L’émir du Qatar accorde un entretien fleuve au magazine Le Point: « Il n’est pas vrai que nous puissions nous substituer au gaz russe »
Le cheikh Tamim ben Hamad Al Thani dit tout. Ou presque. Dans in entretien payant de plus de 7000 signes que nous avons pu consulter, il est revenu avec une mordante ironie sur les principaux sujets chauds du moment.
L’entretien avec cet émir jeune et branché se fera dans un café cossu et fréquenté par le tout-Doha. Mieux, c’est l’émir en personne qui conduit pour faire faire le tour de la ville aux journalistes français débarqués avec leur à priori.
Dur de faire mieux en matière de marketing. Aussi prospère que vulnérable, Doha cultive des liens tous azimuts, est considéré comme un « allié majeur » par Washington, achète des avions de chasse à la France, au Royaume-Uni et aux États-Unis, investit beaucoup à l’étranger, joue les intermédiaires en diplomatie, y compris entre Washington et les talibans.
La crise énergétique le place, plus encore qu’auparavant, au centre du jeu. Courtisé ces temps-ci en Occident – notamment pour le gaz -, il y est aussi souvent critiqué. On lui reproche des liaisons dangereuses avec des organisations islamistes – ce qu’il dément fermement -, les conditions de vie des travailleurs immigrés ou encore la climatisation dans les stades. Développant une vision relativement originale, il dit tout miser sur l’éducation.
Pour lui, c’est le seul moyen de préserver et de renforcer la puissance montante de ce pays qui reconnait qu’il est petit, ce qui ne l’empêche pas de tenter de jouer des rôles majeurs sur les plans économique, sécuritaire, géostratégique et même sportif. Tamim élude ainsi le sujet lié au blocus saoudien imposé au Qatar.
Ce petit pays enclavé mais immensément riche, est plus que jamais conscient de ses atouts. De ses talons d’Achille aussi. « Vous mentionnez l’Iran. Ce pays est très important pour nous. Nous avons une relation historique et, de surcroît, nous partageons avec lui notre principal champ gazier. Nous encourageons tous les États membres du CCG et l’Iran à se parler.
Il y a bien sûr des divergences – tout le monde en a –, mais il faut s’asseoir autour d’une table et en parler, directement entre nous et les Iraniens, sans ingérence extérieure ». concernant l’Afghanistan le prince qatari confirme que la débâcle US n’était pas du tout au programme. « En ce qui concerne les talibans, nous l’avons fait à la demande de nos amis américains [sous l’administration de Barack Obama, NDLR]. Les négociations ont duré des années, avec des hauts et des bas. Ce qui s’est passé l’an dernier n’était pas prévu. Mais, dans l’ensemble, nous avons travaillé étroitement avec les Américains comme avec les Européens, y compris les Français. En ce qui concerne l’Iran, personne ne nous a sollicités officiellement. Mais nous parlons avec nos alliés américains et nous parlons avec les Iraniens, car l’Iran est notre voisin. Notre devoir et notre intérêt sont de tout faire pour rapprocher les parties et les engager à négocier un règlement pacifique. Nous ne nous imposons aucune limite dans le choix de nos interlocuteurs, pour autant qu’ils croient en la coexistence pacifique. Mais nous ne sommes pas disposés à discuter avec ceux qui s’y opposent. À l’évidence, nous n’acceptons pas de parler aux groupes terroristes et violents ». Revenant sur le sujet très « chaud » de l’énergie, le prince Tamim rappelle que son pays a eu raison de consentir de si lourds investissements depuis près d’un demi-siècle. Le retour sur investissement s’avère particulièrement probant.
« Depuis les années 1980 et 1990, nous avons pris le risque d’investir dans le gaz. Nous savions que ce serait une énergie qui deviendrait très importante dans l’avenir. Et, il y a quelques années, nous avons recommencé en accroissant notre production de GNL, bien que la tendance mondiale fût alors à se débarrasser de ces énergies et de se concentrer sur celles qui étaient alors considérées comme « propres », comme le solaire et l’éolien. Pourtant, je peux vous dire que le GNL est également une énergie propre. Et le gaz est très important pour la période de transition à venir. La guerre en Europe complique énormément la situation, mais le problème préexistait. Quant à nous, nous fournissons notre énergie en grande partie à l’Asie mais aussi à l’Europe, par des accords de long terme et aussi sur le marché spot. Nous voulons aider l’Europe et nous allons lui fournir du gaz dans les années qui viennent. Mais il n’est pas vrai que nous puissions nous substituer au gaz russe. Celui-ci est essentiel pour le marché mondial ».
Se gardant de juger et de condamner le comportement suicidaire du Vieux continent, le prince Tamim n’en met pas moins en exergue ses multiples erreurs d’appréciation dans le conflit ukrainien.
« Les Européens ont-ils eu raison de sanctionner l’énergie russe Il faut faire attention aux types de sanctions qui peuvent compliquer les choses pour le monde entier. Dans le cas présent, je ne peux pas juger si l’Europe a eu raison ou tort. Mais nous ne pouvons que constater les problèmes que le manque d’énergie crée en Europe actuellement ». et de révéler qu’à la suite de ses nombreux entretiens avec le président français, celui-ci est pour un arrêt immédiat du conflit armé. Or, il ne peut le dire à haute voix, de peur de se faire taper sur les doigts par les Américains. Et de revenir sur cet historique mondial de foot.
« Nous sommes le premier pays arabe à organiser un tel événement mondial. C’est très important pour la jeunesse, en particulier celle du monde arabe. Des centaines de milliers de personnes vont venir. Chacun, quel qu’il soit, quelle que soit son origine ou sa culture, sera le bienvenu. Nous souhaitons que ces visiteurs apprennent les différences entre les cultures, qu’ils découvrent la culture du Qatar, et nous espérons qu’ils auront envie de revenir ». pour ce qui est des relations entre l’Afrique et l’occident, en train de basculer du tout au tout, le prince Tamim confirme la vision prospective qui a été la nôtre de longue date. « quand on regarde l’Afrique, on voit que l’équilibre de la relation est en train de bouger, parce que l’Afrique elle-même change. Une opinion publique s’est formée, les gens ayant reçu une éducation supérieure sont de plus en plus nombreux, et la gouvernance s’améliore nettement. Donc oui, les choses évoluent. Mais globalement, s’agissant du regard occidental sur nous tous, la réponse consiste aussi à se prendre en main. En ce qui nous concerne, dans notre région, nous sommes parfois considérés à l’Ouest comme un bloc, comme les pays du Golfe, ou les pays arabes. Donc nous devons résoudre nos propres problèmes. Mais oui, les choses changent ». ce n’est pas tout : « Les racines profondes du Printemps arabe sont hélas toujours là ! La pauvreté, le chômage, les diplômés sans emploi… Avons-nous résolu ces problèmes ? Non, au contraire, ils ont empiré ! Si nous ne les traitons pas, les événements qu’ils ont provoqués pourront se répéter. À mon avis, la meilleure façon de prévenir les turbulences à l’avenir est de mettre en œuvre des réformes, de manière graduelle. Nous devons donner de vrais espoirs aux populations, et pas seulement en paroles.
Le Qatar avait promis d’éduquer 10 millions d’enfants non scolarisés et nous avons surpassé cette promesse : nous atteindrons bientôt 15 millions d’enfants dans le primaire. Nous devons également leur fournir des emplois, des opportunités, mais aussi les laisser exprimer leurs opinions et leurs différences. Le Qatar a mis en place des programmes pour aider à former plus de 2 millions de jeunes dans le monde arabe et leur donner des opportunités d’emploi. Par exemple, nous avons une expérience unique en Tunisie, où nous aidons des gens à lancer leur entreprise. Des dizaines de milliers de jeunes bénéficient de ce projet ». pour ce qui est de la normalisation et des accords d’Abraham, le prince héritier du Qatar refuse de juger et de condamner directement, mais il le fait quand même avec beaucoup de subtilité.
« Tout pays a le droit d’établir les relations qu’il veut avec les pays qu’il veut. Mais qu’est-ce que la normalisation avec Israël ? Sérieusement, les choses sont-elles normales en Israël ? Non ! Il y a toujours des terres arabes occupées, des réfugiés qui ne peuvent pas rentrer chez eux depuis plus de soixante-dix ans, des musulmans et des chrétiens vivant assiégés à Gaza… À l’époque des accords d’Oslo [1993, NDLR], nous pensions réellement que la paix allait advenir. Nous avons ouvert des relations officielles avec Israël. Il y avait un bureau commercial israélien ici, à Doha. Puis, il y a eu guerre après guerre à Gaza… Nous devons trouver un règlement pacifique pour le peuple palestinien, nous devons lui redonner espoir, nous devons lui rendre ses terres. Nous parlons avec les Israéliens, nous apportons une aide aux habitants de Gaza et aussi en Cisjordanie. Je crois à une solution à deux États. Palestiniens et Israéliens devraient vivre côte à côte, en paix. Hélas, nous en sommes loin ». il est à noter que le sommet arabe d’Alger n’a curieusement pas été abordé lors de ce très grand entretien.
Wassim Benrabah