Les massacres du 8 mai 1945
Un crime contre l’humanité
Les manifestations de mai 1945 avaient pour but de montrer l’influence du mouvement nationaliste sur les populations algériennes et de prouver l’adhésion de ces dernières à l’idée d’indépendance qui avait beaucoup progressé dans les années 1940. Elles eurent lieu à l’initiative d’un regroupement unitaire, les Amis du
Manifeste pour la Liberté (AML) qui réunissait les nationalistes du PPA, les représentants des élus modérés et les partisans des oulémas, regroupés autour d’une revendication commune : le rejet de l’assimilation et la revendication d’une république algérienne largement autonome, gérée par des institutions démocratiques élues au suffrage universel. Elles eurent lieu dans un contexte international largement favorable qui annonçait la fin proche des empires coloniaux. Au sein du peuple algérien, le rejet de l’assimilation avait gagné les couches les plus larges de la population. Pour la première fois, le mouvement national populaire, exprimant les aspirations des couches pauvres des campagnes et des villes devenait prépondérant dans la lutte politique et avait attiré de plus en plus les couches moyennes et des lettrés.
Devant le succès des premières manifestations, la direction du PPA décida d’élargir la mobilisation populaire en mettant en avant la revendication de l’indépendance. Ayant prévu la révolte, l’administration coloniale avait pris ses précautions depuis plus d’une année et les plans de répression étaient prêts. Le gouvernement de la France Libre du général de Gaulle avait bien tenté, mais en vain, de désamorcer la revendication nationale en promulguant l’ordonnance de mars 1944 où pour la première fois des Algériens (une extrême minorité était concernée) pouvaient être citoyens français sans être obligés de renoncer à leur statut de musulman.
Les manifestations furent à l’origine pacifiques, comme le reconnut plus tard le ministre de l’Intérieur de l’époque. L’intervention violente des forces de l’ordre dans certaines villes déclencha des émeutes qui furent vite maîtrisées.
Ce fut le prétexte qu’attendaient l’administration coloniale et les milices européennes
Pour déclencher la répression terrible qui était préparée ; il fallait enlever aux populations algériennes l’idée même de la révolte.
La direction du PPA, soumise à la forte pression des populations victimes des massacres auxquelles elle voulait venir en aide, certainement grisée par l’exaspération populaire, surestima ses forces et dans une grande improvisation lança un ordre d’insurrection, très inégalement suivi sur lequel elle fut obligée de revenir quelques jours plus tard.
Mai 1945 annonça la guerre de libération nationale, il en fut même une première phase. Les populations algériennes avaient montré, souvent avec violence, leur rejet de l’assimilation et du système colonial ainsi que leur détermination à se lancer dans la lutte. Les catégories déracinées des villes et des campagnes n’étaient plus seules et le mouvement politique qui les représentait jouait désormais le rôle dominant. Les dernières illusions dans une évolution pacifique avec le recours aux moyens légaux s’étaient dissipées. Les modérés s’étaient ralliés à l’indépendance. Les communistes algériens qui étaient restés en retrait de la lutte nationale, enfermés dans les exigences de la stratégie internationale de l’Union soviétique, évoluèrent et proposeront en 1950 un front pour l’indépendance.
Les militants du PPA avaient compris la nécessité d’une guerre populaire longue et minutieusement préparée. Ils allaient combler les lacunes en matière d’organisation militaire et politique : la guerre de libération ne sera ni soulèvements ruraux ni insurrection généralisée, mais une guerre longue ayant d’abord des objectifs politiques clairs et fortement implantée au sein des populations et qui cherchera l’union la plus large autour d’un noyau déclencheur de la lutte armée.
Les représailles se préparaient depuis longtemps
C’est, dès le mois de mars 1945, que la direction du PPA aurait décidé d’organiser des manifestations populaires pour le 1er mai. Il s’agissait, selon différents témoignages, de montrer l’importance de la mobilisation populaire et de prouver l’audience du parti. La détermination et l’exaspération populaires avaient grandement monté. Le PPA était alors engagé aux côtés d’autres forces politiques dans le mouvement des AML dont il était le véritable moteur et auquel l’association des oulémas avait apporté un puissant soutien. En mars 1945, le congrès de ce mouvement, deuxième expérience unitaire des forces algériennes après celle du congrès musulman de 1936 (mais qui cette fois-ci regroupait les nationalistes partisans de l’indépendance), radicalisa ses positions réclamant une république algérienne dirigée par un gouvernement algérien responsable devant un parlement algérien élu au suffrage universel.
Les modérés suivirent et c’est un des leurs, le docteur Saadane qui dirigea le congrès d’un rassemblement dont Ferhat Abbas était le secrétaire général.
De nombreux signes avant-coureurs avaient montré le sentiment d’exaspération des populations algériennes et des affrontements avaient eu lieu, se multipliant dès le début du mois de mars 1945 à travers le pays : Tizi Ouzou, Mila, Tlemcen, Bône (Annaba), Miliana, Oran, Châteaudun, El Milia. Les multiples sources de renseignements des services de l’administration coloniale, de la police et de l’armée annonçaient des révoltes en donnant des dates différentes. Le 26 avril 1945, le préfet de Constantine aurait prévenu le docteur Saadane de prochaines émeutes qui entraineraient des représailles. Les représentants des colons cherchaient la provocation pour réprimer violemment toute manifestation et interdire la mise en œuvre des réformes modérées tentées par le gouvernement français.
Le colon Abbo déclarait en avril 1945 : « Il y aura des émeutes et le gouvernement sera bien obligé de revenir sur l’ordonnance du 7 mars. » Chez beaucoup d’Européens des centres de la colonisation, on commença à organiser des milices qui devaient être prêtes à faire face à des situations d’insurrection.
L’armée française se préparait depuis longtemps et n’attendait que le prétexte. En octobre 1944, on désigna les zones sensibles et on mit au point un plan de répression qui prévoyait notamment un renforcement des effectifs. Le général Henry Martin, commandant le 19e corps en Algérie de 1944 à 1946, confirma plus tard l’existence d’un plan établi en 1944 par le général Catroux, gouverneur général nommé par de Gaulle, pour faire face à des situations de troubles. Ce plan prévoyait notamment la déclaration de l’état de siège dans certaines zones et la remise des pouvoirs à l’armée. En 1944, il pouvait disposer de plus de 60.000 hommes répartis sur les différents terrains et prêts à intervenir selon des plans arrêtés à l’avance. On procéda même à des exercices de préparation en janvier 1945. Un rapport secret du secrétaire général du gouvernement général déclarait en avril 1945 : « Il faut, par des mesures appropriées, arrêter le mouvement et faire comprendre à la masse que nous ne sommes pas décidés à nous laisser faire. »
Le PPA faisait alors face à une opposition déclarée du Parti communiste qui soumettait sa stratégie aux impératifs internationaux. La priorité pour celui-ci était le soutien à apporter à la consolidation de l’Union soviétique, alors engagée avec les Alliés dans la lutte contre le nazisme. La revendication de l’indépendance ne rentrait pas dans sa démarche et pouvait gêner les efforts d’unité nationale qu’il menait en France avec notamment le mouvement de résistance gaulliste. Se méfiant du courant nationaliste et de la revendication d’indépendance, certains dirigeants communistes considéraient le PPA comme faisant le jeu des forces fascistes en rompant en quelque sorte une alliance sacrée.
Cette accusation fut reprise à grande échelle et avec virulence par l’administration coloniale qui accusait même les partisans de l’indépendance d’être à la solde des nazis.
La volonté d’indépendance était très forte
Le fort désir des populations algériennes d’exprimer leurs revendications nationales poussa à l’organisation des manifestations. Le PPA s’accrocha à sa démarche unitaire en entraînant là où il le pouvait les comités locaux des AML, forçant parfois la main aux représentants des courants plus modérés.
Le PPA se fondit dans un premier temps dans la célébration de la fête du travail, ne voulant pas laisser aux seuls communistes la célébration de cette journée symbolique.
La volonté d’indépendance était tellement forte et l’espoir fortement ancré que la victoire proche des Alliés allait apporter la liberté aux peuples dominés que la direction du PPA voulut accélérer les événements et hâter cette libération proche. Certains dirigeants conçurent vers mars-avril 1945 l’idée d’un gouvernement provisoire algérien dirigé par Messali Hadj, Ferhat Abbas et Bachir El
Ibrahimi, espérant ainsi obtenir des Alliés une reconnaissance de l’idée nationale algérienne. Messali Hadj était alors en résidence surveillée à Ksar Chellala. Un groupe de dirigeants du PPA parmi lesquels Lamine Debaghine, Asselah et Cherchalli lui rendent visite et lui font la proposition. Le siège du futur gouvernement avait été fixé dans la région de Sétif. On a parlé de la ferme Maïza. C’était en quelque sorte concrétiser les propositions contenues dans le Manifeste du peuple algérien publié en février 1943 et à la suite duquel les élus algériens avaient avancé le 26 mai 1943 le projet de création d’un Etat autonome après la tenue d’une assemblée constituante élue au suffrage universel. Le projet tourna court et Messali Hadj fut arrêté le 18 avril 1945 et interné à El Goléa avant d’être déporté à Bakouma au Congo.
La décision de manifester le 1er mai fut donc aussi une occasion d’exprimer la protestation des militants face à l’arrestation de leur leader.
Le 1er mai à Alger
Le PPA, avec le soutien des militants regroupés dans les AML, organise des manifestations où on réclame l’indépendance et la libération de Messali. Les consignes sont strictes : les marches doivent être pacifiques : pas d’armes, pas de violences.
Dans la plupart des villes la police laisse faire et il n’y a pas de heurts. A Alger, Oran et Blida, la police tire. A Alger, les militants organisent trois cortèges avec des citoyens venus des différents quartiers qui s’ébranlent de trois lieux différents : Place du gouvernement (actuelle Place des martyrs), mosquée Sidi Abderrahmane, Bab Jdid. La jonction était prévue à l’entrée de la rue d’Isly (actuelle rue Larbi-Ben-M’hidi) le lieu final de la dispersion étant fixé à la Grande Poste. Au moment où les deux premiers cortèges se retrouvent à la rue d’Isly, la police est là. A la vue des drapeaux algériens, elle tire. Quatre martyrs tombent : Haffaf Ghazali, Abdelkader Ziar, Ahmed Boualamallah, Abdelkader Kadi. Le cortège, qui a démarré de Bab Jdid, contourne par la rue Mogador pour arriver à la grande poste. Dans cette manifestation marchaient des étudiantes parmi lesquelles Mamia Abdelli, Kamila Bendimered, Kheïra Bouayed, Zoubida Safir ainsi qu’un groupe d’étudiants maghrébins. Il y eut aussi un martyr à Oran et un à Blida. Les militants des AML organisèrent des manifestations dans la plupart des villes de l’Est : Sétif, Aïn Beïda, Tébessa, Collo, Khenchela. Les militants réussirent à contenir les foules et firent respecter les consignes.
Une stratégie unitaire
La manifestation d’Alger fut un succès populaire. Le PPA avait montré son implantation et son influence sur les populations algériennes.
Celles-ci révélèrent que la volonté d’indépendance était fortement ancrée. C’était la première fois que le mouvement populaire qui réclamait l’indépendance prenait une telle place dans la lutte politique. La stratégie d’union des mouvements politiques avait fonctionné même si au sein des comités locaux des AML, certains militants montrèrent des hésitations, insistant pour que tout reste dans la légalité. Malgré un enthousiasme démesuré de ses militants, le PPA fit tout pour maintenir cette unité d’action. Devant le succès populaire des manifestations du 1er mai, la direction du PPA décida de renforcer son action en s’associant aux festivités marquant le succès
des Alliés. Les témoignages que rapportèrent plus tard les membres de la direction ont été contradictoires.
Il semble que c’est bien la direction du PPA qui prit la décision de manifester le 8 mai et que les instructions furent transmises par le biais des comités locaux des AML. La direction prit une décision unanime approuvée par tous ses membres : Mohammed Lamine Debaghine, Hocine Asselah, Hocine Mokri, Chawki Mostefaï, Hadj Mohammed Cherchalli, Saïd Amrani, Ahmed Mezerna, Amar Khellil, Mahmoud Abdoun, Chadly Mekki, Messaoud Boukadoum. Mohammed Taleb était alors en
prison, Ahmed Bouda et Embarek Fillali, recherchés par la police, exerçaient dans la clandestinité.
Le PPA insista sur le caractère pacifique de ses manifestations qui devaient reprendre des mots d’ordre politiques au devant desquels l’indépendance. On devait affirmer l’identité nationale en brandissant le drapeau algérien qui avait été largement diffusé et en entonnant l’hymne patriotique.
Selon Chawki Mostefaï, par crainte que l’esprit de revanche ne fasse tomber les militants dans les provocations, la direction du PPA décida de ne pas organiser de manifestations dans les villes d’Alger et d’Oran.
L’appel à manifester le 8 mai 1945 ne fut pas un ordre d’insurrection. Les manifestations avaient des buts essentiellement politiques : affirmer l’identité nationale algérienne, réclamer l’indépendance et renforcer la cohésion du peuple algérien. Le PPA voulait aussi prouver, surtout aux Alliés son emprise sur la population.
Juste après le 1er mai, les autorités coloniales déclenchent une première répression. Des dirigeants et des têtes connues du PPA parmi lesquels Hocine Asselah, Ahmed Mezerna, Mohamed Henni, Abderrahmane Hafiz, sont arrêtés. Le succès des manifestations du 1er mai, première manifestation publique où la revendication nationale est clairement portée en avant, renforce les rangs du PPA tant dans les villes que dans les campagnes. La base populaire pauvre est en avant de la lutte nationale. La volonté d’indépendance est forte ainsi que l’exaspération des exclus et des déracinés du système colonial qui vont montrer qu’ils sont prêts à en découdre. Ce succès puissant a peut-être amené la direction du PPA à surestimer ses forces, grisée par l’enthousiasme d’une base militante fortement résolue et prête à en découdre. Elle a certainement surestimée les conditions de préparation des populations et les capacités de riposte de l’administration coloniale. Les milices des colons étaient prêtes et s’attendaient au mouvement pour le réprimer violemment.
Des manifestations pacifiques
Le comité central des AML joua un rôle modérateur, cherchant à obtenir l’accord des autorités et proposant des mots d’ordre modérés qui ne pouvaient passer pour des mesures de provocations. Le tract qu’il diffusa le 4 mai 1945 affirmait sa volonté de s’associer pacifiquement à toutes les forces démocratiques pour fêter « la victoire des démocrates sur le fascisme, l’hitlérisme, le colonialisme et l’impérialisme». Les autorités coloniales refusèrent toute autorisation à une manifestation non officielle même avec des mots d’ordre conciliants.
Il semble bien que deux logiques devaient s’affronter. Les militants du mouvement national tenaient à affirmer l’expression de la volonté populaire d’indépendance, même si en leur sein le respect de la légalité a semblé l’emporter un premier temps mais pas au détriment de l’affirmation de l’indépendance. En face, l’armée coloniale et les milices étaient prêtes depuis longtemps et cherchaient à en découdre pour s’opposer par la répression féroce à toute volonté d’indépendance.
A Alger, les autorités n’autorisèrent que les commémorations officielles. D’une manière générale, là où la police n’intervint pas, tolérant les mots d’ordre et les banderoles indépendantistes, il n’y eut pas d’incidents.
A Blida, Berrouaghia, Sidi Bel Abbès, Saïda, les manifestations se déroulèrent dans le calme.
A Sétif, les organisateurs de la manifestation avaient interdit les armes. Le défilé fut finalement autorisé après de longues et difficiles négociations qui furent très tendues. Il démarra près de la mosquée du quartier de la gare. Encadrés par un service d’ordre strict, plusieurs milliers de manifestants venus des villages environnants se regroupèrent brandissant des banderoles réclamant l’indépendance. Les scouts ouvraient la marche. Le commissaire de police avait ordre de s’emparer des drapeaux algériens. Quand ceux-ci furent brandis à côté des emblèmes des pays alliés, la fusillade éclata. Le commissaire de police tira sur Bouzid Saal, le jeune scout brandissant le drapeau national. Ce fut l’émeute. La police fit appel à l’armée qui était prête à intervenir. Il y eut à Sétif 29 morts et des dizaines de blessés. Le calme revint en fin de matinée vers onze heures. Dans d’autres centres du Constantinois, les bruits les plus alarmistes furent répandus et les Algériens furent nombreux à vouloir venger ceux qui furent massacrés dans les villes. Il y eut des émeutes qui visèrent les populations européennes et s’attaquèrent aux bâtiments officiels.
A Bône, les Algériens défilèrent nombreux, à la suite du cortège officiel. A la vue du drapeau algérien, la police tira. On releva quinze morts. On signala aussi des échauffourées et des tirs à Djidjelli où la police intervint. A Guelma, le sous-préfet Achiary avait interdit toute manifestation. Le 8 mai, la police tira sur les manifestants et fit un mort. A l’annonce de la répression, les populations des campagnes se soulevèrent.
Les bruits les plus alarmistes et les plus contradictoires circulèrent.
Dans la plupart des cas, les militants ne purent contrôler les populations dont le désir de vengeance était le plus fort. Les populations se soulevèrent en masse dans les villages entourant Sétif et Guelma, à Périgotville (Aïn Kébira), Chevreul (Béni Azziz), Ouricia, Aïn Abessa, Kherrata, Béni Merrai, Jermouna, Amoucha, Béni Zeghloul, Mansourah, El Arrouch, Jemmapes (Azzaba), Condé Smendou, Châteaudun, Oued Zénati, etc.
La répression préparée se déclenche
Selon le rapport de la commission Tubert, 103 Européens ont été assassinés. Le rapport du ministre de l’Intérieur parla de 88 tués et 150 blessés. La répression fut terrible.
Les Européens organisèrent des milices. L’armée qui était préparée depuis plus d’une année, mit en exécution ses plans. De Gaulle avait donné des ordres fermes pour « prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agissements antifrançais d’une minorité d’agitateurs ». Dans un premier temps, le déploiement des nombreux renforts permet de dégager les villages assiégés. Ce qui fut réalisé dès le 11 mai. A partir du 12, on s’attaque aux populations.
Les villages sont brûlés et rasés, les populations exterminées en masse sans distinctions. On engagea l’aviation renforcée par plus d’une centaine de bombardiers et chasseurs qui concentrèrent leurs attaques sur la région de Guelma : Héliopolis, Millesimo, Petit, Kellermann, Gounod, Nador. On fit aussi donner la marine. Le croiseur Duguay-Trouin bombarde les villages de la région de Kherrata.
Les milices des colons européens participèrent à des massacres collectifs dont ceux commis à Chevreul et Kherrata furent rapportés par de nombreux témoignages. Le
Courrier algérien écrivait en avril 1946 : « Jamais depuis l’an 1842 et le maréchal de Saint Arnaud, l’Algérie n’avait connu, même aux jours les plus sombres de son histoire, de répression plus féroce… » (cité par Mahfoud Kadache).
La répression s’accompagna d’humiliations collectives. Les populations furent obligées de se soumettre à des mesures avilissantes en se prosternant devant les drapeaux français et les autorités pour demander pardon. On organisa des sortes de soumissions collectives comme des cérémonies célébrant la puissance française. Le 25 mai, près de Chevreul, 6.000 Algériens furent obligés de se prosterner, face contre terre pour demander pardon à la France. Ce qui n’évita pas le châtiment pour plusieurs centaines d’entre eux qui furent emmenés pour être exécutés sommairement, sans jugement. Partout, ce furent des tueries, des ratissages à la mitrailleuse, des cadavres abandonnés le long des routes. Il n’y eut pas de recensement précis. Selon Mahfoud Kadache, le gouvernement français parla de 1.500 mors, les militaires de 6.000 à 8.000 morts et les Alliés encore présents en Algérie de 35.000. Le délégué MTLD Belhadi avança le 29 juin 1949 à la tribune de l’Assemblée algérienne le chiffre de 40.000 tués. Les militants nationalistes parlèrent de 45.000 martyrs.
Le 8 mai ne fut pas une insurrection
Contrairement à ce qui a été avancé par l’administration coloniale, les manifestations du 8 mai 1945 ne furent pas un ordre d’insurrection générale lancé par le PPA. L’objectif des nationalistes était de faire participer les Algériens aux festivités de la victoire des Alliés et de réclamer l’indépendance de l’Algérie.
De nombreux témoignages confirmèrent par la suite les efforts des militants pour contenir l’enthousiasme démesuré de la masse des populations et imposer le caractère pacifique des manifestations. Le PPA voulut montrer aux Alliés sa représentativité et son influence sur les populations. Ses alliés au sein des AML voulurent maintenir le caractère légal de leur action. Ils demandèrent des autorisations qui furent refusées. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Adrien Tixier, apporta son témoignage : « J’ai plutôt le sentiment qu’ils entendaient se livrer à une nouvelle épreuve de force, faire sortir leurs troupes, compter leurs membres, renforcer leur discipline, affirmer leurs capacités d’action et marquer leur importance aux yeux des autorités françaises et plus encore, des gouvernements alliés. » Le général Tubert reconnut dans une intervention à la tribune de l’Assemblée constituante provisoire en 1945 que les manifestations furent pacifiques là où les forces de l’ordre les laissèrent se dérouler : « Le défilé resta pacifique, vraisemblablement en raison de la consigne donnée et non par absence d’armes. » En effet de nombreuses manifestations se déroulèrent sans heurts et les manifestants se dispersèrent pacifiquement, les forces de l’ordre n’ayant pas intervenu. Adrien Tixier attribua la cause des émeutes à l’intervention des forces de police qui avaient reçu l’ordre de « s’emparer des drapeaux verts avec croissant et des banderoles portant des inscriptions nationalistes ou séparatistes ».
Il est vrai que les forces de l’ordre n’intervinrent pas partout et que là où elles laissèrent les populations défiler, les manifestations se déroulèrent pacifiquement.
Il est vrai aussi que l’administration coloniale avait prévu des violences et s’y était préparée depuis plus d’une année et que des exercices de simulation avaient été organisés au début de l’année 1945. La police, l’armée et les milices étaient prêtes à intervenir.
Il est évident que l’enjeu était la revendication de l’indépendance et on s’attaqua aux drapeaux algériens brandis par la foule. Les émeutes déclenchées en riposte aux meurtres commis par les forces de police qui tirèrent sur la foule furent le prétexte pour l’administration de réprimer avec la plus grande violence toute volonté d’indépendance. Le 12 mai, le chef de la France Libre Charles de Gaulle avait donné l’ordre « d’affirmer publiquement la volonté de la France victorieuse de ne laisser porter aucune atteinte à la souveraineté française sur l’Algérie ».
La direction du PPA réagit aux massacres. Le mouvement des AML avait été fortement frappé. Le 8 mai 1945, Ferhat Abbas et Saadane étaient au siège du gouvernement général pour féliciter le gouverneur de la victoire des Alliés et lui présenter les revendications pacifiques des Algériens. C’est là qu’ils furent arrêtés. Ils restèrent en prison jusqu’à l’amnistie de 1946.
Il est sûr qu’une partie des militants nationalistes étaient partisans du déclenchement de la lutte armée, poussés par la volonté d’une base populaire résolue.
Les populations rurales étaient prêtes à tomber dans le piège des provocations d’une administration coloniale qui connaissait l’état de leur exaspération et qui avait préparé depuis de longs mois la riposte qu’elle voulait massive et exemplaire.
La direction du PPA hésite
La direction du PPA donna un ordre d’insurrection dans la précipitation. Il est établi que l’on voulait soulager les populations de Sétif et de Guelma qui supportaient la répression la plus féroce. Chawki Mostefaï confirma que l’ordre d’insurrection donné le 12 ou le 13 mai était une réponse aux sollicitations des militants de Sétif et Guelma : « Nous avons été sollicités par des appels de détresse de militants de ces deux régions accourus à Alger pour supplier le parti de faire quelque chose, de faire n’importe quoi pour soulager les populations et les sauver de l’extermination.» C’est ce que confirma Mahfoud Kadache : «Ce comité avait noté la volonté de combattre du peuple et désirait alléger le fardeau qui pesait sur le Constantinois. » Le 18 mai, la direction donna un ordre d’insurrection pour la nuit du 23 au 24 mai.
L’ordre ne fut pas suivi partout, car la situation avait vite évolué. L’armée française s’était préparée et avait achevé sa campagne de répression dans l’Est. Un militant informa la direction que les services français étaient au courant de l’ordre d’insurrection et préparaient la riposte. Un contre ordre fut lancé. Mais des militants avaient déclenché des actions de sabotage et organisé des attaques en Kabylie et dans l’Algérois : à Haussonvillers (Naciria), Rebeval (Baghlia), Tigzirt, on coupa les communications. A Cherchell, on découvrit un réseau clandestin à la caserne animé par le sergent Ouamrane qui fut et arrêté et condamné à mort avant d’être amnistié en 1946. A Saïda, des militants attaquèrent la mairie. Des maquis se constituèrent en Kabylie. Des militants furent arrêtés et certains d’entre eux emprisonnés jusqu’à l’indépendance : Mohamed Saïd Mazouzi en 1945 et Mohamed Zerouali en 1946.
La voie est ouverte au 1er novembre
Après les massacres de 1945, la voie était ouverte vers la guerre de libération nationale. La répression accrut la détermination des militants radicaux. Il devenait évident que l’administration coloniale et les courants extrémistes européens n’accepteraient jamais l’indépendance et qu’ils s’opposeraient avec la plus grande violence à toute avancée en Algérie.
Pour les militants de l’indépendance le recours à la lutte armée était inévitable. Ils allaient tirer les leçons de mai 1945. La lutte armée devait être nationale, avec des objectifs politiques clairs et unificateurs, entraînant toutes les catégories de la population et tous les militants dans un vaste front. Cette lutte sera longue, elle devra être minutieusement préparée et menée par une organisation parfaite. Elle s’enclenchera le 1er novembre 1954.
IN MÉMORIA