8 mai 1945
Bouzid Saâl, le premier martyr des événements
Les événements du 8 mai 1945 qui se sont déclenchés dans les trois villes de Sétif, Guelma et Kherrata ont fait 45000 victimes innocentes. Inconnu jusque-là, Bouzid Saâl, entrera dans l’Histoire par la grande porte lui dont le sang s’est confondu avec le rouge du premier drapeau algérien brandi lors de cette manifestation.
Dans le cadre de la célébration de la fin des hostilités et de la victoire des alliés sur les forces de l’Axe, les partis nationalistes algériens, profitant de l’audience donnée à cette journée, décident d’organiser des manifestations pacifiques afin de rappeler leurs revendications patriotiques.
Dès le matin à 10 heures, les Sétifis sortent dans les rues, s’ébranlant de la mosquée de la gare en entonnant «Min djibalina » et en brandissant des pancartes sur lesquelles sont inscrits des slogans hostiles au pouvoir colonial tels que «A bas le colonialisme», «Vive l’Algérie libre et indépendante», «Libérez Messali»…
Le chef d’une patrouille des scouts musulmans, un certain Aïssa Cheraga défile en tête avec le drapeau algérien. Il a été choisi pour précéder la marche en raison de sa grande taille.
Les manifestants arrivent à proximité du café de France, situé au bas d’un hôtel du même nom. Là, quatre policiers en faction guettent le moindre geste ou faux pas. Des Français, attablés à la terrasse du café, visiblement irrités par la vue du drapeau algérien et des inscriptions sur les pancartes, se ruent sur les manifestants. Le commissaire Olivieri tente de s’emparer du drapeau, mais il sera jeté à terre. Assistant à la scène, des Européens, qui se trouvaient en marge de la manifestation, se précipitent sur la foule. C’est alors que, dans le souci de préserver l’emblème national, Bouzid Saâl s’en empare et se met à courir avec, mais il sera freiné dans son élan par un policier qui lui tire dessus, le tuant sur le coup. Il devient ainsi, à 26 ans, le premier algérien à mourir en martyr en ce 8 mai 1945.
Bouzid Saâl, héros aux origines rurales
Natif du douar Ziari, à une dizaine de kilomètres de la commune d’El Ouricia, Bouzid Saâl a vu le jour le 8 janvier 1919 au sein d’une famille rurale. Petit cultivateur, son père a, néanmoins, inculqué à Bouzid ainsi qu’à ses trois sœurs et à son frère le sens des valeurs et l’amour de la patrie.
N’ayant pas eu la chance de fréquenter l’école française, en raison de ses origines modestes, le jeune Bouzid a, toutefois, reçu une instruction religieuse au sein de l’école coranique de son village natal. Au lendemain de la mort du chef de famille, la mère décide de s’installer à Sétif avec ses enfants car elle ne peut s’occuper seule de la terre. En ville, elle devient employée de maison et son maigre revenu lui permet tant bien que mal de nourrir sa petite famille. Mais en dépit de tous les sacrifices consentis, Bouzid et ses frères et sœurs vivent dans la misère et le dénuement. Cette injustice va contribuer à éveiller chez Bouzid, l’esprit nationaliste. D’ailleurs, il n’a pas encore quinze ans quand il commence à travailler pour aider sa mère. Embauché comme manutentionnaire dans une unité de torréfaction appartenant à un certain Blon puis à la charcuterie Zara, il y travaille d’arrache-pied afin de pouvoir rapporter quelques victuailles à sa famille. Mais, en même temps, il découvre un autre monde, celui du militantisme. En effet, le milieu de la manutention étant à l’époque truffé de syndicalistes et de nationalistes, il rentre très vite en contact avec eux et finit par en faire partie. Il finit par passer tout son temps libre avec ses frères auprès desquels il renforce ses convictions politiques. Bien qu’elle ignore tout des activités de son fils, sa mère s’inquiète pour lui. Lorsqu’elle le pressait de questions, il se contentait de lui répondre : « Si je tombe au champ d’honneur, lance à ma mémoire des youyous.»
Personne, au sein de son proche entourage, ne saura rien de ses activités politiques, préparées dans un premier temps chez les scouts musulmans, avant qu’il n’intègre le Parti du peuple algérien (PPA), très présent dans toute la région des hauts plateaux sétifiens. Bouzid Saâl, à l’instar de milliers d’adhérents du parti de Messali Hadj, n’a plus qu’un seul idéal : l’indépendance de l’Algérie.
Lyakout, l’une des sœurs du martyr, confiera lors d’un entretien qu’à la veille des événements tragiques, son frère Boudjemaâ découvre en sortant de la maison l’emblème national accroché au niveau de la rampe de Paolo. Revenant sur ses pas, il appelle sa mère en lui disant : « Viens voir ce qu’a fait ton fils Bouzid que tu considères comme un saint. » Et Mabrouk leur cousin d’ajouter encore : « Si ton fils sort demain, il ne reviendra pas. » Des remarques qui ne laissent pas Bouzid indifférent puisqu’il leur répond : « Ecoutez, si vous êtes avec la France, moi, je ne le suis pas », puis s’adressant pour la dernière fois à sa mère, il dit : « Mère, je réitère ma récurrente demande. Si je meurs, lance à ma mémoire des youyous… » La maman reste interdite, ne prononçant aucun mot. « Le lendemain, Bouzid se réveille comme à l’accoutumée à l’aube, me demande un café et part à jamais », avait confié encore Lyakout qui nous a quittés en 2005 (*)
Theldja Nouar qui, au moment des faits, avait à peine 12 ans, a été témoin de ces événements. Elle se souvient de Bouzid Saâl (**), vêtu d’une vieille chemise de scout, bleu pâle, mal repassée. Elle se rappelle aussi l’homme en complet gris qui l’abattit froidement après avoir tiré une première fois en l’air. Mme Nouar n’a pas oublié ce long youyou poussé par les femmes et qui a déchiré le silence pesant provoqué durant d’interminables secondes par les coups de feu. « Ce fut ensuite la débandade, tout le monde courait dans tous les sens, des gens tombaient pendant que d’autres coups de feu claquaient dans le ciel sétifien, et j’ai été obligée de me sauver chez moi», ajoute la vieille femme.
Première victime de ces ignobles massacres, Bouzid Saâl sera enterré dans une fosse commune creusée au cimetière de Sidi Saïd avec 24 autres martyrs.
Plus de 45000 manifestants seront tués en ce jour funeste. La mère de Bouzid apprendra la terrible nouvelle par un parent. Malgré la douleur de la perte de son enfant, elle sera fière d’apprendre que son fils est mort en martyr.
In Memoria