Boumediene : les limites entre le civil et le militaire
(5eme Partie)
Depuis l’investiture d’Ahmed Ben Bella comme président du Conseil et chef du gouvernement, le 27 septembre 1962, puis comme président de la République, le colonel Houari Boumediene devint naturellement deuxième homme fort de l’Etat, en sa qualité de vice-président du gouvernement et ministre de la Défense, tout en restant chef d’Etat-major d’une armée forte de 35 000 hommes, bien équipée et entraînés, grâce à une organisation qu’il avait déjà mis au point avant l’arrivée de « l’armée des frontières ». Il avait également sous sa responsabilité directe les puissants services de renseignements (Sécurité militaire). Ce qui lui permettait de s’imprégner de la réalité de tous les secteurs d’activité, civils et militaire, et de renforcer son autorité et son ascendant sur les sphères de décision au niveau de l’Etat et des instances exécutives. Il faut dire que durant les premiers mois de l’Indépendance, les limites entre le civil et le militaire n’étaient pas encore très distinctes.
Cette ascension somme toute prévisible n’était pas du goût du chef de l’Etat qui était jaloux de son pouvoir et de ses prérogatives. Les dissensions s’accentuaient alors entre les deux hommes, jusqu’arriver au point de rupture. Continuant à jouer sur le terrain politique, Boumediene ne s’enhardit plus pour contester le régime de son allié, qu’il accuse d’«aventurier» et d’«autocrate». Il est vrai qu’au-delà des luttes de clans, l’armée nationale se trouva, malgré elle, confrontée à des conflits armés qui la déstabilisera pendant longtemps, à l’image de la rébellion du FFS de 1963 à 1965 qui fit des centaines de victimes dans les deux camps, et où les troupes de l’ANP étaient amenées à quadriller la Kabylie pendant un an et demi. La dissidence du colonel Mohamed Chaâbani dans l’ex-Wilaya VI (Sahara) ne fera qu’aggraver le schisme. Le commandement de l’ANP verra aussi d’un mauvais œil la constitution d’une « milice » contrôlée par Ben Bella afin d’appuyer son pouvoir, en accusant notamment l’armée égyptienne de lui fournir secrètement des équipements et des armes.
Loin des rouages de la politique, le colonel Boumediene s’attela à réorganiser et à moderniser l’ANP en faisant appel aux Soviétiques. Il intégra, sans complexe, les anciens officiers déserteurs de l’armée française dans la gestion de l’armée, en nommant par exemple le commandant Abdelkader Chabou comme secrétaire général du ministère, lequel est considéré comme la véritable « boîte noire » de l’armée nationale durant cette période. Pendant ce temps, Ben Bella s’employa à réduire l’influence politique de son rival, en poussant, un à un, les ministres réputés proches de lui, à l’image de Medeghri, Chérif Belkacem ou Kaid Ahmed, à la sortie. L’ultime provocation fut la révocation, le 28 mai 1965, d’Abdelaziz Bouteflika de son poste de ministre des Affaires étrangères, auquel il venait d’être désigné en remplacement de Mohamed Khemisti, assassiné trois semaines plus tôt devant l’Assemblée nationale à Alger. Sans doute maladroit, Ben Bella, déjà chef du gouvernement et secrétaire général du FLN, accumula les fonctions en s’attribuant les portefeuilles de l’Intérieur, des Finances, de l’Information et bientôt des Affaires étrangères. Ce jour-là, le colonel Boumediene représentait l’Algérie à la conférence des chefs de gouvernement arabes au Caire. Alerté par Bouteflika, il rentra aussitôt à Alger et réunit les ministre mécontents, que certains historiens aiment cataloguer dans le fameux « clan d’Oujda », tout en élargissant le cercle au groupe des anciens officiers de l’ALN, comme le colonel Tahar Zbiri, ancien commandant de la Wilaya I historique et chef d’Etat-major de l’ANP depuis 1963, et le restera jusqu’à 1967, le colonel Saïd Abid, commandant de la première région militaire du Grand-Alger, Ahmed Draïa, responsable des CRS et futur DGSN de 1965 à 1977, les capitaines Salah Soufi et Abderrahmane Bensalem, de l’ancienne Base de l’Est, Abdelaziz Zerdani, ancien officier de la Wilaya I et futur ministre des Travaux publics sous Boumediene. Tous étaient d’accord pour destituer Ben Bella décrit comme un « tyran » et un « dictateur ». Le moment choisi était la veille du sommet afro-asiatique prévu à Alger, auquel de nombreux leaders tels que le Premier ministre chinois Zhou Enlai et le président égyptien Nasser devaient participer, et au cours duquel le Président Ben Bella devait apparaître comme l’un des principaux leaders du Tiers-Monde. Certains auteurs insistent pour dire que la date arrêtée pour mener le « coup d’Etat » était motivée par la signature d’un «accord secret» entre le gouvernement de Ben Bella et le FFS de Hocine Aït Ahmed qui cherchait alors une issue à la rébellion qu’il avait déclarée en Kabylie depuis 1963, au motif que le commandement de l’ANP, et donc le colonel Boumediene, était opposé à ce rapprochement. On trouvera même, parmi les partisans du FFS, ceux qui estiment fermement que c’était «l’unique raison» du redressement du 19 juin 1965.
Un plan fut échaudé pour mettre fin au règne de Ben Bella, en prenant soin d’éviter l’effusion de sang. En effet, hormis quelques escarmouches à Annaba (qui ont fait tout de même plusieurs morts), le renversement de Ben Bella qui intervient le 19 juin se fit globalement dans le calme. Il est vrai que les Algérois furent surpris de se réveiller avec des chars et des soldats postés à tous les points stratégiques de la capitale, et que les émissions habituelles de la radio nationale étaient remplacées par de la musique militaire et la diffusion de communiqués en boucle, et que les communications téléphoniques étaient coupées pendant quarante-huit heures. Mais les choses sont revenues très vite à la normale.
C’est ainsi que Boumediene devient le nouveau président de l’Algérie, tout en maintenant son poste de ministre de la Défense et chef suprême des armées. Vers midi, dans un message radiodiffusé, il annonce la création d’un Conseil de la révolution qui assume tous les pouvoirs.
In Memoria