Livre blanc sur la politique marocaine au Sahara Occidental
CHAPITRE II – 2ème Partie
LE SAHARA OCCIDENTAL ENTRE LES PRÉTENTIONS MAROCAINES ET LA RÉALITÉ HISTORIQUE ET JURIDIQUE
C’est à ce stade que les allégations du Maroc interviennent, pour affirmer les droits supposés historiques qui se seraient construits avec et pour ces populations qui, avec la présence marocaine auraient fait leur métamorphose pour vivre dans un cadre organisé, celui de l’Etat marocain. Il s’agit là d’une lecture erronée et fausse de l’histoire et de la réalité sociologique et même religieuse, dans la mesure où le religieux et même le politique font partie du social.
En effet la lecture marocaine, s’agissant de l’élément humain, présente une image irréelle et des éléments essentiels qui, s’ils sont projetés sur le passé comme critères du présent ou projetés du passé sur le présent, aboutissent à dénaturer ces éléments qui sont:
- L’allégeance
- L’organisation politique
- La mobilisation comme corps social et politique.
Ces éléments sont tellement complémentaires qu’une étude globale les rendrait plus compréhensibles, surtout qu’il s’agit là de certains attributs des pouvoirs et de l’Etat, comme il s’agit également de mesurer la cohésion du corps social. Le Maroc assoit sa constitution comme Etat et comme pouvoir, sur un développement historique qui y aurait, avec le temps, raffermi la notion d’Etat et de cohésion sociale et donc la société politique. Cette démarche n’est pas cohérente et serait foncièrement fausse, car il est fait appel à des critères qui n’avaient pas cours au temps où se situe l’affirmation de l’Etat, c’est-à-dire au 15ème et 16ème siècle. Ce qu’on appelle aujourd’hui «l’unité nationale» et la «nation» n’existaient pas. Ceci n’est pas propre au Maroc mais c’est le Maroc qui en fait cas, en partant des campagnes Saadiennes dans le sud. Le Maroc, même sous la terminologie ambiguë «Maghreb el Aqsa,» n’existait que dans l’usage du khalifat musulman (Maghreb el Aqsa, Maghreb el Awsat, Maghreb el Adna). Maroc,
Algérie et Tunisie aujourd’hui.
Au 15ème et 16ème siècle, le Maroc était divisé en plusieurs principautés indépendantes, tout comme les autres Maghreb. Quand les Saadiens se sont lancés, à la fin du 15ème et au début du 16ème siècle dans leurs campagnes, le Maghreb n’était pas encore unifié. Ses campagnes étaient lancées, alors que le pays, toutes provinces confondues, étaient confrontées à deux dangers imminents sans oublier de préciser l’absence d’unité entre les provinces qui, elles-mêmes, étaient en conflit continue : l’Espagne et le Portugal et un autre aussi important, les troupes ottomanes qui pourraient avoir seulement à traverser la frontière avec l’Algérie. Cette fuite vers le sud a fait perdre au Maroc l’opportunité de réaliser une unité nationale dans la terminologie actuelle. Ceci laisse des points d’interrogation, quant à son traité de paix avec l’Espagne au moment de la fuite des Andalous menacés d’extermination. Ibnou Khaldoun avait bien vu, en observateur averti, ce que les princes musulmans avaient fait des affrontements qui se déroulaient sous ses yeux en Andalousie puis au Maroc et où le sentiment d’unité politique n’avait jamais régné. Ses observations étaient à la base de sa théorie du pouvoir, basée sur les liens du sang (la ‘Assabia), ce qui anéantit, de facto, la conception de l’Etat unitaire qu’on veut projeter dans le passé, pour la simple raison que, s’il avait existé, avec des réserves importances, les khalifats omeyade et abbasside auraient vite disparus. C’est pourquoi on en était revenu à la ‘assabya. Force était de revenir au particularisme local, avec deux ciments assez forts pour réaliser une certaine cohésion entre des groupes qui se côtoyaient sans se sentir solidaires pleinement. Le premier était le tribalisme, qui pouvait réaliser des extensions du sang, c’est-à-dire des confédérations plus ou moins grandes. Le deuxième est la religion. Cette dernière pouvait réaliser une certaine cohésion et même une unité, mais l’islam pratiqué tout en étant un, et représenté par le rite malikite, avait ses particularités car chaque groupe ou ensemble de groupes avait son cheikh et sa zaouïa.
Les émirs Saadiens, forts d’une généalogie (vraie ou fausse), qui leur donnait un certain ascendant sur tous les groupes, en ont pleinement profité. Se réclamant du prophète Mohamed, ils étaient respectés par les cheikhs de zaouïa qui sont, soit enrôlés, soit intéressés dans des actions d’expansion vers le sud, abandonnant ainsi le nord du pays, à de rares exceptions, aux convoitises espagnoles et portugaises. Ces deux pays étaient mus par un fort sentiment de revanche sur l’islam (ils ont fait de leurs actions une mission de revanche et une sorte de guerre sainte) et une obstination à l’expansion. Cette obstination avait un ancrage important: Les résultats d’explorations lancées tous azimut et aussi un travail scientifique qui venait à point, comme l’élaboration des cartes de marine à Bejaia par l’amiral ottoman Piri Rais. Ceci explique la ténacité espagnole à occuper Bejaia, grand pôle scientifique à ce moment-là (1510). Ainsi, les actions espagnoles et portugaises étaient-elles devenues un danger permanent sur les pays du Maghreb. N’était-ce pas là une occasion inespérée de reconstituer une union qui avait existé sous les almoravides ou les almohades ou, au moins, l’union des forces et une unité quel qu’ait été son degré, c’est-à-dire une «union sacrée» devant un danger pertinent.
C’est pourtant l’Algérie qui fit face à ce danger, dont la durée, dans le temps, avait transformé cette riposte algérienne en véritable guerre avec toute l’Europe durant trois siècles. Ce qui frappe dans les expéditions Saadiennes -des actions éclair sans durée dans le temps- c’est plutôt le caractère de razzia et de ghazzou dont le but principal était le butin et le «sabye» (approvisionnement en esclaves) ainsi que la tentative de contrôler le commerce saharien, afin de briser le monopole existant, alors, et non la volonté de fonder un empire, car si cette volonté avait existé, il aurait dû y avoir une création d’organisations étatiques correspondant à ce moment historique précis.
Les Saadiens et d’ailleurs leurs successeurs jusqu’au 19ème siècle et début de 20ème siècle ne s’en sont pas souciés et ont donc utilisé les méthodes les plus simples pour s’assurer une certaine allégeance, auprès des tribus et des zaouias contactées soit en éveillant l’intérêt du butin ou en jouant sur les attributs de la généalogie, en se réclamant du Prophète et de Ahl El Beit. Ceci constituait un ascendant sérieux et important, pour engager des fidélités à suivre le corps expéditionnaire.
Quant à l’aspect politique c’est l’analyse moderne qui en fait un fait politique, parce que sorti de son temps. Ceci n’est pas particulier au Maroc, c’est la règle générale dans tous les pays. Les pays européens en ont fait de même. Les rois au Moyen-Âge et au début de la renaissance étaient des descendants de grandes familles et de tribus comme au Maghreb et ailleurs. Les féodalités étaient là, et elles étaient le centre du pouvoir. C’est de cette manière que s’est étendue l’influence Saadienne et les dynasties qui lui ont succédé.
Ceci soulève enfin un élément essentiel qui doit être pris en considération, en évoquant de prétendus droits historiques, c’est l’occupation effective et durable et l’exercice soutenu du pouvoir et donc l’institution d’un appareil administratif dont sont rendus titulaires des préposés désignés et relevant d’un pouvoir central. Cet élément fait défaut très souvent. S’agissait-il d’un pouvoir délégué à des notabilités locales et/ou régionales ou tout simplement des alliances formées pour un usage particulier et qui se défont quand l’utilité s’éteint ? Ce fut souvent le cas des chefs de zaouia et des chefs de tribus, qui ont joué en fait le rôle de relais, pour lever des troupes ponctuelles tant que les intérêts étaient présents. Ainsi s’expliquent et la mobilité des troupes et l’espace toujours plus grand des expéditions. En outre, il y a lieu d’insister sur la composition des troupes qui comprenaient des guerriers levés dans les tribus et aussi des esclaves et des affranchis fidèles, ce qui en fait une composition très disparate qui ne correspond pas une armée organisée et pouvant être considérée comme armée impériale !
L’aspect politique introduit inéluctablement l’aspect juridique quant au statut de la sphère (l’évolution des troupes et des fonctionnaires que l’on veut charger d’exercer au nom des rois du Maroc des prérogatives de pouvoir et de gestion. Il usi démontré par une comparaison ethnologique, sociale et linguistique les différences marquées entre le Maroc du sud et les tribus du Sahara occidental. Ces différences militent pour une considération et un particularisme, que des siècles de voisinage n’ont pas effacé. Même sur le plan géologique, le Sahara a des particularités liées à son relief et à la nature de son sol. Mais ces particularités ne peuvent servir à étayer ou réfuter de prétendus «droits historiques». Ce qui compte réellement, ce sont les engagements réels de l’élément humain en interaction sur le terrain. Ainsi, une souveraineté s’établit sur un territoire avec reconnaissance de la réalité du pouvoir exercé sur le territoire sur lequel s’exerce cette souveraineté. Les difficultés d’établir dans le passé assez lointain, les attributs de la souveraineté peuvent l’être par les rapports entre le territoire et les visiteurs de toute sorte, qui se meuvent dans le territoire en question. La navigation a ouvert des horizons très vastes et les embarcations, à partir du 14ème, 15ème et 16ème siècle commençaient à sillonner les mers et l’atlantique, par sa proximité relative avec les ports d’attache, des navigateurs et les explorateurs mettaient les côtes de l’Ouest africain et particulièrement l’ouest de l’ensemble marocain, sahraoui et mauritanien à la portée des navires qui se hasardaient à caboter ou naviguer en haute mer face aux rivages maghrébins. Ceci pouvait poser des problèmes de sécurité de navigation et permettait des rapports avec les chefs, (rois ou chefs locaux) en vue d’aplanir certaines difficultés et régler des problèmes, surtout liés à la captivité des équipages, quand ils étaient pris pour une raison ou une autre. Ainsi, des accords ou des traités sont établis pour régler ces problèmes. Ces traités et accords constituent des preuves, pour justifier l’exercice de la souveraineté sur un territoire. De même les explorateurs établissaient des cartes pour délimiter les pays et fixer les itinéraires possibles des voyageurs et explorateurs et aussi les équipages. D’où l’importance de fixer l’étendue de l’exercice de la souveraineté. Il suffit de passer en revue les écrits des explorateurs, de consulter les cartes établies par les voyageurs, les traités signés par les rois du Maroc eux-mêmes, pour se convaincre que les prétentions, si souvent affirmées (même et surtout devant la Cour internationale de Justice, quand l’affaire lui sera exposée en 1975), ne résistent pas devant les arguments contradictoires niant l’exercice d’une quelconque souveraineté sur le territoire du Sahara Occidental. Les documents cités dans les dossiers fournis par les parties à la Cour Internationale de Justice en 1975, ne laissent aucun doute sur le non fondé des allégations de souveraineté sur le Sahara Occidental, depuis les expéditions Saadiennes jusqu’à la colonisation espagnole, malgré la fanfaronnade et la parade du roi du Maroc qui, au lendemain de la décision do la CIJ, a fait une interprétation fallacieuse, en annonçant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental, alors qu’il ne s’agissait que de constater l’existence de liens juridiques, qui n’avaient rien à voir avec une preuve de souveraineté . La CIJ a été plus loin, en disant dans son arrêt que cela ne touchait en rien au droit du peuple Sahraoui à l’autodétermination, par voie de referendum. Les liens juridiques ne signifient pas souveraineté !!! Tous les témoignages de voyageurs, les rapports d’explorateurs, les cartes des cartographes et les divers traités internationaux concordent à ce sujet : la seule allégeance admise, si l’on peut parler d’allégeance est une «considération particulière» due aux monarques marocains, en tant que descendant du Prophète Mohamed, mais sur une échelle très limitée, à cause de la dispersion des tribus.
Nous reproduisons en annexes les témoignages cités dans le dossier de l’Espagne remis à la Cour en 1975. (Pages 248 et s. CIJ t 1)
Quant aux divers traités signés avec le Maroc, il suffit de citer le traité de 1767 avec l’Espagne qui stipule dans son article 18, après maintes discussions préparatoires entre les plénipotentiaires des deux parties concernant les droits de pêche dans les eaux de l’Atlantique, avant la signature, le roi du Maroc fait cette observation qui explique le peu de pouvoirs qu’il a au-delà de l’Oued Draa : «Ce que votre ambassadeur a demandé en votre nom je l’ai accordé comme si vous me l’eussiez demandé vous-même. Je n’ai rejeté que deux articles. Et ce, par justice. Le premier concerne l’établissement de Canariens, afin de faciliter leur pêche, sur la côte du fleuve Noun, car je suis sûr que cela leur causerait préjudice, étant donné que les Arabes de ce pays pourraient … leur nuire, car ils sont insoumis et ne craignent personne, du fait qu’ils sont éloignés de mes royaumes et que je n’ai pas de pouvoir sur eux. C’est ce qui arriva aux Anglais, qu’ils attaquèrent, entrant dans leur embarcation pour la détruire et la brûler après en avoir emporté les mâts pour leurs tentes. Ces Arabes n’ont pas de pays délimité, ils changent de lieux suivant leur convenance sans n’être jamais assujettis ni subordonnes à aucun gouvernement…»
Au moment de signer le traité de 1767 la mention suivante a été ajoutée à l’article 18 : « S. M. impériale se réserve de délibérer sur le comptoir que S. M. Catholique veut fonder au sud du fleuve Noun, car Elle ne peut prendre la responsabilité des accidents et des malheurs, sa domination ne s’étendant pas jusque-là …
Un mois plus tard, dans une lettre aux autorités espagnoles l’ambassadeur d’Espagne réitère la position du roi du Maroc en ces termes :
«…qu’ils ne lui appartiennent pas; qu’ils sont habités par des gens sauvages qu’il n’a jamais pu assujettir, lesquels ont attaqué et écrasé tous ceux qui ont voulu s’y établir et que, pour autant, il ne peut donner sa parole ou son autorisation pour que nous le faisions, que cependant, il laisse au critère du Roi de réaliser ou non cette entreprise mois sans se faiire responsable des ,,,, évènements))».
Ces développements, cités par les documents déposés à la Cour internationale de Justice, pour longs qu’ils sont édifiants sur les prétendus droits historiques.
Telles sont les quelques observations qui ne laissent aucun doute quant au labyrinthe dans lequel s’est lancé le pouvoir marocain pour nier l’évidence historique selon les sources innombrables de la «fiction de souveraineté» qui ne trouve aucun ancrage ni dans l’histoire ni dans le droit représenté par les traités dont a été partie le régime marocain à travers l’histoire … Un coup d’œil sur la carte des expéditions Sadiennes, ainsi que sur celle des tribus explique clairement l’absence d’une présence prolongèe qui pourrait légitimer un quelconque droit de propriété ou même un droit d’usage, le terrain restant propriété des tribus et la population relevant des notables des tribus et spirituellement des chefs de zaouia.
Enfin l’action des troupes (si on peut parler de troupes) s’est orientée vers le Soudan (l’Afrique sub-saharienne)…. un axe ouest-est, c’est à-dire vers le sud algérien et un axe centre-sud, c’est-à-dire partant de Marrakech vers l’empire de Songhaï, au Mali central. La progression vers le sud par la façade atlantique ne s’est jamais faite ou presque, et le Sahara occidental n’a jamais été conquis, pour la simple raison que les habitants qui l’habitaient et l’habitent toujours, les Reguibet en particulier, étaient considérés comme des alliées pour construire le Maroc d’aujourd’hui et avec laquelle il veut, à tout prix, convaincre la société internationale de son bien-fondé, alors qu’il s’agit d’allégations sans aucun fondement. S’il en était autrement, c’est toute l’histoire du monde qui serait à réviser. On ne refait pas l’histoire! Mais on peut la visiter, pour savoir si les allégations des hommes ont quelque base pour être acceptées ou crues.
C’est ce trajet à rebrousse-chemin qu’a parcouru la Cour Internationale de Justice, quand la Commission du Droit des Peuples à disposer d’eux-même lui a adressé une requête demandant un avis consultatif, concernant l’affaire du Sahara Occidental, avis qui n’a, certes, pas de force probante mais élaboré par une institution aussi prestigieuse en matière de droit. Son avis aura, à n’en pas douter, une portée morale et un impact certain, que les demandeurs ne peuvent normalement pas négliger ou ignorer, au point de ne pas en tenir compte.