Olivier Le Cour Grandmaison à La Patrie News : «Il ya eu terrorisme d’Etat durant la colonisation française »
Le politologue et universitaire français et l’un des spécialistes reconnus des questions liées à l’histoire coloniale.
Auteur de nombreux ouvrages, le dernier en date est “Ennemis mortels” , Olivier Le Cour Grandmaison est revenu sur le rapport de l’historien français Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie », et y a soulevé plusieurs points dans un entretien accordé à lapatrienwes.
Le chercheur français Olivier Le Cour Grandmaison a affirmé que la responsabilité de l’historien Benjamin Stora était “complète” par rapport à la “dérobade historiquement et politiquement indigne” de la France officielle qui exclut toute reconnaissance des crimes de guerre et contre l’humanité” commis en Algérie durant la colonisation (1830-1962).
“Si la France et l’actuel président de la République (Emmanuel Macron) excluent toute reconnaissance des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité commis au cours des 130 ans de colonisation de l’Algérie, c’est aussi parce que le rapport rendu par le conseiller-historien Benjamin Stora, tranche en ce sens”, a indiqué M. Le Cour Grandmaison.
Les préconisations du rapport Stora sur les questions mémorielles pourtant sur la colonisation et la guère d’Algerie peuvent elles apaiser les différentes mémoires en France et en Algérie ?
Olivier Le Cour Grandmaison : C’est évidemment l’objectif affiché haut et fort, et souhaité par le chef de l’Etat pour des raisons principalement électoralistes alors que nous sommes à la veille d’échéances particulièrement importantes puisqu’il s’agit des élections présidentielles.
Seuls les naïfs ou des béni-oui-oui peuvent croire que ce rapport fut commandé pour répondre à des exigences de vérité, de justice et d’égalité. Les ressorts de cette commande du président de la République, au conseiller-historien Benjamin Stora, sont bien sûr politiques, pour ne pas dire politiciens. De même, sa rédaction et son écriture singulièrement, pour ne pas dire sinistrement, euphémisée puique, comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler dans un article publié par Mediapart, l’auteur dudit rapport n’emploie jamais le qualificatif de “crime de guerre” ni, au vrai, celui de “crime contre l’humanité”.
Par contre, il multiplie, à dessein, à l’écrit comme dans les différents entretiens qu’il a pu donnés, le recours au terme “d’exaction” ce qui est très en-deçà de la qualification précise et juste des moyens militaires, policiers et terroristes employés par la puissance coloniale française en Algérie de 1830 à 1962.
Aussi je pense qu’il ne saurait y avoir d’apaisement véritable sans justice quand bien même celle-ci ne peut être que symbolique désormais puisque les auteurs des crimes d’Etat commis pendant la dernière guerre ne seront jamais jugés pour diverses raisons liées, entre autres, aux dispositions d’amnistie des Accords d’Evian. Pas de justice digne de ce nom donc sans qualification précise de ce qui a été perpétré par la France au cours des 132 années d’occupation et de colonisation de l’Algérie, et pas d’apaisement non plus.
Dans de telles conditions, cet apaisement n’est qu’un voeux pieux destiné à donner le change, à satisfaire certains secteurs de l’opinion et à orner, comme dans le monde d’avant, des discours de circonstances sans lendemain. Sans autre lendemain que le refus, encore une fois affirmé et défendu par Benjamin Stora, d’exiger des plus hautes autorités de l’Etat qu’elles reconnaîssent enfin les crimes précités.
” Ajoutons enfin que l’expression même “apaisement des mémoires” est sujette à caution puisqu’à proprement parler, on apaise des femmes et des hommes, pas leur mémoire mais les rapports qu’ils entretiennent avec une histoire particulièrement traumatisante.
• Ce rapport peut-il contribuer à réconcilier les deux pays sur les questions mémorielles ?
Olivier Le Cour Grandmaison : La réponse à cette question est dépendante de la première. En ne nommant pas véritablement les choses, en usant et abusant de termes inadéquats afin de satisfaire Emmanuel Macron, le rapport de B. Stora ne peut pas non plus atteindre cet objectif.
Qu’ils vivent en Algérie et/ou en France, celles et ceux qui ont eu à connaître du terrorisme de l’Etat français au cours de la dernière guerre d’Algérie ne peuvent évidemment pas accepter le fond comme la forme de ce rapport puisque ce qu’ils ont enduré n’est jamais véritablement nommé et donc reconnu.
Cela vaut aussi en France pour les héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale. De plus, rappelons que nombreuses associations, organisations syndicales et partis politiques, regroupés dans des collectifs ad hoc, exigent depuis des décennies parfois la reconnaissance claire, précise et circonstanciée de crimes commis soit en Algérie, soit en France.
Je pense d’une part aux terribles massacres du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata, et d’autre part à ceux du 17 octobre 1961 à Paris et dans la région parisienne. C’est peu de dire que le compte n’y est pas. Il y a aussi une forme de mépris pour les engagements de celles et ceux qui exigent cette reconnaissance depuis bientôt 30 ans.
A preuve d’ailleurs, aucun représentant de ces collectifs, pourtant bien connus de Benjamin Stora n’a été auditionné pendant la rédaction de son rapport et il se garde bien de les citer alors qu’il connait parfaitement leur existence et leurs revendications. Et pour cause, il fut un temps où Benjamin Stora a participé à la création de l’association “Au nom de la mémoire” puis soutenu ses revendications relatives à la reconnaissance des massacres du 17 octobre 1961.
• Que retenez-vous dans les propositions de Benjamin Stora ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Comme cela a été dit par certains, les propositions du rapport font parfois penser à une sorte de catalogue hétéroclite et superficiel où chaque partie est supposée trouver de quoi se contenter.
L’ensemble étant sans doute pensé pour tenter de faire oublier que sur le point capital de la reconnaissance, c’est le conservatisme le plus plat qui l’emporte.
A procéder ainsi, grand est le risque, en croyant satisfaire “l’opinion publique”, une certaine opinion publique en tout cas, celle que courtise le chef de l’Etat, de mécontenter les principaux intéressés:les victimes et leurs descendants, qu’ils vivent en France ou en Algérie, les héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniales mobilisés avec d’autres pour obtenir cette reconnaissance, et une bonne partie de celles et ceux, qui chercheurs et universitaires, travaillent sur l’histoire coloniale de la France.”
• Selon vous, la France doit elle reconnaître ses crimes de guerre et contre l’humanité commis en Algérie durant la colonisation (1830-1962).
Si oui, pourquoi ?
Olivier Le Cour Grandmaison : Là encore rappelons qu’en matière de reconnaissance des crimes d’Etat commis pendant la colonisation, la France est, comparativement à l’Allemagne, à la Grande-Bretagne, à la Nouvelle-Zélande, à l’Australie, au Canada et aux Etats-Unis, sinistrement en retard.
Ces pays ont tous reconnu d’une façon ou d’une autre les massacres perpétrés et, dans certains cas, ajouté à cette reconnaissance officielle, des réparations financières et / ou matérielles destinées aux victimes ou à leurs descendants.
En France, alors que les auteurs des crimes ne seront jamais jugés, la seule façon de rendre justice et hommage aux victimes, à toutes les victimes de la conquête et de la colonisation de l’Algérie depuis 1830, c’est de reconnaître enfin, par une déclaration précise et circonstanciée, ce qui a été perpétré durant ces 132 ans marqués par de terribles massacres, des spoliations catastrophiques, des destructions massives et le terrorisme d’Etat au cours de la dernière guerre d’Algérie.
Il y va, une fois encore, de la justice, de la vérité et, c’est lié, de la qualification précise des faits. En refusant et en justifiant cette absence de reconnaissance, le rapport de Benjamin Stora est tout à la fois lacunaire, puisqu’il ignore superbement les expériences précitées de reconnaissance, et parfaitement convenu puisqu’il épouse l’opinion commune de la macronie, de la majorité qui soutient le chef de l’Etat et des courants conservateurs hostiles à cette même reconnaissance.