Michelle Perrot-Wassyla Tamzali.
UN DIALOGUE DE DUPES
Par Abdellali Merdaci
Réunis sous le titre, typiquement oriental et sibyllin, « La tristesse est un mur entre deux jardins », les échanges, suffisamment construits pour être spontanés, entre l’historienne du féminisme en France Michelle Perrot et la publiciste française d’origine algérienne, davantage qu’avocate, Wassyla Tamzali, tient plus de la mise en scène de rombières bien nées et éduquées des beaux quartiers de Paris. Il y a dans cet ouvrage, commandé par l’éditrice parisienne Odile Jacob et publié au mois d’octobre 2021, beaucoup de faux-semblants pour être dans certaines pages embarrassants.
D’où parle Wassyla Tamzali ?
Je pense, spécialement, à cette interpellation de Wassyla Tamzali par Mme Perrot : « Les tragédies de la guerre d’indépendance, les difficultés de la décolonisation, le retour de l’extrémisme religieux, les impasses de la libération des femmes : vous avez vécu tout cela, Wassyla, non seulement en témoin menacé et contraint à l’éloignement, mais en actrice de premier plan, avec le regard critique que vous avaient conféré votre ‘‘éducation algérienne’’, votre formation juridique d’avocate et votre expertise internationale » (p. 8). Hors d’une licence en droit ancien régime de trois ans et une sinécure internationale à l’Unesco, ces obstacles – ou accidents – sont-ils vérifiables pour avoir décidé d’un choix de vie ? Il y a certainement le trauma de la mort violente du père ordonnée par le FLN : cette blessure d’une adolescence protégée et dorée dans un couple mixte franco-indigène-espagnol, sera très vite surmontée dans les premiers mois de l’indépendance.
Il faut être précis : Wassyla Tamzali n’est pas la fille d’un chahid de la guerre anticoloniale, aux racines plébéiennes, qui a gagné son droit à la parole dans des engagements émancipateurs, de l’école au travail et aux péripéties contrariées de la vie dans une société longtemps frappée d’archaïsmes, happée par d’inattendus et sanglants détours politique, notamment la gangue islamiste. Propriétaires de vastes domaines dans la région de Bejaia, puissants industriels de l’huile, les Tamzali avaient, de longue date, leurs entrées et leurs repères dans la cité coloniale et bénéficiaient de la protection bienveillante des gouvernants de la colonie.
En 1962 comme en 2022, soixante ans après, Wassyla Tamzali est une héritière dont le parcours a été accompagnée par les plus hautes instances du pays, sous le règne des présidents Ahmed Ben Bella, Houari Boumediene et Chadli Bendjedid. Elle rappelle dans « Une éducation algérienne », dont elle efface curieusement aujourd’hui le sous-titre de la première édition française (1), que les hautes autorités du pays lui avaient laissé la liberté de choisir une destination et une fonction de prestige de l’État, partout dans le monde ; elle écrit : « Je choisis la ville qui était un des centres de mes pérégrinations, Paris […] J’arrivais dans une organisation internationale onusienne et pas n’importe laquelle, l’Unesco ! » (2). Elle aurait pu choisir New York et les Nations unies ou le même organisme à Genève. Ce sera une carrière internationale permanente à l’Unesco, qui n’était pas consentie aux rudes caciques du régime de l’époque. C’était au début des années 1970 : Wassyla Tamzali venait d’enterrer une dizaine d’années de bamboche algéroise entre la Cinémathèque, la brasserie Novelty, rue Larbi Ben M’hidi, où se rencontraient artistes, écrivains, journalistes, entre autres des cinéastes, plus souvent à l’enseigne du « djidid », qui porteront dans leurs images en noir et blanc les incantations d’une Algérie révolutionnaire (3), et son taudis haussmannien sur les hauteurs de la rue Didouche Mourad, dans le quartier de l’Université, où se tenaient jusqu’à l’aube, selon une persistante et méchante rumeur, des états-généraux du cinéma bien arrosés.
Justement, l’Université. Lisons le témoignage, le plus fiable, de l’étudiant en philosophie et mathématiques élémentaires qu’était, en ces années 1960, le grand écrivain Rachid Boudjedra, ami de « la fille d’un richissime homme d’affaires de Béjaia qui avait été abattu, pendant la guerre de libération, par le FLN pour collaboration avec l’ennemi colonial » (4) : « Une seule chose me turlupinait. Le jour de la perception de la bourse trimestrielle qui était alors octroyée à tous les étudiants, quelle que soit leur condition sociale, Wassyla Tamzali venait récupérer la sienne avec un air quelque peu arrogant, quelque peu triomphaliste et quelque peu provocateur. Cette bourse mensuelle de 300 DA permettait aux étudiants de vivre correctement. Mais pour Wassyla Tamzali, elle lui permettait de faire des achats superflus en robes et chaussures de luxe qu’elle se procurait dans un magasin chic situé juste en face de l’Université, et à côté de La Brasserie des Facs. Nous regardions ce manège, mes camarades et moi avec beaucoup d’amusement et nous trouvions qu’elle faisait de l’exhibitionnisme de classe pour nous épater et nous provoquer. Compassion ! » (5).
Il n’est pas difficile d’imaginer ce qu’était la vie d’un étudiant et, surtout, d’une étudiante, venant de l’intérieur du pays en ces années 1960-1970. Qui subsistaient, plutôt que « vivre correctement », avec 300 dinars. Mais passons. La bonne fortune de ses parents, dont le moindre n’était pas le sénateur Abdenour Ould Ali Tamzali, en son temps élu colonial inamovible et collectionneur avisé d’œuvres du peintre Étienne Nasreddine Dinet, aujourd’hui cédées à trois millions de dollars la pièce aux musées émiratis, surplombait un univers de plaisirs suaves. Une anecdote pour compléter ce tableau édifiant : alors qu’elle s’apprêtait à prendre depuis l’aéroport d’Alger-Dar El Beïda un vol pour Paris, l’égérie des folles nuits d’Alger (6), est interpellée par un commissaire de la police des frontières, qui lui a enlevé son passeport. Son nom était couché – à tort ou à raison ? – sur une liste d’agitateurs, de contestataires rustauds du régime, probablement communistes, qui ne croyaient pas que l’Algérie de Boumediene était « la Mecque des révolutions et des révolutionnaires dans le monde ». Elle s’en plaindra en haut lieu, en très haut lieu, et c’est le directeur général de la sûreté nationale, en personne, qui l’accueille dans son bureau pour lui restituer son document de voyage, certes avec les excuses d’usage tout en lui reprochant perfidement ses agapes avec les ministres du gouvernement. Une posture insouciante pour une jeunesse extravagante : entre les idéaux de mai 1968 et les mamours avec le régime et ses servants, vent debout contre le régime dans les cercles gauchistes de la capitale. Confusion ? Non, état d’esprit et ses amis s’en amusaient volontiers.
Autre notation qui confine à la honteuse supercherie : jusqu’à quel point Wassyla Tamzali a été une actrice menacée de l’histoire endeuillée de notre pays pendant la guerre islamiste des années 1990 ? Veut-elle faire croire, plus à Paris qu’à Alger, qu’au moment où des élites intellectuelles et artistiques sautaient la mer Méditerranée, parfois exfiltrés par les « services » de l’ambassade de France à Alger, pour rallier la France et réintégrer la nationalité française, qu’elle aurait, dans une geste toute bravache, décidé de retourner au pays pour exposer son corps à la lame des tueurs islamistes ? Michelle Perrot prête à Wassyla Tamzali une histoire qui n’est pas la sienne, qu’elle ne peut revendiquer sans verser dans l’imposture : elle n’a jamais été éloignée de ses belles demeures d’Alger par l’islamisme ou en raison d’un engagement politique quelconque qui aurait froissé les pouvoirs. Au moment de l’émergence de forces islamistes radicalisées menant une guerre sans merci contre les Algériens, dans ces cruelles années 1990, Mme Tamzali, en poste à l’Unesco, se préoccupait de questions féministes, ordinairement sa « tasse de thé ».
Pourtant, il faut bien reconnaître à son avantage qu’au début du hirak, au printemps 2019, elle était retournée à Alger pour tenir chaque week end des happenings sur les marches du Théâtre national algérien avec des dames de la haute bourgeoisie algérienne, qui en la circonstance s’encanaillaient devant les monômes d’ouvriers du port d’Alger avant d’aller se rafraîchir d’une orange pressée à la terrasse du Tantanville. Vieux rituel colonial, autrefois salué par Robert Randau. L’héritière Tamzali ne s’en dédisait pas.
Une Algérie prescrite
Je voudrais revenir sur quelques aspects, particulièrement relevés dans les propos de Mme Tamzali. Elle fait partie de cette faune d’« intellectomanes » (Malek Bennabi, sûrement, mais je ne trouve pas de vocable précis pour les désigner), intermittents de deux nationalités française et algérienne. Français à Paris, dûment établis avec smala d’enfants et petits-enfants, Algériens, mieux encore, super-Algériens à Alger. Ils ont trouvé un avenir dans la nécessité de prolonger l’histoire coloniale, celle de l’Algérie française dont ils se sentaient orphelins lorsqu’ils l’ont connue et vécue, qui constituait un membre fantôme, abimé dans la mer des désespoirs de l’indépendance, lorsqu’ils sont nés après 1962, à la ressemblance de Kamel Daoud, revêtant l’indigne tunique du « Français du futur ».
Wassyla Tamzali s’affirme « Algérienne » à Paris, face à Mme Perrot et à leurs amies communes de bonne société (« Sophie Bessis, Laure Adler, Liliane Kandel… », p. 7). Mais, ce n’est qu’un artifice, un fonds de commerce sans patente. Immanquablement parisienne par une culture française et occidentale enracinée, l’interlocutrice de Michelle Perrot n’a pas comme les Algériennes dont elle se proclame la tutrice à l’étroite mesure d’un féminisme surfait la même matrice, elle ne partage pas leur langue : « J’ai mal à la langue arabe que je n’ai jamais parlé » (p. 17). Cela ne la coupe-t-il pas de la majorité des Algériennes, qui n’ont pas d’adresses dans les quartiers chics de Paris et d’Alger, qui ont traversé les gourbis de l’Algérie coloniale, les F2 des cités-dépotoirs du pays indépendant et les sombres habitats ruraux, qui n’en sont pas sorties ? La séparation urbaine, plus que la séparation linguistique (et culturelle), ne la disqualifie-t-elle pas ? Quels sont ces mots de funeste douleur de la femme rurale arrachés à la glèbe, que l’héritière Tamzali n’entendra ni ressentira ? Quelle vie de renoncement dans toutes les Casbah éplorées du pays qui n’est pas la sienne ?
À Alger, Mme Tamzali observe les malheurs du monde de la baie d’un palace flamboyant. Il manquera toujours à sa trajectoire un rien indéchiffrable qui habilitera sa socio-anthropologie des Algériens et des Algériennes, mais aussi des Français d’origine algérienne. Observons donc :
1°) Sur la projection d’une histoire au sortir de la colonisation.
Wassyla Tamzali écrit : « Mon idée était qu’il fallait mêler ces deux histoires – je n’ignore pas ce qui les éloigne l’une de l’autre –, dans ce qu’elles font écho l’une à l’autre, chacune devenant la pièce d’un puzzle où la part d’une toile que vous et moi, vous Française et moi Algérienne, vous historienne, moi avocate, tisserions, avec nos idées, nos pensées partagées, nos savoirs différents, jusqu’à faire apparaître ‘‘l’image dans le tapis’’, pour le dire avec les mots de Henry James. L’image d’un féminisme universel qui dépasserait les définitions abstraites qui sont les siennes pour se saturer de nos deux histoires » (p. 11).
J’apprécierais nécessairement, mais prudemment, la métaphore de James, archi-lue ailleurs ; mais elle n’est qu’une échappatoire, une ornementation rhétorique. Il y a pour les binationaux franco-algériens une hantise de l’Histoire, parce qu’elle s’énonce obliquement, dans la complexité, d’une rive à l’autre de la Méditerranée et qu’elle porte les pesanteurs du crime colonial. « Mêler deux histoires », c’est inscrire l’impérium de la voie coloniale, comme autrefois celle de la voie romaine. L’Algérie, après soixante années d’indépendance, est dans l’urgence de fonder sa propre histoire, son propre regard sur la colonisation et ses malheurs. Entremêler les histoires française et algérienne n’est jamais sans risque de faire prévaloir les valeurs de la partie la plus armée, la mieux-disante, la France coloniale.
Je voudrais en donner un exemple. Chercheur universitaire entre les sciences du langage et la littérature, historien et critique de la littérature, j’interroge depuis plusieurs années la formation d’un espace littéraire algérien, national et autonome, et ses écritures. Or, ce qui prévaut dans l’histoire littéraire algérienne actuelle, dans son important segment de langue française, c’est la domination de la France littéraire, de ses champs littéraire et universitaire. Les Algériens ne conçoivent pas leur propre histoire de leur littérature de langue française, elle reste l’apanage de Paris, survivance coloniale, qui devient l’axe d’une emprise néocoloniale. Michelle Perrot connaît depuis ses premières années de professorat dans un lycée de Caen, en 1951, les œuvres de « Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Feraoun », qu’elle a promues auprès de ses auditoires. C’était, il y a soixante-dix ans. Si elle devait nommer des écrivains algériens de langue française d’aujourd’hui, ce seront immanquablement des écrivains édités en France, présents dans les pages littéraires des journaux et sur les plateaux de radios et télévisions de son pays, le plus souvent Français d’origine algérienne ou – exceptionnellement – Algériens adoubés par l’édition parisienne.
Michelle Perrot saura-t-elle reconnaître un seul auteur et une seule œuvre écrite par un Algérien ou une Algérienne, édités en Algérie ? Pour barrer au plan international la littérature algérienne de langue française, la France littéraire a créé une littérature algérienne surgeon de la littérature française, une littérature de harkis. C’est l’histoire de cette littérature et ce sont exclusivement ses œuvres et ses auteurs qui sont enseignées dans les Universités algériennes. L’Empire littéraire français continuera à asservir et à effacer les littératures de ses anciennes colonies et à parasiter leurs discours historiques et critiques. Jusqu’au sordide abêtissement : j’ai lu la curieuse question d’un journaliste français à l’écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021 pour « La plus secrète mémoire des hommes », qui s’inquiétait plus de savoir quand l’impétrant allait se naturaliser Français que d’éclairer les soubassements de son écriture littéraire.
Mêler les histoires française et algérienne comme y invite Wassyla Tamzali, dans tous les domaines, et pas uniquement dans la littérature, c’est donner la prime à l’ancien colonisateur. Mme Perrot perçoit-elle ces enjeux pernicieux d’un néocolonialisme français injurieux ? Comme beaucoup d’intellectuels français de sa génération qui ont aidé les Algériens dans leur guerre anticoloniale, elle a, comme Simone de Beauvoi et Jean-Paul Sartre, lâché prise : il ne fallait pas justifier le pouvoir d’Alger. Il ne fallait pas aussi dénoncer une guerre néocoloniale qui se poursuit, à la fois politique, économique, culturelle, mémorielle. Les propos du président Macron, aux mois de septembre et d’octobre 2021, sur l’inexistence d’une nation algérienne avant la colonisation française, qui ont suscité une longue brouille diplomatique entre les deux pays, en sont un indicateur.
La France assure et assume indéniablement, avec la complicité d’Algériens, une mainmise sur des territoires de souveraineté de l’Algérie. La littérature algérienne de langue française plongée dans l’anomie en paie le prix scélérat. Que sait Mme Perrot, au gré du temps qui passe, de l’Algérie, objet du débat, clairement inscrite dans le titre de l’ouvrage, et des soixante années de la République algérienne démocratique et populaire pour en disserter doctement ? Ni elle ni son interlocutrice, Mme Tamzali, n’ont éprouvé les douleurs d’un pays d’infinie peine pour en parler. « La Familia grande » (2021) de Camille Kouchner, #MeToo, les élucubrations de Jane Butler, Iris Brey, Susan Mc Clary, Christine de Pisan et l’inévitable « Nafissatou Diallo, femme de chambre dans un hôtel de New York », voilà leur rayon. Et, encore…
2°) Un distinguo néocolonial :
« Français d’origine algérienne » ou « migrants » ?
Wassyla Tamzali est dans l’évidente proximité des Français d’origine algérienne pour en discuter avec autorité. Comment cet introuvable Français peut-il aspirer à la plénitude d’une nation qu’il a élue ? Si ce n’est pas tout à fait le problème personnel de Wassyla Tamzali qui a l’avantage de se réclamer des nationalités espagnole de sa mère, algérienne de son père et, sûrement française, en raison de sa naissance avant 1962 et d’une longue résidence en France, ce n’est pas le cas de ses enfants et petits-enfants qui devraient affronter le racisme des Français et en souffrir au nom d’un passé algérien qui n’est pas le leur.
L’héritière Tamzali, à qui tout a été offert par sa naissance, précise : « C’est en lisant et en écoutant Camus que je réalise cet élément caché, l’inconscient du colonisateur. Pour l’écrivain, les Algériens sont des ‘‘arabes’’, jusque dans sa réponse, à Stockholm en 1958, quand il reçoit le Nobel, à un jeune Algérien qui lui reproche sa position par rapport à la revendication d’indépendance des Algériens. Il lui répond qu’il a toujours défendu « les arabes » pour parler des Algériens qui sont en lutte depuis quatre ans déjà. L’Algérien, c’est lui, Albert Camus, les autres, ce sont des Arabes. Voilà pourquoi désigner les Algériens comme « arabes » me gêne, comme de continuer à les appeler « émigrants » après trois générations. Un Franco-Chinois est un français d’origine chinoise, un Franco-Algérien est un émigré. Les émigrés algériens ne cessent d’arriver, le roman national français n’arrive pas à les intégrer » (p. 89). Il est vrai que les émigrés algériens clandestins sont de plus en plus nombreux, et ce n’est pas seulement, en 2022, le problème de Zemmour et de Le Pen au cœur d’une campagne électorale présidentielle, mais de la République française.
Quel est le lien avec Camus et l’Algérie ? Un déni de qualification ? Dans leur foisonnante littérature, de l’Algérie latine de Louis Bertrand à l’« algérianisme » de Robert Randau et à à l’École d’Alger d’Albert Camus, les Français (et Européens) d’Algérie n’étaient pas seulement les « vrais Algériens » – qui, parfois, « revenaient de loin » – ils étaient aussi, comme le proclamait Camus, en 1937, les véritables « Indigènes » d’Algérie (7). Il ne restait pour le peuplement originel d’Algérie, volé deux fois dans son identité algérienne et dans son ingénéité, que d’être « arabe ». Comme les Français d’origine algérienne devraient se résoudre dans leur propre pays, la France, à n’être ad vitam aeternam que des « migrants ». Mme Tamzali convoque Camus mais ne dit pas explicitement que cette situation malaisée imposée aux Français d’origine algérienne, même si cette origine est désormais lointaine pour les générations actuelles issues de parents et grands parents français, est d’essence coloniale. Elle n’élève pas le ton. N’est-on pas entre dames de bonne compagnie, qui savent se tenir ?
Le drame des Français d’origine algérienne est de ne pas être reconnus Français à part entière par la société et les pouvoirs français. D’où les drapeaux algériens flottant sur les Champs Élysées aux heures glorieuses du football algérien, le seul phénomène indiscutable au plan international. Allez parler de littérature algérienne de langue française chez les amis traditionnels de l’Algérie que sont la Chine, la Russie, le Venezuela ou Cuba, on vous sortira le chapelet d’auteurs Français d’origine algérienne. Le football national algérien jouit d’une unanimité mondiale incontestée et son drapeau est porté dans les grandes villes de France par de jeunes Français qui n’ont aucun lien avec la terre d’Algérie, qui a été celle de leurs arrière-grands-parents, émigrés en France dans l’entre-deux-guerres mondiales du XXe siècle. C’est le drapeau de la colère et de la révolte hissé par des Français contre leur pays, contre leur État, contre leurs gouvernants qui les parquent dans des cités et qui les ignorent. Ce problème n’appartient pas aux Algériens qui ne s’offusqueraient que de voir l’emblème de leurs martyrs souillé dans les commissariats de police de France.
3°) Sur le hirak algérien.
Mme Tamzali en témoin irrécusable du hirak ? C’est une blague servie à des imbéciles. Elle a incontestablement monté des happenings bruyants et colorés sur les marches du TNA et du « Tantanville ». Lisons : « Dans le Hirak II, celui de la reprise du mouvement après un temps long d’interruption dû au Covid, la présence affichée des islamistes, la politique de répressions à l’encontre des éléments les plus engagés renvoyaient à plus tard les exigences des féministes. Dès le début, dans les moments les plus forts, les plus encourageants, c’était déjà la réponse : ‘‘Ce n’est pas le moment’’, ‘‘Il faut d’abord se débarrasser du pouvoir en place’’, cela dans le meilleur des cas. Plus d’une fois c’était un refus : ‘‘Ce n’est pas notre culture’’, ‘‘Nous sommes des musulmans’’. Les féministes unies dans un mouvement qui mêlait les générations ont résisté, continué à marcher avec leurs slogans, des banderoles portant les portraits des héroïnes de la guerre d’Algérie. Elles ont fini par trouver et par garder leur place dans les marches. Mais dans un statu quo qui n’augure rien de bien » (pp. 162-163).
Wassyla Tamzali devrait se plonger dans les collections des journaux de MM. Mohamed-Tahar Messaoudi et Abrous Outoudert et aussi de la presse de l’époque pour avoir un regard informé sur la participation des Algériennes aux marches du printemps 2019. Ont-elles été tentées de se regrouper sous leurs propres bannières ? Elles ont été pourchassées et molestées par la foule. Leurs défilés, rehaussant les figures féminines de la Guerre anticoloniale, s’ils étaient légitimes, empêchaient de poser la singularité de la question de la femme dans l’Algérie actuelle. Mais, convenons-en : le hirak n’était ni un syndicat ni un parti et les marcheurs de toutes obédiences le ralliaient à titre individuel ou en famille, sans autre revendication que le départ des frères Bouteflika.
Je souscris sans aucune réserve et partage la démarche de Wassyla Tamzali lorsqu’elle nomme un « hirak II ». J’ai, pour ma part, désigné dans de nombreuses contributions un néo-hirak. Cependant, elle mentionne dans le « hirak II » « la présence affichée des islamistes » en gommant celle des séparatistes kabyles du MAK, qui ne sont pas moins redoutables et nuisibles, qui ne s’expriment que par des oukases et des mises à mort – pour le moment symboliques. Cette identification du « hirak II » et de la présence dans ses rangs d’islamistes de Rachad est paradoxalement courageuse et témoigne, s’il en était besoin, que Mme Tamzali ne vit plus en Algérie. Si elle résidait à Alger, Wassyla Tamzali, à l’image de ses amis bobos, ne s’aventurerait pas à gloser un « hirak II » et encore moins ses « islamistes ». Pour la presse francophone d’Alger, qu’elle lit, pour les quotidiens de MM. Mohamed-Tahar Messaoudi et Abrous Outoudert, dans les réunions privées des sachants de la capitale, il n’y ni « hirak II » ni néo-hirak, ni islamistes ni makistes. Il n’y a que le hirak, le premier du nom, né le 22 février 2019, qui survit à sa mort mille fois annoncée. De quoi se faire des ennemis dans son propre camp…
Beaucoup de changements en Algérie ne sont pas perçus en France parce qu’ils subissent un véritable barrage. L’élection, le 12 décembre de M. Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République a clarifié les positions et les statuts des acteurs du champ politique national. Depuis Paris, l’interlocutrice de Mme Perrot cite « la politique de répressions à l’encontre des éléments les plus engagés » du hirak II. Cette antienne est diffusée par les soutiens du néo-hirak en Algérie et en Occident, qui n’hésitent pas à qualifier les islamistes de Rachad – dont un des chefs Mourad Dhina a été, dans les années 1990, le porte-parole à Paris des tueurs des Groupes islamistes armés, louant leurs bilans macabres – et les séparatistes du MAK comme d’authentiques « démocrates ».
Il n’est pas inutile de faire un rappel sur la nébuleuse terroriste du néo-hirak. Je recommanderais volontiers à l’héritière Tamzali la lecture du seul ouvrage décisif sur l’histoire du mouvement populaire, qui explique ses dérives politico-terroristes actuelles. « Qui sont les ténors autoproclamés du hirak ? » (8) du professeur Ahmed Bensaada apporte les sources scrupuleusement documentées pour se mouvoir dans les réseaux politico-idéologiques de ce qui deviendra, par glissements successifs, le néo-hirak. L’auteur dégonfle la bulle du hirak et désigne clairement ses filiations dans l’histoire récente tourmentée de notre monde, des révolutions colorées de l’Est européen aux « printemps arabes ». Aujourd’hui, il ne devrait plus faire de doute que les Américains, à travers la National Endownent for Democracy (NED), organisme symétrique de la CIA, sont à l’origine du hirak algérien comme des mouvements sociopolitiques en Tunisie, en Libye, en Syrie et au Yémen. Si les activistes algériens de la NED ont été au premier rang pour configurer le hirak, d’autres partis politiques, notamment les communistes du MDS et les trotskystes du PST, les associés du Pacte pour l’alternative démocratique, le Rassemblement algérien de la jeunesse (association interdite), ont contribué à lui donner une tournure plus politique que populaire. Les islamistes, continuateurs du FIS-dissous et des groupes islamistes armés, y prendront leur part et la première place aux côtés de leur allié stratégique, le MAK. Voilà les ennemis de l’État.
En 2019, alors que le mouvement populaire se targuait de rassembler chaque vendredi trente millions d’Algériens, ses « ténors autoproclamés » refusaient toute sortie de crise de l’après-bouteflikisme par les urnes. Leur projet, aujourd’hui encore, est de renverser par tous les moyens, y compris par les chars de l’OTAN, l’État algérien et sa direction légale.
Depuis le départ du régime des frères Bouteflika et de leur clan d’oligarques (la ’içaba), l’Algérie a été dirigée par le gouvernement intérimaire de MM. Bensalah et Bedoui (avril-décembre 2019) puis par M. Tebboune, président élu, nommant son premier gouvernement au mois de janvier 2020. Sous leur direction aucun Algérien n’a été tué ni grièvement blessé comme cela a été le cas dans de semblables mouvements populaires de marcheurs dans le monde à la même période, au Chili, en Colombie, au Myanmar et en France où des « Gilets jaunes » ont été blessés et éborgnés par la police d’État. Le gouvernement du président Tebboune a réglementé, comme cela se fait dans toutes les démocraties, les manifestations de rues assorties à des autorisations administratives. Peut-on incriminer, comme s’y prête complaisamment Mme Tamzali, une « politique de répressions » lorsque les services de sécurité et les tribunaux font leur travail dans l’exact périmètre des lois constitutionnelles de l’État républicain ?
#MeToo, Salma Hayek et tutti quanti :
les combats féministes de Wasyla Tmzali
L’Algérie de Mmes Tamzali et Perrot, vue de Paris ? Avec quel discernement ? L’héritière Tamzali possède les codes de la bienveillante discussion parisienne. Elle cite à six reprises dans ses interventions Mlle Sid Cara, secrétaire d’État dans les gouvernements du général de Gaulle, à son retour aux affaires en 1958. Je ne sais pas si elle connaît le parcours de l’essayiste et romancière Djamila Debêche, la première féministe indigène, au sens actuel de ce mot, dans les années 1940-1950, qui plaçait la libération des femmes avant celle du pays, en recherchant une émancipation de la femme indigène par la loi, la loi coloniale française. La Sétifienne Debêche a-t-elle été, dans l’ordre colonial français, plus avancée que la Milévienne Sid Cara ? En 1962, elle fera le choix résolu de la France, elle sera oubliée.
Le combat féministe en Algérie a une histoire. De Debêche et Sid Cara à Boupacha et à ses camarades du FLN, il y a les impasses des histoires singulières de la colonisation française et de la résistance nationale algérienne, sur le front politique. De ce point de vue strictement politique, le mouvement #MeToo, longuement débattu par Mmes Perrot et Tamzali, en tant qu’expression du combat des femmes d’Occident, est une régression. La femme occidentale est depuis bien longtemps libérée et cet affranchissement contre les prédations sexuelles, qui apparaît comme une fâcheuse « guerre des genres », n’offre aucune cohérence sociétale.
Mais toutes les souffrances des femmes ne se valent pas, du Nord au Sud. Les indignations des femmes d’Occident sont bien sélectives. Que savent Mmes Perrot et Tamzali des malheurs de la résistante sahraouie Soltana Kheya – ou dans une autre transcription Sultana Khaya – dont le vigilant écrivain et journaliste Mohamed Abdoun vient de livrer un poignant entretien (9), qu’elles ne liront pas. La militante sahraouie et sa sœur ont été, ces deux dernières années, assignées à résidence et continuellement violées par des soldats et des agents de sécurité marocains devant leur mère, avec l’objectif d’infléchir leur combat pour la libération de leur pays occupé par le Maroc, dernière colonie de l’Afrique. Outre le fait d’être violée et battue en raison de ses engagements politiques, Soltana Kheya a été obligée par les séides de l’armée marocaine d’ingérer des substances toxiques indéterminées, mettant en péril sa vie.
Comme Djamila Boupacha, dans l’Algérie coloniale française, violée par des militaires français, Soltana Kheya, violée et violentée par les occupants marocains de son pays, est le symbole du combat inégal des femmes pour leur identité et leur liberté. Mais Soltana Kheya n’est pas Djamila Boupacha, elle n’est pas dans sa grave solitude appuyée par une Gisèle Halimi, une Simone de Beauvoir et un Jean-Paul Sartre, transcendant l’histoire de leur pays, et par le cinéaste égyptien Youcef Chahine. Dans son horizon de combattante, souffrant dans sa chair (elle a été éborgnée par des soldats marocains lors d’une interpellation musclée, en 2007), il n’y a que le vide et les crissements du sable, dans les ressacs d’un désert infini et recommencé. Et le silence de l’humanité. Mmes Perrot et Tamzali s’attachent davantage à « Alyssa Milano, Demi Moore, Sharon Stone, Salma Hayek…, en France Adèle Haenel… » (p. 117). À Salma Hayek, précisément, épouse du milliardaire français François-Henri Pinault qui est capable d’acheter tous les grands consortiums mondiaux du cinéma avec son argent de poche. Sinistre plaisanterie. À cinquante-cinq ans, Mme Hayak s’affiche sur Tik Tok et Instagram en maillot de plage. Toujours, le corps féminin chosifié et marchandisé et, derrière, le sexe en appel. Qui pleurera Soltana Kheya ? Ni Mme Perrot ni Mme Tamzali, car il est hors de question pour elles de froisser le Maroc de « M6 » et de se fermer les portes de la Mamounia et des riads de Marrakech : une terrible tragédie de l’âge moderne.
#MeToo remplit à ras bord, jusqu’à l’écœurement, cet échange de dames d’intelligente compagnie, qui font assaut de références théoriques, jouant sous la plume de Michelle Perrot Françoise Héritier contre Hélène Cixous dans une histoire du féminisme français qui s’écrit mal. S’il fallait établir la bibliographie des auteurs et des textes cités par les co-autrices, l’éditrice Odile Jacob aurait rajouté une centaine de pages à l’ouvrage. Certains passages de cet entretien font penser, au gré de leurs citations et références livresques adroitement calibrées, à une copie de l’épreuve de philosophie au baccalauréat.
J’ai assez lu dans cet échange ce « qui gêne » Wassyla Tamzali pour m’autoriser humblement de dire ce qui me gêne. Tamzali ne manque pas de rappeler qu’elle est une « Algérienne » en France, et plus encore, « l’innommée ». Dans les faits, tout la sépare de l’Algérie, des Algériens et, principalement, des Algériennes. Ce qui me gêne franchement dans le cas de Tamzali et de beaucoup d’Algériens devenus (ou redevenus) par choix personnel Français, c’est de s’accrocher encore et encore à un pays qui n’est plus leur pays, dont ils parlent, avec parfois beaucoup d’arrogance, depuis leur confortable retraite parisienne (ou provinciale). En cet hiver algérien finissant, Mme Tamzali acceptera-t-elle de séjourner dans une cité perdue et glaciale de l’hinterland et de s’épuiser dans de vaines courses de cent kilomètres en rase campagne pour trouver un litre d’huile et un sachet de lait ? Le réel algérien n’est pas un diner de têtes de la haute société parisienne.
Notes
1. Wassyla Tamzali, « Une Éducation algérienne », Paris, Gallimard, 2007, Gallimard, 2007 (1ère éd.), avec en sous-titre : « De la révolution à la revanche des tribus ». Dans l’édition algérienne (Alger, Chihab Éditions, 2013), le sous-titre est modifié sans aucune explication dans le corps du texte : « De la révolution à la décennie noire ».
2. Id.
3. Il est resté de cette période de cinéphile un essai « En attendant Omar Gatlato. Regards sur le cinéma algérien. Introduction fragmentaire au cinéma tunisien », Alger EnaP, 1979.
4. Rachid Boudjedra, « Les Contrebandiers de l’Histoire », Boumerdès, Les Éditions Frantz Fanon, 2017-2018, p. 42.
5. Id., p. 43.
6. Encore Boudjedra : « Peu à peu, cette jeune femme devint un pivot de la vie culturelle et presque une icône auprès des mouvements progressistes dans cet Alger où on voyait Ben Bella déambuler avec Che Guevara dans les rues de la ville » (Cf. « Les Contrebandiers… », oc., p. 44). Et aussi une « icône » des nuits sirupeuses d’Alger.
7. Albert Camus, « La culture indigène, la nouvelle culture méditerranéenne », dans « Essais », Paris, Gallimard, coll. La Pléiade, 1965.
8. Ahmed Bensaada, « Qui sont ces ténors autoproclamés du hirak ? », Alger, APIC, 2021.
9. Mohamed Abdoun, Entretien avec Soltana Kheya : ‘‘Ma sœur et moi sommes violées et violentées en présence de notre mère’’ », « La Patrie News », 29 janvier 2022.