La «bleuite» : complot ou crime impardonnable ?
Soixante trois ans après les faits, les purges sanglantes opérées, essentiellement dans les maquis des Wilayas III et IV contre de jeunes moudjahidine fraichement recrutés, continuent à nourrir la polémique et à diviser les intervenants en histoire entre deux camps : ceux qui estiment que le commandement de la révolution au niveau de ces deux wilayas, jaloux de son autorité ou «bêtement disciplinés», visait à expurger les «intellectuels» des rangs de l’ALN, et ceux qui, plus bruyants dans les débats actuellement, jurent qu’il s’agit d’une machination odieuse, ourdie par les services ennemis en vue des déstabiliser l’ALN à une période cruciale de la guerre. D’où ces confusions entretenues par des témoignages manquant souvent de pertinence et empreints d’idées préconçues. Car mêmes les récits des témoins directs, tels que les officiers français, capitaine Léger en tête, ou des officiers de l’ALN ne disent pas tout sur cet épisode.
Si tous les témoignages et récits s’accordent sur les conditions dans lesquelles ces événements ont eu lieu – interpellation de la jeune fille Roza en Kabylie, la première purge qui s’en est suivie dans l’entourage du PC de la Wilaya III, la mise en place de tribunaux pour juger de présumés coupables de relations avec l’armée ennemie, les tortures, les exécutions… – les avis divergent sur les raisons qui auraient motivé cette campagne. Chose qui explique l’avalanche d’interrogations autour de cette affaire : comment tout un commandement de wilaya pouvait-il continuer à agir dans l’aveuglement pendant si longtemps ? Pourquoi les autres wilayas ont-elles pu échapper à la contagion ? Pourquoi la direction de l’extérieur n’a pas réussi à stopper cette machine infernale ? Pourquoi n’a-t-elle pas sanctionné les coupables ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’enquête ? Autant de questions qui taraudent les esprits, et qui, malheureusement ne trouvent que des réponses tronquées ou alambiquées.
Il est clair que, sur le coup, la majeure partie des combattants de l’ALN ne savaient pas ce qui se tramait. C’est bien plus tard, à la disparition du chef de la Wilaya III, le colonel Amirouche notamment, qu’ils se rendaient compte de l’ampleur du massacre. Il faut rendre hommage au commandant Abderrahmane Mira, successeur «indésirable» d’Amirouche, qui a pris la décision de libérer, sans attendre, les prisonniers qui étaient encore détenus injustement dans les casemates, dans le cadre de cette opération qui restera, quelles qu’en soient les justifications, comme une tache noire dans l’histoire de la Révolution.
Cela dit, on ne peut nier que, pour une grande partie, ces purges de l’ALN, étaient la conséquence d’une vaste campagne d’intoxication menée par le service de l’action psychologique de l’armée française, qui a mobilisé une armada d’officiers et d’énormes moyens pour ces opérations. Cette stratégie qui érigea l’intoxication et la torture en système, devait être généralisée et pratiquée à grande échelle. Selon l’analyse de certains historiens, les états-majors français avaient dès le début de 1957, essayé d’exploiter l’étiolement des relations entre la direction du FLN/ALN, installé en Tunisie, avec les maquis de l’intérieur et l’état de dispersion de ces derniers. Ils ont tenté, au début, de manipuler certains officiers de la Wilaya IV, en vain.
Tandis que, en wilaya III, le coup aurait marché au-delà de toute espérance pour les promoteurs de cette conspiration. Le capitaine Léger qui était chargé de l’opération s’en délecte dans ses Mémoires.
Or, dans le témoignage de ce zélateur à la solde du colonel Godart, comme dans tous les récits des thuriféraires du colonialisme français, les glorifications rivalisent avec les mystifications. Ainsi, certains auteurs donnent un nombre de victimes qui dépassent de loin le nombre total de combattants dans les wilayas concernées par les purges. Ce qui rend ces versions peu crédibles, voire même fantaisistes. Mais est-ce pour autant que les officiers des services de propagande français n’ont pas atteint leur objectif ? Car, même s’il ne s’agit que de quelques centaines – les ouvrages les plus sérieux estiment le nombre de victimes de la bleuïte entre 35 et 400 – le résultat est calamiteux pour l’image de l’ALN et la révolution algérienne.
Certes, les purges «n’ont pas réussi à entamer la marche en avant de la lutte de Libération nationale», comme l’affirme le moudjahid Brahim Lahrèche dans son ouvrage Algérie, terre des héros (2011), mais elles ont sérieusement altéré son image, et introduit des doutes, difficiles à dissiper, sur les fondements même de la lutte engagée contre l’occupant. D’abord, parce que cette histoire a été longtemps occultée par l’historiographie officielle algérienne, et parfois exploitées à des fins inavouées. Puis, il y a la personnalité d’Amirouche, sur laquelle les écrits se sont focalisés pour tenter de minimiser ou de relativiser ces purges, ou pour diaboliser l’homme et le dépeindre sous des traits peu reluisants : comme un sanguinaire anti-intellectuel.
Ce n’est pas un hasard si tous les ouvrages parus ces dernières années, et consacrés à la Wilaya III, parlent de la même voix en évoquant cet épisode douloureux de la guerre de Libération nationale. De Djoudi Attoumi à Hocine Benmaallam, en passant par Hamou Amirouche et Saïd Sadi, l’inégalable parcours révolutionnaire du «lion de la Soummam», sa stature d’homme d’Etat avant la lettre et de stratège hors pair, occultent toutes les zones d’ombre qui entourent certaines de ses décisions. C’est pourquoi, il n’est pas toujours aisé de dépassionner le débat sur cette question. Ce qui n’aide pas à avancer dans le projet d’écriture de l’histoire, alors que toute nouvelle parution sur l’histoire est censée y contribuer.
In Memoria