Nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954 : l’ALN donne le coup d’envoi de la Révolution
Le 25 septembre 1954, le préfet Jean Vaujour adresse une missive à Henri Queuille, alors vice-président du Conseil, par laquelle il l’informe de l’imminence d’attaques « d’activistes algériens ».
Il lui écrit : « … Les séparatistes se battent entre eux … Mais des renseignements précis me permettent de redouter de les voir passer à l’action directe avant un mois. Et ce mouvement sera très vaste. Il atteindra les zones les plus dures de l’Algérie et certaines villes. Si nous n’y prenons garde, le petit groupe d’activistes qui a pris la tête d’une nouvelle action clandestine … va essayer d’embraser l’Algérie à la faveur de ces événements terroristes.
Ce sera une flambée brutale, généralisée, et qui risque de nous placer dans une situation difficile si nous n’avons pas les moyens de faire face partout en même temps … M. Léonard a, je le sais, alerté Paris …
Je suis persuadé que nous allons vivre des heures graves … Nous sommes à la veille d’attentats, peut-être même de soulèvements dans les régions où les bandits tiennent le maquis depuis des années. Cette fois ce ne sera pas une action sporadique et localisée … ».
Dans une seconde correspondance datant du 10 octobre de la même année, le même préfet Vaujour précise que « la date de l’insurrection est fixée au 1er novembre ».
Une semaine plus tard, le 17 octobre, le 1er bataillon du 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes met sur pied un bataillon dit de « maintien de l’ordre ». Ce dernier rejoint la région de Khenchela le 1er novembre pour y effectuer des opérations de recherche des groupes de moudjahidine.
Régulièrement informé par des délateurs, le préfet Vaujour apprend encore que le CRUA qui s’est réuni à Alger a mis au point un communiqué qui sera diffusé après les attentats du 1er novembre 1954. Aussi, il reprend attache avec ses supérieurs hiérarchiques auxquels il demande une « rafle ». En visite à Orléansville (Chleff), après le tremblement qui a endeuillé toute la région du Chelif, François Mitterrand, alors ministre de la justice, lui répond qu’il allait « voir ça à son retour à Paris ». Lorsque les instructions arrivent, le 2 novembre 1954, il est déjà trop tard. Plusieurs attentats ont eu lieu dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954.
1er novembre, la nuit qui sonna le glas de la colonisation de l’Algérie
Lundi 1er novembre 1954. Il est 6h du matin. Tayeb Goughali s’ébranle au volant de son vieux bus de marque Berliet. Malgré une nuit agitée à Biskra en raison de l’attaque d’un commissariat, du siège de la commune et de la centrale électrique par Mostefa Ben Boulaïd et ses hommes, le chauffeur de bus ne change rien à ce qui était convenu. En effet, une vingtaine de jours avant le déclenchement de la guerre de libération, Mustapha Ben Boulaïd demande à Tayeb Goughali d’assurer le trajet Biskra-Arris pendant 15 jours. Le chauffeur, habitué à desservir la ligne Biskra-M’chounèche, est réticent car il a pour habitude de faire sur ce trajet de petites affaires juteuses qui lui permettent d’arrondir ses fins de mois difficiles. Mais Ben Boulaïd trouve les bons arguments qui le font changer d’avis : «Toi, les gens te connaissent et ils te font confiance. L’organisation va te payer 20 000 francs pour te dédommager du manque à gagner », lui dit-il. Le chauffeur de bus accepte mais confie avoir refusé d’être payé. Ben Boulaïd donne au chauffeur cette ultime instruction : «Quand vous tombez sur un barrage dressé par nos hommes, dites au chef des moudjahidine de ne pas s’en prendre aux tolba (instituteurs) ni aux touristes. Si vous trouvez des moudjahidine fatigués sur la route, embarquez-les dans le bus ».
Démarrant donc aux aurores, Tayeb Goughali emprunte la route cahoteuse qui le mène à la palmeraie de M’chounèche, son premier arrêt. Le Caïd Hadj Sadok monte dans le bus. Cet ex-officier de l’armée française est un des personnages les plus honnis par la population autochtone. Véritable suppôt de l’administration coloniale, il n’a pas hésité, pour satisfaire ses maîtres, à délester des Algériens de leurs terres pour les offrir aux colons. Ce jour, Hadj Sadok qui reçut deux jours auparavant la proclamation annonçant la Révolution envoyée par Benboulaïd, doit se rendre à Arris pour en informer l’administrateur. Bien évidemment, le Caïd avait choisi de continuer à servir bassement ses maîtres et il l’avait clairement fait savoir aux moudjahidine, en les renvoyant sèchement. Le bus reprend sa route, direction le hameau de Tifelfel pour prendre Guy et Jeanine Monnerot. Le couple d’instituteurs, fraîchement débarqué de la Métropole, devait prendre ses fonctions au sein de l’école de Tifelfel, localité du douar Gharissa. En ce 1er novembre, le jeune couple devait se rendre à Arris, pour la célébration de la Toussaint, en compagnie d’un directeur d’école lui aussi récemment arrivé dans cette région reculée du pays. Dans le bus, une cinquantaine de voyageurs a également pris place, en cours de chemin. Pour la majorité, des paysans se rendant au marché.
Le bus aborde les gorges de Tighanimine, La route sinueuse longe l’oued El-Abiod au bas de hautes falaises abruptes. Il est 7 heures et le soleil est déjà levé. Au détour d’un virage, le bus est stoppé net par un barrage de grosses pierres dressé par une quinzaine d’hommes armés de fusils de chasse.
Le chef du groupe de moudjahidine de l’ALN, Bachir Chihani, 25 ans, monte dans le bus et en fait descendre Hadj Sadok ainsi que le jeune couple d’instituteurs. Le chauffeur l’informe de la directive de Benboulaid de ne pas s’en prendre aux instituteurs et touristes. Chihani se tourne alors vers le Caïd, avec lequel il engage une brève discussion. Chihani demande à Hadj Sadok s’il avait reçu la proclamation, mais le caïd, dédaigneux, répond : « Vous croyez que je vais discuter avec des bandits ? ». Joignant le geste à la parole, il tente de s’emparer de son pistolet, 6,35 automatique mais Mohamed Sbaïhi sera plus rapide et tirera une rafale qui atteint mortellement le Caïd. Bien qu’ils n’aient pas été visés par les tirs, le couple Monnerot est également touché. Guy reçoit une balle à la poitrine et son épouse sera blessée à la cuisse.
Chihani et ses hommes se replient dans les montagnes et le bus redémarre direction Arris. A bord, le corps agonisant de Hadj Sadok qui meurt à son arrivée au dispensaire. Quant au couple d’instituteurs, il attendra plusieurs heures avant l’arrivée des secours. Guy Monnerot décède de ses blessures, son épouse survivra.
Soixante-dix attentats en une nuit
Durant la longue nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, l’ALN engage soixante-dix opérations armées à travers une trentaine de points dans tout le pays.
C’est un peu avant minuit que les premières bombes explosent. D’importants dégâts matériels et une dizaine de morts sont enregistrés dont Laurent François, tué devant la gendarmerie de Cassaigne (actuelle Sidi-Ali, près de Mostaganem) pour avoir essayé d’avertir la gendarmerie de l’imminence d’une attaque des moudjahidine, Georges-Samuel Azoulay, chauffeur de taxi, également tué dans l’Oranie,
A Khenchela, un chef de peloton de Spahis, le lieutenant Darneau est tué en quittant son domicile pour aller rejoindre ses hommes. Un autre soldat, André Markey, soldat appelé du 4e Régiment d’Artillerie trouvera la mort dans cette ville de l’Est du pays.
D’autres soldats sont également tués cette nuit, parmi lesquels Pierre Audat, appelé du 9ème RCA et Eugène Cochet, brigadier-chef, tous deux morts à Batna ainsi que Haroun Ahmed Ben Amar, agent de police à Draâ El Mizan.
Après cette nuit, le destin du peuple algérien prendra un tournant déterminant qui le mènera plus de 7 ans plus tard à cette liberté tant espérée.
L.B