Contribution/ Si Mohand Ou M’hend, Poète rebelle à l’ordre colonial
Par Abd-El-Naceur Belaid*
Plus d’un siècle après sa disparition, le poète Si Mohand Ou Mhend continue de susciter de l’intérêt et de l’inspiration ainsi que des interrogations sur sa biographie et son œuvre.
En tant que l’une des figures marquantes de la poésie populaire algérienne, Si Mohand Ou Mhend ne laisse pas indifférent. Plusieurs ouvrages et recherches ont été consacrés au poète mais presque toutes concluent que la biographie ainsi que l’œuvre de celui-ci restent encore à découvrir. Se réapproprier toute cette histoire bute, en effet, sur deux écueils qu’il s’agit d’essayer de transcender pour mieux l’appréhender.
Le premier écueil porte déjà sur les aléas de la transcription et la transmission de la poésie orale. L’autre écueil réside dans le fait même que Si Mohand a été un poète errant dont il a été difficile de fixer toute la production poétique.
Si Mohand Ou Mhend a été étudié sous différents angles et catégories. La présente contribution vise à explorer le comportement et l’œuvre du poète en rapport à la résistance au système et à l’ordre coloniaux durant une nouvelle étape prégnante de la colonisation en Algérie. Produit de son temps, le poète se considérait comme la personnification des bouleversements dramatiques subies par la société en tant que sujet historique happé par le « nouveau siècle » colonial qui a bouleversé toutes les structures sociales traditionnelles et sa propre condition emblématique, selon lui, de la déchéance de classe.
L’opposition omniprésente entre « jadis » (Zik) et « maintenant » (Thoura), qui marquera les vers de Si Mohand jusque dans les poèmes de l’amour, est très révélatrice à cet égard. S’agissant d’un poète presqu’à part, nous ne pouvons appréhender la pensée mohandienne qu’en découvrant sa vie, sa biographie avec de nouveaux éléments biographiques et ses productions versifiées qui, au fond, s’entremêlent toutes.
I-La biographie :
Pendant longtemps, les auteurs dont nous citerons Mouloud Feraoun (« Les poèmes de Si Mohand », in « Les Editions de Minuit », Paris 1960) ont souvent traité de la vie de Si Mohand plutôt que d’élaborer une véritable biographie. Si Saïd Boulifa (in « Recueil de poésies kabyles », Editions A. Jourdan, Alger, 1904), qui avait personnellement connu Si Mohand, a été le premier à en avoir énoncé des éléments biographiques du poète. Dans une sorte de travail cumulatif, d’autres auteurs ont contribué à assembler le puzzle. Il y a donc Mouloud Feraoun et Si Amar Boulifa dont nous venons de parler mais également Henri Basset (« Essai sur la littérature des Berbères », Editions J. Carbonel, Alger 1920) puis Mouloud Mammeri (in « Les Isefra de Si Mohand Ou Mhand », Librairies François Maspéro, Paris 1969).
Plusieurs autres ouvrages et travaux ont été publiés sur le poète Si Mohand Ou Mhend dont nous nous limiterons à citer, à titre d’illustration, les publications de Youssef Nacib et l’article fort éclairant de Ouahmi Ould-Braham : « Une biographie de Si Mohand est-elle possible ? Un poète kabyle du XIXe siècle « revisité » (in « Etudes et Documents berbères 2002/1, N° 19-20). En citant cette dernière source bibliographique, il s’agit de partager l’interrogation de son auteur car la biographie de Si Mohand reste, en effet, à découvrir en dépit de l’accès que Si Amar Boulifa, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri ont pu avoir pour la connaissance du poète (Boulifa était du même Arch des Ath Irathen que Si Mohand, Feraoun avait été dans le corps de l’enseignement au sein du même Arch, plus précisément à Fort National (Larbaa Nath Irathen), et Mammeri avait effectué plusieurs visites à Tizi-Rached, lieu d’origine du poète où il rencontrait notamment Moukli Hadj Mohand Ou Mhidine, dernier compagnon vivant de Si Mohand, avant de publier son ouvrage sur les Isefra.
Notre modeste contribution ne prétend pas corriger les écrits remarquables de ces auteurs mais à apporter un simple élément d’éclairage, une ébauche de nouvelle strate, sur la biographie de Si Mohand sans laquelle il est difficile d’appréhender son œuvre même. Partageant le même lieu d’origine que le poète, je tenterai d’exposer ce que j’ai pu recueillir de la vie et de la biographie du poète. De ce point de vue, il convient de mettre en exergue l’apport de Mouloud Mammeri, qui a convoqué jusqu’à l’anthropologie historique pour pallier les carences de l’histoire orale et, ainsi, mieux saisir le poète et son œuvre.
Comme toute légende, Si Mohand Ou Mhend fait l’objet de diverses interprétations, y compris des interprétations extravagantes, jusqu’à lui coller presqu’irrémédiablement l’image d’un vagabond déguenillé voire crasseux.
C’est ainsi que la photographie d’un colporteur figurant dans l’ouvrage de Martial Rémond (in « Au cœur du pays kabyle », Editions Baconnier – Hélio, Alger, 1933) est devenue pour beaucoup une sorte de photographie officielle du poète. Des images beaucoup plus dégradantes sont tout aussi faussement attribuées à Si Mohand Ou M’hend.
La mémoire collective dans son lieu même d’origine évoque Si Mohand sous les traits d’un homme grand au physique avantageux, qui négligeait sa tenue vestimentaire en apparaissant en homme démuni mais sans aller pour autant à décrire les traits d’un personnage tels qu’évoqués plus haut. La même mémoire collective associe inévitablement à la description physique, la vocation de poète errant de Si Mohand qui « ne restait jamais sur place », une sorte d’homme « aux semelles de vent ».
Dans ce sillage d’identification du portrait de Si Mohand Ou M’hend, il importe également de rappeler les origines sociales du poète que d’aucuns se limitent à qualifier d’origines paysannes plutôt aisées. La mise en ligne récente des décisions du séquestre qui avait frappé la famille du poète (« Ath Hamadouch ») après l’insurrection de 1871 révèlent que celle-ci était d’un statut social plus élevé et qu’elle était bien plus fortunée, voire carrément riche. Il s’agit, en effet, d’un séquestre ayant porté sur des biens fonciers substantiels à Tizi-Rached et dans la célèbre vallée de Chamlal souvent évoquée par Si Mohand dans ses poèmes :
(« Nous avions des terres dans la vallée de Chamlal Aussi en montagne »).
Sur ce point, la famille du poète entrait dans la catégorie de la classe sociale qui, selon la formule consacrée, avait le privilège de posséder dans la montagne et dans la vallée (« Adhrar azaghar »).
Les mêmes décisions de séquestre font mention jusqu’à des fonds de commerce situés à Fort national (Larbaa Nath Iraten). De son côté, Mouloud Mammeri avait déjà indiqué que la famille de Si Mohand Ou Mhend avait même possédé des terres à Tazazrait, entre Tamda et Fréha, soit un territoire sous l’autorité immédiate des Ath Kaci, presque chasse gardée de cette dynastie de bachaghas.
Par delà cette bonne assise matérielle, la famille de Si Mohand Ou Mhend était également respectée pour la place qu’elle occupait dans la société en tant que famille nombreuse et lettrée en matière religieuse. Son oncle paternel Chikh Mohamed Arezki tenait même une maamra (zaouia) à Sidi Khelifa, situé entre le village de la prestigieuse zaouia Chikh Ben Arab d’Icherraiouen et le village d’Agouni Oujilvane.
Dans ce sillage, Si Mohand Ou Mhend avait été également destiné à un avenir tout tracé en entamant ses études coraniques dans la Maamra de son oncle pour les poursuivre dans la célèbre zaouia de Sidi Abderrahmane des Illoulen, dans l’actuelle wilaya de Tizi-Ouzou.
Information également inédite, des documents tendent à accréditer le fait que les Ait Hamadouch avaient eu une alliance matrimoniale avec la puissante famille de bachaghas des Ait Kaci de Tamda. Dans sa description de l’arbre généalogique des Ait Kaci, Nil Robin mentionne que Aïni Naït Ali ou Hamadouch, de Cheraïoua (Ndlr = Icherraiouen), avait été mariée dans le début des années 1800 chez cette dynastie (in « Notes et documents sur la Grande Kabylie »).
Des sources orales parlent de plus d’une alliance entre les deux familles.
En soi, ce fait nous renseigne sur l’importance et la considération de la famille de Si Mohand au sein de la société. Si Mohand y avait connu une enfance dorée jusqu’à ce que survienne la terrible répression de l’insurrection de 1871 qui frappa de plein fouet sa famille entièrement engagée dans ce soulèvement à travers le réseau de la tariqa Rahmania dont le Moqadem était Chikh Aheddad.
Parce que le traumatisme de 1871 était grand, cette date, que Mouloud Mammeri appellera « césure », marquera un repère aussi fondamental que tragique pour Si Mohand Ou Mhend, au point d’être silencieux sur l’extrême violence de l’expédition Randon de 1857, et constituera une accumulation ainsi qu’un enchainement de ruptures et de déchirures qui conditionneront et détermineront la poésie de Si Mohand Ou Mhend : 1- le poète assista à l’exécution de son père par les forces coloniales dont il gardera un profond traumatisme et qui nourrira sa rébellion viscérale à l’ordre colonial;
2- Ses oncles connaîtront les arrestations et la déportation pour ce qui concerne Chikh Mohand Arezki du fait de sa grande implication dans les actes de l’insurrection de 1871 en tant que Moqadem de Chikh Aheddad (condamné le 12 mai 1873 par la Cour d’assises de Constantine, il décédera quelques mois seulement après son arrivée en Nouvelle Calédonie). Son autre oncle, El Hadj Ramdane Naït Hamadouch, sera tué par les forces coloniales alors qu’il était officiellement déclaré en état de fuite.
D’une famille très respectée et prospère, Si Mohand se retrouvera matériellement démuni et socialement coupé jusque de son propre groupe familial. Après le départ de son frère Akli en Tunisie où il fondera une famille et s’installera définitivement, le poète se retrouvera seul avec sa mère. Un témoignage nous a affirmé qu’à cause de ses premières turbulences, le poète avait été souvent privé de contacts avec cette ultime planche de salut que représentait sa mère (un poème fort circonstancié qui n’est pas tombé dans l’oubli a été, d’ailleurs, déclamé par le poète à ce sujet).
Ayant perdu toute attache familiale et ayant connu la déchéance dans toute sa brutalité, Si Mohand Ou Mhend réagira à ce cataclysme en se plaçant en rupture de ban avec la société et en rébellion contre l’ordre nouveau imposé par le colonialisme avec tous les bouleversements que celui-ci généra. Il est significatif de constater que Si Mohand Ou Mhend ne s’était jamais vu attribuer de nouveau nom patronymique introduit par l’administration coloniale dans les années 1880.
Le poète continuera à porter son nom traditionnel des Ait Hamadouch jusque dans son acte de décès.
Face à la colonisation, moteur de déstructuration, de violences multiformes et d’humiliation, Si Mohand ou Mhend se réfugiera dans l’exil intérieur en se sentant déjà exilé dans son propre pays qu’il ne reconnaît plus (« Dhaghriv dhithmourthiw », étranger dans mon pays).
Il choisira le camp de la rébellion individuelle sous forme de résistance passive. En évoquant son paradis perdu et en gardant comme seule repère valide, l’invocation des saints et le rappel des lieux de jadis, qui continuent de le rattacher à son ancien monde, il rejettera tout ce qui pouvait advenir non seulement de l’injustice coloniale mais également de quelques commodités que la colonisation pouvait introduire pour mieux assurer le contrôle du pays.
C’est ainsi que tous les témoignages semblent étayer l’idée que le poète n’avait jamais utilisé les moyens modernes de transport leur préférant la marche pédestre dans ses déplacements longs et répétés vers diverses localités de l’est algérien, par exemple. Le poète Si Youcef Ou Lefki, qui avait personnellement fréquenté Si Mohand, confirmera à Mouloud Feraoun que ce dernier n’utilisait pas les moyens modernes de transport. Dans la même veine, il pourfend tout ce qui pouvait se compromettre avec l’ordre colonial.
A l’endroit de sa propre communauté et de son propre peuple, confrontés aux aléas de la décomposition et des fluctuations incessantes, Si Mohand exprimera sa révolte personnelle par une volonté de transgresser et de détruire les tabous et les conventions sociales naissantes.
Blessé irrémédiablement dans son âme, Si Mohand Ou Mhend contera son drame personnel qu’il considère comme quasiment unique du fait de ses spécificités et sur lequel il met un accent particulier, sans pour autant oublier les épreuves de sa propre communauté et de son peuple en général. Les déplacements vers l’est algérien offriront au poète l’occasion d’être un témoin des épreuves auxquelles la population algérienne était également soumise.
A cet égard, il est possible de reconstituer méthodiquement l’histoire des malheurs qui avaient frappé le peuple algérien depuis la terrible répression de l’Insurrection de 1871 et ses conséquences multiples jusqu’à son décès en 1905.
Or, cette période avait correspondu à la fin de la plupart des grandes résistances populaires et à l’aggravation du phénomène de dépossession des Algériens sous le nouveau régime dit civil comme l’augmentation des violences coloniales.
Chaque phase d’épreuve survenue durant cette période marquée par l’extension de la politique d’expropriation, les décisions d’exil ainsi que d’envoi aux bagnes et les politiques d’humiliation caractérisées par le Code infâme de l’Indigénat, trouve ainsi place dans la poésie de Si Mohand Ou Mhend. Il est permis de dire que l’histoire coloniale dans cette phase charnière entre les grandes résistances populaires et l’émergence du mouvement national pourrait servir à l’enseignement pour les jeunes générations en se basant uniquement sur la production poétique de Si Mohand.
En parlant du personnage Si Mohand Ou Mhend ? Mouloud Mammeri souligne opportunément : « Et déjà le drame marque sa vie, car ni le lieu ni la date ne sont indifférents. Le lieu parce que Tizi-Rached est une zone de piémont, un pays intermédiaire entre une montagne aux traditions vives et denses et une plaine plus ouverte aux influences du dehors, donc plus perméable aux aléas de l’histoire.
La date, parce que l’Algérie d’une façon générale et plus particulièrement la Kabylie vivent alors une période décisive de leur histoire ».
Enfin, il y a un facteur que les biographes ne semblent pas avoir pleinement exploré et qui concerne l’histoire même du village du poète, en l’occurrence Icherraiouen appelé « Tacheraihit » jusqu’en 1857, soit jusqu’à la dernière expédition du maréchal Randon qui aboutira à l’occupation de la région de Kabylie.
Icherraiouen est, d’abord, le lieu de la célèbre zaouia Chikh Ben Arab jusqu’à sa destruction en 1857 puis en 1871. De cette zaouia connue pour sa promotion de l’idéologie de la résistance, sera issu Chikh Seddik Ben Arab, chef de la résistance populaire dans les années 1850. Le même village allait donner bien plus tard le grand militant nationaliste Laïmeche Ali. Ce qu’il y a d’intéressant à relever est cette sorte de continuum qui existe entre Chikh Seddik Ben Arab, Si Mohand Ou Mhend et Laimeche Ali dans l’opposition à la colonisation et à l’ordre colonial, sous les trois engagements successifs de la résistance, de la révolte et de la révolution suivant les différents contextes historiques. Le leitmotiv « Se casser plutôt que plier » (face au colonialisme) mis en vers par Si Mohand est un principe partagé par les trois figures.
Une autre thématique qui ne semble pas avoir été explorée concerne l’influence soufie dans l’œuvre de Si Mohand, sachant que celui-ci fut baigné dans cette culture spirituelle alors dominante, notamment dans son enfance et son adolescence. Un tel travail devrait nécessairement participer à interpréter les contradictions qui se dégagent dans les références du poète au fait religieux.
II- L’œuvre poétique
Le propos ici ne consiste pas à traiter de la richesse de l’œuvre poétique de Si Mohand Ou Mhend et de son apport à la poésie algérienne d’expressions kabylophone et arabophone car le poète a utilisé cette dernière langue qu’il maîtrisait bien. En l’absence peut-être de compagnons en mesure de les recueillir et de les transmettre, les poèmes en question ne nous sont pas parvenus sauf à de très rares exceptions. Il est utile de rappeler à ce sujet que la légende prête à Si Mohand Ou Mhend un don de dire par la grâce d’un ange contre l’engagement de ne pas répéter les poèmes qu’il déclamait. Il ne les transcrivait pas non plus alors qu’il était un lettré. Une telle tâche a été largement accomplie par ses compagnons dont certains étaient seulement de circonstance.
Plusieurs travaux ont été consacrés à l’analyse de l’œuvre poétique de Si Mohand Ou Mhend et les contributions de Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri en représentent des références. L’auteur de « Les poèmes de Si Mohand » décrit à la fois la complexité de la poésie de Si Mohand sous sa simplicité apparente. Feraoun en démontre l’agencement ingénieux des strophes et des rimes comme d’ailleurs des syllabes, au point de s’interroger s’il ne s’agissait pas là d’une découverte de l’auteur des Isefra. Mouloud Mammeri, de son côté, s’est interrogé si Si mohand ne fût pas « le créateur génial ou seulement le propagateur efficace du neuvain ». En tout état de cause, il en explicite la conjugaison de la flexibilité et de l’inspiration qui caractérisent les poèmes de Si Mohand malgré leur apparence de rigidité sous leur forme très largement dominante de neuvains.
Ce qui est aisément vérifiable est l’harmonie particulière, la structure équilibrée et le rythme cohérent de la poésie mohandienne qui la rendent quasiment impossible à imiter. Force est constater que nombre des vers de Si Mohand Ou Mhend sont devenus des maximes, des proverbes, des dictons et des paraboles qui ont grandement inspiré les artistes et autres poètes, lesquels en trouvent un terrain fécond à leur expression, jusqu’à investir largement le parler quotidien surtout pour ce qui concerne les leçons et les « mystères » de la vie. L’influence des vers mohandiens dans la culture populaire est telle qu’elle en est devenue aujourd’hui consubstantielle à celle-ci.
Dans le prolongement de la première partie ayant porté sur la biographie du poète, nous nous intéresserons surtout aux conditions de production de l’œuvre poétique mohandienne.
S’il n’avait pas été le porte-parole de son peuple en plein désarroi face aux bouleversements que celui-ci subit et sur lesquels il n’avait pas prise, Si Mohand en aura été tout au moins le miroir faisant de lui un véritable témoin de son temps.
Fin observateur des réalités coloniales, le poète, d’un vers caustique, les a décrites avec une étonnante conscience, synthèse et perspicacité. Pour Si Mohand Ou Mhend, l’Algérien sous le régime colonial n’avait pas seulement perdu ses traditions, ses équilibres et ses repères mais également le statut même d’être humain en tant que sujet. Même si d’autres auteurs ne l’ont pas déjà relevé, il est désigné au ton impersonnel. Un poème que j’ai personnellement recueilli et qui ne semble pas avoir déjà fait l’objet d’une transcription écrite est celui dans lequel il disait à un jeune homme qui lui avait paru arrogant :
« Ils ne t’ont pas encore chargé de raisin Tu marcheras et il dégoulinera sur ton dos ».
La scène décrit déjà la forme d’exploitation de l’Algérien par le système colonial capitaliste lors de l’introduction des premières formes de salariat. Elle porte précisément sur le travail de ses concitoyens lors des vendanges dans les nouvelles fermes coloniales qui poussaient dans la vallée du Sebaou.
Le poète savait pertinemment que l’on ne charge que les mules. Dans le même temps, il décrivait en un seul vers un tableau réaliste d’une impressionnante précision. En plus de devoir travailler du lever jusqu’au coucher du soleil, l’ouvrier agricole algérien passait les journées entières à porter sur son dos, dans un incessant va- et-vient, des hottes pleines de raisins (un fruit pourtant noble dans la tradition populaire) destinés à être broyés pour en extraire du vin. Comme ces hottes étaient confectionnées avec de l’osier, celui-ci blessait le fruit qui laisse dégager du suc avant de dégouliner sur le dos de l’ouvrier. De cette même vallée du Sebaou, Si Mohand tirera un poème qui demeure, probablement, l’un des plus célèbres de sa production :
« Je le jure de Tizi-Ouzou Jusqu’à l’Akfadou
Nul d’eux ne me commandera
Plutôt rompre que plier
Plutôt être maudit
Dans un pays où les chefs sont des entremetteurs
L’exil m’est prédestiné
Par Dieu j’aime mieux l’exil
Que la loi des pourceaux »
D’aucuns continuent à s’interroger, par exemple, sur le choix fait par le poète des noms de Tizi-Ouzou et de l’Akfadou dans l’une de ses plus célèbres productions où, sans prétendre changer le nouvel ordre colonial, il consacra sa proclamation de sa propre rébellion par la formule « Aneraz wala neknou » (se briser plutôt que plier), devenue aujourd’hui un leitmotiv. Il est permis de déduire que Si Mohand avait déclamé ce poème alors qu’il se trouvait dans son village d’Icherraiouen.
De ce village, s’offre en effet un panorama complet de la prospère haute vallée du Sébaou, une géographie où se concentraient les abus de la colonisation et la transformation radicale de l’ordre pré-colonial ainsi que le théâtre de convoitises de plus en plus voraces de la colonisation, dont les riches possessions des Ath Kaci spoliées après l’insurrection de 1871.
Si Mohand déclamera un poème célèbre repris à ce jour par les chanteurs populaires pour s’indigner de la chute de la dynastie des Ath Kaci et la pleurer. Nous ne savons si le poète avait identifié cette chute à la sienne ou bien si les liens familiaux avaient joué ? En tout état de cause, l’on ne peut rester sans identifier une forme de similitude entre la description de l’effondrement du pouvoir des Ath Kaci, la fin de leur gloire et leur chute, d’une part, et les références répétées de Si Mohand à la déchéance de sa propre famille.
A l’autre extrémité du panorama, se trouvait la forêt de l’Akfadou sur laquelle le nouveau Code forestier allait s’appliquer dans toute sa rigueur et ses abus et qui donnera naissance à nombre d’insurgés que le colonialisme voulait réduire à de simples « bandits d’honneur » dont le célèbre Arezki L’Bachir.
A travers ses périples et pérégrinations dans plusieurs lieux, notamment de l’est algérien, Si Mohand a témoigné de la misère et des destructions au double plan social et sociétal par lesquelles le peuple algérien était frappé collectivement du fait de la colonisation. Dans une colère impuissante, le poète écrit à ce sujet :
« … Je l’ai parcouru dans ses moindres recoins
« … Je l’ai parcouru dans ses moindres recoins
Le pays subit le même sort
Flétris comme des fruits mûrs
Brisés en deux
Les hommes sont foulés à terre… »
(Vers reproduits par Rachid Oulbsir, auteur de l’ouvrage « Alger-Tunis le dernier voyage de Si Mohand-ou-Mhend », éditions Afriwen, 2017).
La récurrence des divers lieux tels que visités sur le territoire national et cités dans la poésie mohandienne offre, d’ailleurs, un champ d’investigation fertile et des matériaux concrets pour des études en matière d’onomastique et d’anthroponymie algérienne. Ouerdia Yermeche en tirera une pertinente analyse dans son étude « L’onomastique et la poétique de l’errance dans la poésie mohandienne » (in « Les cahiers du CRASC », Oran, 2018).
De manière générale, les référents géographiques sont utilisés par Si Mohand comme décor réaliste pour décrire, de manière tout aussi réaliste, la généralisation des malheurs qui frappaient collectivement la population algérienne avec les injustices multiformes générées par le fait colonial qu’il observait dont la déstructuration ainsi que la déliquescence de la société traditionnelle et la paupérisation que ses concitoyens subissaient. C’est, en somme, une véritable radiographie de la société algérienne en plein troubles et tourments que nous observons dans l’œuvre du poète.
A chaque période spécifique et à chaque fait majeur de la colonisation, Si Mohand Ou Mhend avait clamé des poèmes pour les immortaliser. Il ne s’agit pas de revisiter la somme de ces poèmes dont un nombre considérable a, d’ailleurs, subi la déperdition mais de citer sommairement, et sur une base thématique illustrative, des passages significatifs de la réaction et du ressenti du poète à chacune de ces périodes. La source de ces citations provient des ouvrages de Mouloud Feraoun et de Mouloud Mammeri qui en a fait une catégorisation subtile mais que nous ne pouvons reprendre dans son intégralité dans le présent travail. Dans une série de poèmes sur des personnes de confession juive, Si Mohand s’était insurgé contre les effets du décret Crémieux de 1870, qui en accordant la citoyenneté française à tous les Juifs d’Algérie, consacrait la marginalisation de la population musulmane algérienne en l’accentuant. Le personnage central de cette production poétique est celui de Meredkha (Mordechai), qui, d’ancien « revendeur de marc de café » au Hamma d’Alger,
« A construit un palais Et pris le parti des Chrétiens
Oublieux déjà de tout ce qu’il a enduré ».
Comme sur d’autres sujets, nous retrouvons ici la condamnation constante par le poète de tous les renoncements en rapport à des positions ante, surtout s’il s’agit pour l’obtention d’avantages de la part du système colonial.
Les concitoyens qui ont accepté le nouvel ordre colonial et tirent, ou tentent d’en tirer, quelques avantages personnels ont été carrément fustigés par le poète jusqu’à les atteindre dans leur propre dignité et celle de leurs familles.
Les nominations aux fonctions de la nouvelle organisation administrative de sa tribu d’origine ont été une cible particulière jusqu’à désigner nommément leurs récipiendaires et bénéficiaires. Se trouvant à Annaba, Si Mohand clama dans un autre poème célèbre :
« Je viens d’apprendre la nouvelle
Arrivée par lettre
De la montagne des Ait-Iraten.
On a nommé un président (futur caïd)
Il est venu officiellement
Et les crapules de courir à qui mieux mieux vers lui »
S’ensuit une strophe dans laquelle des termes avilissants ont été employés par Si Mohand contre les nouveaux amins (faisant fonction de maires) et les tamens (responsables de fractions de villages) désignés dans le même cadre.
Pour illustration des bouleversements organisationnels et administratifs introduits par le colonialisme, Si Mohand prend souvent sa propre tribu et s’attaque à elle non pas qu’il s’érige en poète local mais parce qu’il y trouve l’occasion d’être plus incisif dans sa dénonciation d’une situation et de noms qu’il connaît le mieux. Cette situation peut, évidemment être, généralisée au-delà de cette tribu d’appartenance.
Enfin, les différentes formes de justice répressive que le colonialisme appliquait avec une particulière sévérité et une révoltante excessivité contre les Algériens sont dénoncées par Si Mohand Ou M’hend avec des références précises dont celles de l’enfermement des « preux » dans le bagne de Cayenne, à l’instar de Si Belkacem, son ami.
De tout ce qui précède, nous pouvons conclure que Si Mohand fut un résistant à l’ordre colonial, non pas sous la forme de moyens des résistances populaires qui avaient été déjà vaincues et réprimées avec une extrême violence comme l’Insurrection de 1871 dont sa famille et lui- même avaient subi les effets de manière brutale et frontale mais par le dire, l’errance et la transgression de tout ce que la colonisation avait imposé et généré y compris dans les transformations négatives survenues sur le champ social.
Prétendre, cependant, que l’étude de la portée de l’œuvre de Si Mohand Ou Mhend est déjà accomplie est une gageure. D’autres travaux sont nécessaires pour découvrir toutes les facettes de ce poète ayant accédé à l’universalité et qui demeure aussi profond que complexe.
Toutefois, si l’on devait résumer Si Mohand Ou Mhend en une formule lapidaire mais qui nous paraît fidèle au personnage, nous dirions
« Je m’indigne et je transgresse, donc j’existe encore ».
Abd-El-Naceur Belaid*, ancien diplomate
Ambassadeur/représentant permanent auprès de l’Union africaine à Addis Abeba.
Diplômé en graduation et post-graduation à l’université d’Alger, l’université ULB de Bruxelles et l’université UPMF de Grenoble.
Chercheur en histoire avec un accent particulier sur les résistances populaires algériennes au 19ème siècle et en geopolitique