Laghouat, 1852 : devoir mémoriel, exigence politique
« Je dédie cet ouvrage aux martyrs de Laghouat de 1852 et à Zerrouk, parent de ma grand-mère Aicha exécuté dans les jardins de Sidi Mimoun »
Mohammed Chettih, La bataille de Laghouat. Le génocide. Décembre 1852,première publication en 2011, réédition en 2022, Elalmaia, Algérie (dédicace p. 1)
Décembre 2024 :Ghaza subit depuis plus d’un an une énième agression dont le caractère génocidaire est déjà amplement documenté et acté par des spécialistes du sujet. Uneclasse politico-médiatique néocoloniale et arrogante impose en France, en Europe et en Occident une chappe de plomb, un silence honteux, sur le sujet. Les grands médias se transforment en fabrique du consentement aux massacres. Les lieux de savoir se taisent, font le dos rond, nonobstant les mobilisations de quelques résistants.
À l’approche d’Alger, le ciel s’éclaircit.
La route qui va vers le Sud est jalonnée de repères solides pour qui veut retrouver le Nord… et le sens de la résistance. L’aéroport Houari Boumediene à l’atterrissage, l’hôpital Frantz Fanon à l’approche de Blida, l’université Yahia Fares[1] à la périphérie de Médéa… les paysages magnifiques et au loin Laghouat et ses figures de la résistance à la conquête/dévastation coloniale: Mohamed Ben Abdallah[2], Benacer Benchohra ben Ferhat[3] etTelli Ben Lakhal[4]. Ces derniers étaient à la tête des résistants qui affrontèrent les troupes coloniales françaisesde la mi-novembre 1852 jusqu’à l’assaut décisif du 4 décembre. Ce dernier fut poursuivi par le massacre de civils, les habitants de Laghouat, le jour même et ceux d’après.
Laghouat, 3 décembre 2024 :une émission est enregistrée, par la chaine de télévision algérienne, à l’entrée du fort Bouscaren – sur les lieux du carnage perpétré par l’armée coloniale Emission Fort Bouscaren (© Yazid Ben Hounet)
Sur le plateau, l’avocate Fatima Zohra Benbraham, le journaliste et écrivain LazhariLabter, les historiens Aissa Bougrine et Mohamed Doumir
Emission Fort Bouscaren (© Yazid Ben Hounet)
La composition est à l’image de la dimension de l’événement et du devoir de mémoire qu’on lui accorde : un devoirportébien sûr par les enfants de Laghouat (ici, sur le plateau Labter et Bougrine ; dans la citation, Mohammed Chettih), mais également bien au-delà de la wilaya. C’est que le massacre de Laghouata, fort probablement, constitué l’un des pics génocidaires les plus marquants de la dévastation coloniale (voir mon texte « Laghouat, 1852 : pic génocidaire », Le Soir d’Algérie 9 mars 2025). 1852 est à ce titre qualifiée d’année de l’anéantissement, du vide (‘am al khaliya) dans la mémoire locale. Entre deux tiers et trois quartde la population, entre 2300 et 3700 selon les sources et estimations,aurait été exterminé durant la semaine qui suivit l’assaut du 4 décembre 1852.
Le 4 décembre 2024, au matin, sociétés civiles (associations du 1er novembre 1954, association du 4 décembre 1852, scouts, etc..), citoyens et officiels se rassemblent en périphérie de la ville, à l’entrée du carréétabli à la mémoire des martyrs
Jardin des Martyrs (© ElliLorz).
Jardin des Martyrs (© Yazid Ben Hounet).
Entre 40 et 80 personnes furent, selon la mémoire locale, brulées vives, dans des sacs de jute, par les troupes coloniales, les jours qui suivirent le massacre perpétré dans leqsar de Laghouat. 1852 est également appelée ‘amashkaiar, « l’année des sacs », en référence à cet épisode d’exécutions barbares. Le wali (préfet)et les autorités locales de Laghouat inaugurent la journée par une petite cérémonie. Un ancien moudjahid et un imam prononcent les louanges aux martyrs et les prières qui leur sontdues. Le drapeau est hissé. Les personnes présentes se recueillent devant le carré des martyrs et repartent.
Dans la foulée, une rencontre est organisée à l’Université de la ville. Elle est précédée par différentes prises de paroles – le président de l’Université et divers responsables locaux. L’historien AissaBougrine anime la séance consacrée au « Génocide de Laghouat du 4 décembre 1852, crime contre l’humanité, imprescriptible »
Conférence Université (© Yazid Ben Hounet).
Elle a lieu en présence et avec les interventions de l’avocate Fatima Zohra Benbraham, de Mohamed Doumir, de l’historien local Mohammed Chettihet du professeur Mohamed Amine Belghit
Conférence Université (© Yazid Ben Hounet).
La salle est pleine. Jeunes et moins jeunes sont présentset particulièrement attentifs aux exposés des intervenants.
Dans un local à proximité sont exposés des œuvres artistiques (essentiellement des peintures), réalisées pour rendre compte et se souvenir de cette séquence de décembre 1852.
Le même jour, à plusieurs milliers de kilomètres de là, est inaugurée, dans la capitale de l’ex-puissance coloniale, une plaque explicative. Le Conseil de Paris, à l’initiative de Pierre Mansat et des élus communistes de la ville,appose une plaque commémorative de l’événement, rue de Laghouat, dans le 18ème arrondissement[5]. Cette décision de reconnaissance, et la petite cérémonie qui l’accompagne, en plein Paris, doivent beaucoup au travail de vulgarisation et de sensibilisation effectué par LazhariLabter– son roman historique : Laghouat. La ville assassinée. Ou le point de vue de Fromentin (Hibr éditions, 2018), et ses interventions –, comme l’explique au demeurant Pierre Mansat lui-même.
Nous passons la journée suivante, le 5 décembre, à sillonner le qsar et la forteresse de Laghouat avec les explications in situ de LazhariLabter
Lazhari Labter (© ElliLorz).
Nous prenons également le café avec les responsables des associations locales – associations du 1er novembre 1954, association du 4 décembre 1852 – qui œuvrent à documenter et commémorer ce moment tragique de la ville de Laghouat.
Considérer qu’il s’agit là d’une « rente mémorielle » ou d’une mise en scène pour bénéficier d’une « position victimaire » serait à n’en pas douter une belle insulte. Ces expressions, qui informent en creux de la mentalité néocoloniale des beaux salons et plateaux TV parisiens, sont à la fois méprisantes et hors sol. Sur le terrain, une chose apparaît clairement : commémorer le massacre du 4 décembre 1852 est la seule manière de lutter contre la politique d’anéantissement qui a faillit faire disparaitre la population de Laghouat, et donc la mémoire même de ses habitants. C’est avant tout un devoir moral pour les personnes originaires de la ville, et en particulier pour celles qui s’intéressent à l’histoire ; un devoir moral vis-à-vis de leurs propres ancêtres, ceux massacrés (deux tiers de la population) et ceux qui ont survécu à cette année de l’anéantissement – comme en témoigne la dédicace de Mohammed Chettih mise en exergue de ce texte.
Les recherches menées par les personnes de la ville constituent ainsi des tentatives, façon puzzle ou enquêtes policières, pour comprendre une « ville assassinée » : c’est-à-dire une population qui n’a pu que très partiellement, par fragments, conserverle souvenir de ce pic génocidaire, car elle en a été elle-même la victime. La mémoire locale garde certes quelques traces des massacres et de la désolation de Laghouat. Mais celles-ci ne suffisent pas. Et elles sont bien maigres pour attester de la véracité des faits, en particulier devant une doxa française qui demeure en grande partie dans le déni des crimes coloniaux.
Paradoxalement, c’est entre autresà travers les témoignages d’officiers de la période ou d’écrivains de passage – et en particulier Eugène Fromentin qui séjourna à Laghouat à partir de mai 1853 – que sont reconstitués les faits entourant cette « année de l’anéantissement ». La thèse de l’usage deproduits chlorés comme arme chimique, avancée par Ali Sohbi, récemment discutée par Mostéfa Khiati (El Watan, 5 décembre 2024)[6], fait l’objet de réfutations au niveau local : elle remettrait en cause, selon certains, la bravoure des résistants de Laghouat – entre 800 et 1000 – qui durent faire face, avec deux canons seulement, à près de 6000 soldats coloniaux, suréquipés, déjà bien rodés aux massacres dans le Nord algérien, et voulant faire de Laghouat un exemple à destination des populations du Sud(voir mon texte « Laghouat, 1852 : pic génocidaire »). L’ampleur du massacre, en quelques jours, amène les habitants de Laghouat et les historiens, intéressés par le sujet, à s’interroger sur les modalités et la rapidité du carnage. Usage de gaz ou furies de troupes coloniales en nombre, aguerries aux massacres ? Les deux pistes – qui peuvent être complémentaires – convergent vers le même constat : une volonté explicite d’anéantissement de la population locale, une velléité et un massacre génocidaire.
Ce constat suffit à expliquer les mobilisations, tant au niveau local que national, concernant ce « génocide », ce « crime contre l’humanité, imprescriptible », pour reprendre l’intitulé de la rencontre organisée à l’Université de Laghouat.
Le devoir mémoriel est également porté par des associations locales qui tentent de documenter et commémorer cet événement. À titre d’exemple, outre les rencontres organisées (formelles ou informelles) sur le sujet, l’association du 4 décembre 1852 effectue des intervention dans les collèges et lycées de la ville pour transmettre la mémoire de cette « année de l’anéantissement ». Elle a aussi peint en blanc, avec des écoliers, des centaines de pierres situées à proximité du carré des martyrs, afin de symboliser les victimes du massacre de 1852 ; et elle a pour projet la réalisation d’un monument commémoratif, au niveau du jardin à l’entrée du qsar, où se trouvent les puits dans lesquels les corps des victimes du massacre furent jetés.
Cette association a enfin réalisé, en 2024, une sculpture en hommage à la Palestine. Elle a été installée dans une place publique de la ville : Place de la Palestine. Ce fait n’est pas anecdotique. La Palestine martyrisée, génocidée, ravive les douleurs de la ville assassinée – et plus largement de l’Algérie. Le devoir mémoriel devient alors exigence politique : se souvenir pour se prémunir et rejeter de toute ses forces le colonialisme d’hier et celui d’aujourd’hui.
Il n’est pas inutile ici, pour expliciter ce propos, de terminer, comme nous avons commencé, par un court passage de Mohammed Chettih, datant de 2011. Ce qui était pertinent à l’époque l’est, hélas, encore plus de nos jours :
« En janvier 2009, le régime sioniste d’Israël exécute sur le peuple Palestinien dans Ghaza un génocide et tente d’effacer ce peuple de l’existence, la France fera auparavant de même avec le peuple Algérien durant la colonisation. L’agression de Ghaza en 2009 et celle de Laghouat en 1852 présentent beaucoup de similitudes. Les villes de Ghaza comme Laghouat ont connu des conceptions identiques de la guerre d’occupation : colonialisme, villes assiégées, disproportion des forces, crimes d’enfants, actes barbares, destruction du patrimoine, citoyens exécutés par le feu, expropriation territoriale, blocus, etc
Je veux penser que ce livre permet de donner une leçon d’histoire et d’espoir aux frères Palestiniens pour résister et ne jamais reculer devant les agressions israéliennes auxquelles l’Occident est complice et même acteur belligérant (les génocides répétés et les martyrs en sont et seront malheureusement le prix à payer) ».
Mohammed Chettih, La bataille de Laghouat. Le génocide. Décembre 1852, première publication en 2011, réédition en 2022, Elalmaia, Algérie (avant-propos, p.3
Yazid Ben Hounet, anthropologue
CNRS, Laboratoire d’anthropologie sociale, Paris
[1] Médecin de la wilaya IV historique, Yahia Fares est mort sous la torture le 11 juillet 1960 : https://www.aps.dz/algerie/
[2]Marabout des Ouled Sidi Ahmed Ben Youcef, taleb de la zaouïa de Sidi Yacoub des Ouled Sidi Cheikh
[3] Agha des Larbaâ
[4] Ancien Agha de l’émir Abdelkader
[6] Mostefa Khiati, « L’armée française a-t-elle utilisé des gaz contre les Laghouatis le 4 décembre 1852 », El Watan, jeudi 5 décembre 2024, p. 22.