En réponse à une précédente tribune tendancieuse publiée par le journal Le Monde, Me. Gilles Devers, avocat du front Polisario auprès des instances européennes et internationale, a pu faire passer une contre-tribune, tel qu’annoncé par nous.
Le Monde, qui s’est montré réceptif à cette requête, continue cependant à souffler la chaud et le froid. Il vient en effet de publier le même jour une seconde tribune qui défend la prétendue « marocanité du Sahara Occidental », et évoque au passage un conflit supposé entre Alger et Rabat.
C’est dire que le Maroc-gate, en dépit de sa gravité, n’a pas suffit à nettoyer les écuries d’Augias de la gangrène marocaine présente au sein de bon nombre de médias occidentaux. Nous publions pour nos lecteurs l’intégralité de cette tribune, qui vient remettre les pendules à l’heure. Bonne lecture.
« Le peuple sahraoui doit exercer son droit à disposer de sa terre du Sahara occidental »
Tribune. Qu’est-ce qui fait l’histoire d’un peuple et quelle histoire fait un peuple ? Débat immense que l’ONU a tranché pour le peuple sahraoui en plaçant en 1963 le Sahara occidental sur la liste des territoires à décoloniser et en reconnaissant à son peuple le droit à l’autodétermination et à l’indépendance en 1966. Alors oui, il y a l’histoire, la société, l’économie, la diplomatie, mais aussi le droit international. Le droit seul ne peut rien, rien ne se fera sans le droit.
La structuration juridique est une deuxième étape, la première étant le peuple. Non pas la population, mais le peuple sahraoui, forgé par l’histoire.
Souverain, titulaire du droit à l’autodétermination et à l’indépendance, il est à la base de tout. La Charte de l’ONU vient en appui, avec l’article 1er affirmant « l’égalité des droits des peuples et leur droit à disposer d’eux-mêmes ». Aussi, le droit à l’autodétermination et à l’indépendance est un impérium : le peuple sahraoui, seul maître de son destin, doit exercer son droit à disposer de cette terre du Sahara occidental qui est la sienne.
L’issue est un référendum d’autodétermination, ce pour quoi l’ONU a instauré la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso). Le peuple choisira l’indépendance ou toute autre solution : ce sera sa parole souveraine, qui s’imposera à tous, comme expression de sa « volonté libre et authentique ».
Conquête armée
Le chemin était tracé, mais les convoitises se sont affirmées pour ce territoire riche en ressources naturelles. En 1975, la Cour internationale de justice a rendu un avis consultatif qui fait toujours référence : le Sahara occidental, qui n’était pas une terra nullius au moment de sa colonisation par l’Espagne, n’a jamais relevé de la souveraineté marocaine, et ce parce que le peuple sahraoui préexistait à cette colonisation. Ainsi, 1975 renforce 1963 et 1966, et l’ensemble constitue un bloc incontournable.
Ce qui explique que malgré le passage du temps, aucune diplomatie digne de ce nom ni aucun tribunal n’ait jamais reconnu les prétentions marocaines.
Pourtant, en 2023, nous sommes toujours à la recherche du référendum d’autodétermination. Comment est-ce possible ? Fin 1975, l’Espagne, qui avait l’obligation de décoloniser le territoire, a signé les accords illégaux de Madrid, abdiquant ses responsabilités au profit du royaume du Maroc, qui s’est aussitôt lancé dans la conquête armée du territoire, puis son occupation militaire : c’est la tristement fameuse « Marche verte ». Très supérieure en nombre et en armes, l’armée marocaine est parvenue à rejeter une part importante des Sahraouis vers le grand sud algérien, où ils vivent toujours comme réfugiés.
Pour consolider sa conquête, le royaume du Maroc a construit un mur de séparation long de 2 700 km. Dans le contexte de la guerre froide, il s’est installé au Sahara occidental comme chez lui, s’annexant les « provinces du Sud ». Mais coloniser un tel territoire suppose une économie. Avec l’adhésion de l’Espagne en 1986, l’Europe a hérité des accords de Madrid et un consensus a été trouvé pour que les accords entre l’Union européenne (UE) et le royaume du Maroc soient appliqués au Sahara occidental.
Ainsi, pour 2022, les exportations vers le marché européen s’élèvent à 670 millions d’euros pour les produits de la pêche et 80 millions d’euros pour les produits agricoles, auxquels s’ajoutent les 55 millions d’euros payés par l’UE pour accéder aux ressources halieutiques du territoire. Des sommes qui financent la colonisation et poursuivent d’autant les violations du droit imposées aux Sahraouis, individuellement et en tant que peuple. D’où la riposte juridique.
Economie de la colonisation
Les règles sont bien connues : ce sont celles des du droit de la décolonisation, qui ont permis la libération des peuples d’Asie et d’Afrique. Mais ce qui a changé, c’est qu’il existe désormais des juridictions pour les faire appliquer, et cela a été la grande lucidité du Front Polisario que d’entrer dans cette conquête de la liberté par le recours au juge. Agissant au nom du peuple, les autorités sahraouies défendent une ligne forte, simple et noble : aucun accord concernant le territoire n’est valable sans le consentement du peuple sahraoui, qui, dans le cadre du droit à l’autodétermination et à l’indépendance, dispose seul de droits souverains à l’égard de son territoire national et de ses ressources naturelles.
En 2016, la Cour de justice de l’UE (CJUE) a jugé qu’un accord conclu avec le royaume du Maroc est sans application sur le territoire du Sahara occidental, vu que cet Etat n’y est pas souverain, et qu’il ne peut y avoir d’accord conclu qu’avec le consentement du peuple sahraoui.
En 2022, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP) a jugé que la souveraineté sahraouie n’est pas une affirmation mais un « fait acquis », tandis que l’occupation marocaine est contraire au droit à l’autodétermination.
L’arrêt de 2016 avait mis fin à l’application de facto au Sahara occidental des accords UE-Maroc, rejetant toute inclusion implicite du territoire sahraoui. Au lieu de trouver une solution avec le Front Polisario – qui s’était montré disponible –, les dirigeants européens ont voulu contourner cet arrêt en concluant deux nouveaux accords en 2019, qui visent une extension explicite de jure au Sahara occidental, laquelle ne vaut rien sans consentement sahraoui. Aussi, en septembre 2021, le tribunal de l’UE a annulé les décisions portant conclusion de ces accords. Saisie d’un pourvoi, la CJUE devrait se prononcer en 2023.
Le peuple sahraoui est déterminé à anéantir cette économie de la colonisation, car c’est elle qui, depuis cinquante ans, permet la division du territoire, la séparation des familles, la vie de générations entières comme réfugiés, les prisonniers politiques, et qui le prive de son droit à l’autodétermination et à l’indépendance. Malgré les épreuves, la victoire du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est inéluctable au Sahara occidental.
Gilles Devers, inscrit au barreau de Lyon, est l’avocat du Front Polisario devant les juridictions de l’Union européenne