dirigeant qu’il était. En effet, le patriotisme, dans son esprit, est un sentiment fort et une pratique noble, un accomplissement, prélude au don de soi, aux sacrifices au service de la cause suprême : le pays et le peuple. De ce fait, lorsque l’on procède à l’analyse honnête du parcours de ce militant au long cours, son expérience politique avérée acquise dans le feu de l’action au sein du mouvement national et durant la lutte armée, son action aux différents postes de responsabilité occupés après l’indépendance du pays, nous oblige à retourner à chaque phase de ce riche itinéraire, à une ligne de conduite à laquelle il demeurera constamment attaché. Cette vision de la politique et de sa pratique, à aucun moment, il ne s’en départira tout au long de sa carrière militante et politique. Précocement, il avait fait montre de sa personnalité libre et réfractaire à tout carcan organique qui bride et étouffe la réflexion et les initiatives. S’il avait la culture du respect et de la loyauté sans faille envers les formations politiques dans lesquelles il avait milité, ses convictions l’avaient amené à quitter le PPA, lui, ce jeune militant, après avoir décelé les germes de la division au sein du mouvement national, qui se nourrissaient de cette conception de «l’homme omniscient et infaillible» auquel il faut déléguer, sans mot dire, le destin de la nation. Cette conception qui remet à l’esprit la remarquable réplique de Shakespeare : «Non pas que j’aimais moins César, mais que j’aimais Rome plus encore…». Ainsi comme disait un philosophe «son patriotisme avait tous les aspects d’un sentiment religieux. Il avait ses rites, ses symboles, ses hymnes, ses cérémonies»(12).
Enfin, Kaïd Ahmed, n’a vécu que pour son pays…
Là, sur ces aspects importants, je me réfrène parce qu’il y a tellement à dire sur l’homme. J’ai pris la liberté, en ce 45ème anniversaire de sa mort, de rappeler des faits historiques méconnus ou occultés, c’est selon, pour mettre en avant les dures épreuves qu’il a eu à supporter durant sa carrière politique parce qu’il avait fait le choix d’une autre démarche sans accepter le moindre compromis qui, dans son esprit, flirtait souvent avec la compromission. J’ai essayé de rapporter modestement ce que je sais de cette personnalité nationale, par devoir de vérité uniquement, sans intentions, aucune, de provoquer, de charger ou de culpabiliser qui que ce soit. Cependant, le devoir de vérité me réserve le droit de déclarer, à haute voix, parce qu’ayant vécu des moments inoubliables avec ce grand dirigeant, à l’instar de mes amis de la jeunesse et du parti, qu’il a été récompensé par l’ingratitude… Restons-en là pour l’instant. Cette ingratitude et la mémoire de l’oubli se sont imposées malheureusement, chez nous, il y a bien longtemps, comme une «culture», fortement développée, et dont nous sommes témoins, à travers les pratiques et usages de nos institutions.
Même à titre posthume, et dans une ambiance d’amnésie – contentons-nous de ce terme écœurant–, il aura connu des situations extrêmement pénibles pour ne pas dire inqualifiables. La vindicte et le harcèlement, de son vivant, continueront même après sa mort, témoin en est son enterrement, au milieu des siens, en ce 10 mars 1978, où la République – je l’écris en majuscule, parce que je la respecte, comme il nous l’avait appris –, cette République pour laquelle il a inlassablement combattu et bravement milité, a lamentablement failli en utilisant tout son «savoir» à travers ses «hommes», leurs intimidations et autres formes de pressions, depuis le rapatriement de son cercueil jusqu’à sa mise en terre et les suites qui s’en étaient suivies avec la mise à l’écart de tous les cadres principaux de la wilaya de Tiaret. Leur tort était de n’avoir pas su contenir la marée humaine qui avait bravé tous les interdits et pressions pour manifester sa sympathie et sa reconnaissance à un homme qui avait donné le meilleur de lui-même à la patrie. J’ai déjà raconté longuement cet épisode qui ne nous honore pas, dans mon ouvrage sur ce dirigeant « Kaïd Ahmed, l’l’homme d’État »
Mais comme je le soulignais dans tous mes écrits, la loi de l’Histoire, l’authentique, est là pour rendre justice et restituer les faits. Alors, je dis dans une communion d’idées avec feu Kaïd Ahmed, s’il a été récompensé de la manière que rapportait Moucharef Eddine Saâdi, poète et philosophe persan : «Tous ceux à qui j’ai enseigné l’art invincible de bander l’arc et de lancer le trait, m’ont finalement pris pour cible», l’Histoire, elle, parce qu’impartiale et tranchante, quand elle sera écrite par des historiens, académiciens ou personnes objectives, ne manquera pas de rétablir la vérité le concernant. Quant à moi, connaissant une infime portion de cette vérité, je me suis permis dans cette contribution de rappeler aux jeunes ce que fut Kaïd Ahmed, le militant, le politique, le visionnaire, en un mot…, l’homme d’État.
J’ai donc tenté, à travers cet écrit – là est mon objectif premier – d’évoquer les qualités de celui qui n’a vécu que pour son pays, son peuple, celui qui mettait constamment en avant l’intérêt de l’Algérie, balayant d’un revers de main les honneurs, la gloire éphémère, les positions et les avantages liés aux fonctions, enfin celui pour qui le sacrifice, le travail assidu, l’amour du bien n’étaient pas de vains mots et des expressions vides de sens.
Ceci dit, je tiens à préciser pour ceux qui me liront qu’en aucun cas je ne voudrais qu’ils pensent que je peins à dessein cette importante personnalité de l’Histoire de notre pays en «contestataire impénitent». Non, je m’inscris en faux ! Si Slimane – je le dis avec beaucoup de respect – avait du «caractère», mais il avait de la classe et révérait tout le monde, sauf les malotrus, les vacillants, les immoraux et les flagorneurs obséquieux. Ceux-là…, il ne pouvait les supporter. Il avait entièrement raison !
Enfin, en guise de conclusion, je dis, n’’est-ce pas le temps de s’investir totalement pour inciter les capacités humaines du pays à se départir de leur frustration et s’engager fièrement dans une vaste entreprise de renaissance du pays et sa restitution à tous ses enfants, pour ne pas être «victimes d’un triste oubli» ? Ainsi, je termine sur cette remarquable conclusion sur laquelle a statué Kaïd Ahmed, il y a plus de cinquante et un ans et qui demeure d’une actualité confondante… Voici pour les lecteurs ces belles paroles quand il écrivait : «Plaise à Dieu que la raison, la sagesse, le patriotisme et le sens des responsabilités historiques puissent prévaloir en toute hypothèse et contribuer à donner aux mortels que nous sommes la capacité de transcendance et la force d’âme si nécessaires à l’accomplissement d’un devoir sacré qui commande de tout vouer à la sauvegarde, à la permanence des intérêts supérieurs de l’Algérie, de son Peuple et de sa Révolution. C’est là notre vœu le plus fervent.»
Kamel Bouchama
ANNEXE
Discours de Kaïd Ahmed,
prononcé à l’ouverture du 1er Congrès de la JUDMA
(Jeunesse de l’union démocratique du Manifeste Algérien),
du 26 au 30 août 1953 à Tagdempt, Tiaret.
Mes chers amis,
Au moment où l’Afrique du Nord devient, dans des conditions que l’Histoire citera parmi les plus tragiques, une sombre jongle de brigandage, de banditisme, de lâcheté, de trahison et de répression féroce, à l’heure où le mensonge s’est définitivement érigé en vertu et la barbarie en œuvre civilisatrice, nous voilà groupés en un Congrès que nous attentions avec une joie impatiente.
Réunis dans le cadre d’un site évocateur dont le charme naturel s’associe harmonieusement aux prestigieux souvenirs qu’il évoque, vous allez pouvoir vous recueillir pieusement sur les empreintes d’un récent passé fait de bravoure, de patriotisme et de noblesse.
En effet, là devant vous s’est située, il y a à peine cinq quarts de siècle, l’âme de la résistance algérienne. Sous vos pas, vous avez encore des traces vivantes d’une figure illustre et vaillante. Ces fiers arbres presque centenaires du haut de leur cime ; cette rivière – la Mina – aux eaux abondantes dans sa course majestueuse ; ces chemins s’entrecroisant et tortueux, témoins de chevauchées de vos ancêtres ; ces montagnes imperturbables et discrètes, ces éléments de la nature que rien n’a pu effacer ; tout cela nous édifie aujourd’hui mieux que ne peut le faire le plus objectif des historiens parce qu’ils ont été témoins implacables des actes héroïque de leurs hôtes illustres.
Là-bas sur le flanc de la colline d’autres arbres, d’autres ruines vous rappellent, eux aussi, un vestige plus ancien, et non moins prestigieux. C’est là en effet que se situe la vieille Tahert, cité musulmane créée par le pieux Abderrahmane Ibn Roustom. Cité qui souligne, malgré les servitudes du temps, un des aspects de notre vieille et brillante civilisation, n’en déplaise à ses vils détracteurs.
Les ruines que vous venez de franchir, symbole d’un deuil séculaire, un dépit d’une destruction systématique et malgré une défiguration obstinée et criminelle, demeurent encore dressées pour vous rappeler leurs heures de gloire, de détresse et la raison de leur existence d’hier et de leur tristesse d’aujourd’hui.
Puissent ces souvenirs et les appels de l’écho lointain, mais vibrant encore de l’âme qui les avait animés, guider vos consciences dans la voie du salut de la nation algérienne.
Né au milieu de ce magnifique panorama dont la splendeur cache mal le deuil qui s’appesantit sur toute chose, il m’échoit l’honneur de vous accueillir au nom de ce sympathique groupe de jeunes qui m’entoure. Au nom de la population de Tiaret et de sa région, au nom de ces vestiges toujours valables et vivants, permettez-moi de vous souhaiter la plus chaleureuse et la plus vive des bienvenues.
Comme vous l’avez constaté, notre triste et pourtant magnifique cité est exagérément pauvre. Nos jeunes constituent l’armée oisive des rues, nos adultes gémissent sous le poids d’un chômage hideux, savamment entretenu pour les besoins d’une cause toute petite et laide.
Le manque de toute industrie, l’immensité de propriétés individuelles où un matériel ultramoderne a remplacé sans le moindre scrupule la main de l’homme du pays font que la situation va du dramatique au tragique.
En dépit de ce phénomène très colonial qui n’est pas particulier à cette région mais au pays tout entier, sachez que les Tiarétiens sont généreux dans le partage de leur sel.
Ils s’appliqueront à vous gâter au-delà de leur possibilité. Attachés plus que partout ailleurs à l’idéal qui nous est commun, ils sont cependant exigeants. Mais convaincus de la profondeur de votre patriotisme et de votre foi, ils vous font confiance pour que cette rencontre ne soit pas une simple détente, ou une occasion de discussion académique et stérile, mais l’ébauche d’une œuvre constructive pour demain.
La patience avec laquelle notre peuple supporte le désœuvrement et la misère possède des bornes, mais ne doit pas être dépassée, car le risque alors devient incalculable et les conséquences irrémédiables. Dans tous les domaines, le drame algérien a atteint une limite où il n’y a que le choix de «crever» comme une vieille bête épuisée ou de réagir comme un homme digne et conscient du danger atteint.
Par ailleurs, n’oublions pas messieurs, qu’en Tunisie, prolongement naturel de la mère patrie, mitrailleuses et balles de fabrication américaine, maniées par ceux-là mêmes aux côtés desquels nous avions combattu pour une cause que nous pensions juste, fauchent quotidiennement la fine fleur de la jeunesse tunisienne, partie intégrante de notre chair et de notre sang.
Au Maroc, la situation est un drame dépassant les cimes de l’odieux et de l’abominable. Son illustre et digne souverain Sidi Mohammed ben Youssef, le seul que nous puissions reconnaître en tant que fidèle à notre religion est lâchement kidnappé par le banditisme des négriers du lieu. Permettez-moi d’anticiper sur les résolutions que vous ne manquerez pas de prendre pour lui adresser à cette occasion, en votre nom, au nom de la population de Tiaret profondément affligée de ce lieu même où l’Emir Abdelkader, son frère de lignée, a su opposer une résistance patriotique et une foi de granite dont le Sultan Sidi Mohamed vient de rééditer l’exploit – dans des conditions certes différentes, mais non moins dignes – le respectueux hommage de notre déférente affection.
La Tunisie martyre de l’enfer colonial, le Maroc mis à feu et à sang à l’ombre du rideau d’acier qui l’entoure, l’Algérie enchaînée par un système de coercition qui n’envie rien aux méthodes de fer de Hitler, sont la proie désarmée d’une férocité sans nom sous l’œil bienveillant de certaines nations dont la vocation est la prospérité économique et la suprématie mondiale aux dépens des peuples désarmés.
La regrettable attitude de la nation dite protectrice est incontestable et ne laisse plus aucun doute dans nos esprits. La bande d’aventuriers qui agit au nom de son prestige et sa souveraineté, manie la loi de la jungle avec maestria et entièrement à sa guise.
Une fois pour toutes, dites-vous que nous sommes laissés et abandonnés à notre propre sort. Cela n’est-il pas heureux dans une certaine mesure aussi paradoxale que cela puisse paraître ? Il n’est plus question de tourner ce regard ailleurs. Les pays susceptibles de nous apporter leur appui bien qu’ils possèdent des moyens pacifiques et efficaces, connaissent des obstacles qu’il faut leur laisser le temps de franchir.
Nous ne sommes jamais leurrés quant à nous. Partout les tractations matérielles dominent les débats dans ce siècle tourmenté. La vocation humanitaire a cédé la place partout à la ruse et à la lâcheté. L’humanité est devenue la proie d’un vaste gang.
Çà et là, de temps à autre, des voix s’élèvent dans un sursaut de courage et de dignité humaine contre les monstruosités du banditisme international, pour le moment dans la grande balance de la barbarie.
C’est dire qu’il est temps de songer à d’autres principes efficaces pour hâter le terme d’un enfer épuisant. Soyez d’excellents pasteurs et mettez en garde vos frères contre la ruse des mauvais bergers.
Dans vos périmètres parcourez les rues et les campagnes. Soyez le journal et la radio des infortunés. Soyez partout à tout moment et en toute circonstance au service de la bonne et juste cause : la libération du pays.
La patrie, le peuple, les générations montantes sont en danger de mort. Vous serez demain des héros ou alors les victimes d’un triste oubli. De toute manière, dites-vous bien que le tourbillon ne manquera pas de vous emporter dans sa rage.
Pour la grandeur et le salut du pays, jeunesse algérienne, sel et produit de cette terre réveille-toi.
Vive l’Algérie démocratique, libre et humaine
La République algérienne n° 365 du septembre 1953.
Notes :
1- Citation de Charles-Augustin Sainte-Beuve
2- Émile Chartier, dit Alain, Essayiste et philosophe français
3- Mac Iver (1882-1970), sociologue et politologue américain, d’origine écossaise.He taught at the University of Aberdeen and later at Canadian and US universities, principally Columbia (1915 – 26). Il a enseigné à l’Université d’Aberdeen et plus tard aux universités canadiennes et américaines.
4- Extraits du message de Kaïd Ahmed à la jeunesse algérienne à l’occasion du 24 avril 1971. Il faut signaler, aux jeunes, que le «24 avril» de chaque année était fêté dans tous les pays du monde et symbolisait la «Journée internationale de lutte de la jeunesse contre le colonialisme, le néocolonialisme, l’impérialisme, le sionisme et l’apartheid.»
5- Mohamed Seddik Benyahia, alors ministre de l’Information dans une conférence : «Les mutations psychologiques dans la Révolution algérienne», donnée en mars 1970, aux étudiants d’Alger.
6- Le contenu de ce discours est reproduit dans mon ouvrage : « Kaïd Ahmed, Homme d’État »
7- Extrait d’un article de Kaïd Ahmed dans La République Algérienne n° 282 du 30 novembre 1951, sous le titre : «Un exemple édifiant, le drame de la jeunesse algérienne »
8- Kaïd Ahmed dans sa conférence intitulée : «la Langue et la Révolution culturelle».
9- «Les conditions et les limites de l’extraversion», titre d’une communication de l’Académie de Bordeaux, publiée dans : webetab-bordeaux.fr/Établissement.
10- «Une solution concrète à la lutte contre le chômage, la misère et l’exclusion » par Ali Tehami El Watan du 27 août 2009.
11- Émile-Auguste Chartier dans « Les passions et la sagesse », Bibliothèque La Pléiade, Gallimard 1960.
12- Théodore Ruyssen, philosophe et pacifiste français. Il a milité pour la Société des nations et pour la paix.