Entretien
Esteban Silva Cuadra, analyste politique chilien : « L’initiative réconciliatrice algérienne sert à donner un nouvel élan à la cause palestinienne »
Alors que nous venons de négocier la dernière ligne droite qui nous sépare encore du sommet d’Alger de la Ligue arabe, Esteban Silva, analyste politique chilien, tout en saluant les énormes efforts algériens en faveur des causes des peuples, à commencer par ceux de Palestine et du Sahara Occidental, n’en demeure pas moins dubitatif, à cause du mode de fonctionnement de cette ligue, de ses prises de positions, des accords d’Abraham, des divisions arabes et de la persistance de l’absence de la Syrie. Les actions et les efforts d’Alger, appréciés à leur juste valeur, sont salués, et carrément qualifiés d’historiques. Notre interlocuteur, sur un autre chapitre, détaille les grandes et importantes victoires du front Polisario, notamment en Amérique Latine et en Afrique. Pour lui, la radicalisation de la position marocaine se trouve à l’origine de ses échecs successifs. De son isolement international aussi. Revenant également sur le conflit ukrainien, Esteban Silva estime que Washington a piégé le vieux continent dans sa guerre par procuration contre la Russie. Or, c’est toute la planète qui en pâtit. L’Espagne en paie doublement les conséquences néfastes à cause de la trahison de Pedro Sanchez, président de son gouvernement. Or, même si celui-ci fait mine de changer d’attitude et de position, celui-ci n’est plus digne de confiance.
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun
La Patrie La cause sahraouie enregistre des avancées historiques et décisives en Amérique Latine. Où en est la situation présentement, notamment à l’aune de l’affaire péruvienne ? Et en quoi réside l’enjeu de la bataille latino-américaine pour la victoire définitive de cette cause ?
Esteban Silva Cuadra : L’année passée, avec l’arrivée au pouvoir du président péruvien Castillo, les relations de ce pays ont repris avec la RASD. Quelques jours après, ce fut au tour du gouvernement démocratique de Bolivie d’en faire autant, sous la direction du président Luis Arce. Cette année encore, le gouvernement de gauche progressiste de la présidente hondurienne, Xiomara Castro, a lui aussi renoué les relations diplomatiques entre le Honduras et la RASD. Il est allé jusqu’à dépêcher son vice-ministre des Affaire Etrangères, afin de rencontrer le président sahraoui Brahim Ghali. Ces deux responsables ont mis à profit cette rencontre pour annoncer la reprise des relations diplomatiques entre leurs deux pays. A peine quelques mois plus tard, on a assisté à la victoire des forces progressistes en Colombie, sous la direction du président Gustavo Petro. Sa première décision internationale, hautement symbolique, a été de recevoir à Bogota le chef de la diplomatie sahraouie, Mohamed Salem Ould Salek. Cette reprise historique a pesé très lourd sur l’échiquier géostratégique après son gel par l’ancien gouvernement de droite. Quelques semaines après ce renouement stratégique et hautement important pour toute l’Amérique Latine, le Maroc a essayé de bloquer le processus mis en route par le président Castillo au Pérou. Des pressions et du chantage ont été utilisés par et sur le nouveau ministre des AE, qui n’est resté que 2 mois à ce poste.cet homme est connu pour être pro-marocain, et pour défendre les intérêts du royaume chérifien contre ceux de son propre pays. D’où sa décision unilatérale de rupture des relations diplomatiques du Pérou avec la RASD. Le Maroc a proposé des fertilisants pour faire chanter ce pays. L’ironie et la forfaiture ne s’arrêtent pas là. Ces fertilisants (phosphates) sont en effet produits dans les territoires occupés sahraouis. Le tout était accompagné par des dessous de table. Ce ministre a finalement été chassé par le président Castillo quand celui-ci s’est rendu compte du lobbying illégal du Maroc. Bien évidemment, la relation a repris de plus belle entre le Pérou et la RASD. Le président Castillo est allé jusqu’à expliquer devant l’AG de l’ONU les raisons de son soutien au combat du peuple sahraoui. Il est pour la souveraineté et l’autodétermination de ce peuple spolié de ses droits par l’occupant marocain. C’est là que réside en gros l’enjeu de la bataille latino-américaine. Les gouvernements, mais aussi les peuples, placent au centre de leurs préoccupations centrales, la question liée à la décolonisation du Sahara Occidental. Il est question d’indépendance économique de tous les pays de la planète, et de jeter à bas le système néocolonialiste, aux mains des USA et de l’UE. Les pays de l’hémisphère sud de la planète doivent se battre pour l’instauration d’un système plus équitable et plus juste. Le combat du peuple sahraoui pour son indépendance, le soutien dont il bénéficie de la part des peuples et gouvernements latino-américain, s’inscrivent aussi dans cette reconfiguration géostratégique globale.
Mohamed VI, dans son dernier discours, a opté pour la « manière forte » et pas du tout diplomatique, en mettant chaque pays devant le choix cornélien de soutenir son plan d’autonomie sous peine de se brouiller avec Rabat. Quelles pourraient être les conséquences de ce choix extrême, et par quelles raisons se justifie-t-il ?
Dans ce discours, le roi Mohamed VI s’est livré à un coup de force, de pression et de chantage. Cette inacceptable attitude vise à amener les Etats à soutenir la politique expansionniste et colonialiste au Sahara Occidental, et sur la prétendue « marocanité du Sahara Occidental ». Ce faisant, le roi marocain s’enfonce dans ses échecs successifs. Ses pertes et ses défaites sont tout aussi lourdes qu’innombrables. D’abord au sein de l’UA, à travers l’ensemble de ses instances, et la récente décision rendue récemment par la Cour de l’UA en faveur du peuple sahraoui. Au sommet Japon-UA, l’échec du Maroc a été double. Non seulement, la RASD a participé à ce sommet, mais en plus le président sahraoui a été reçu avec les honneurs par son homologue tunisien. Ces échecs successifs ne s’arrêtent pas à l’Afrique, puisqu’ils s’étendent aussi à l’Amérique Latine et Centrale, et même à l’UE. L’attitude extrémiste du Maroc est contre-productive. Elle le dessert et l’isole progressivement. De plus, son alliance stratégique avec Israël va contribuer à accentuer cette propension marocaine vers son isolement volontaire du reste du monde. Sa politique extrémiste est d’avance vouée à l’échec.
Le conseil de sécurité et la quatrième commission de l’ONU se réunissent bientôt autour de la question de décolonisation du Sahara Occidental. Qu’en est-il attendu concrètement après 47 longues et interminables années d’une gestion à tout le moins hasardeuse et inappropriée ?
Malheureusement, il n’y a pas grand-chose à attendre de la part du conseil de sécurité. Un blocage total persiste depuis bon nombre d’années concernant la tenue d’un référendum d’autodétermination du peuple sahraoui. Cette question persiste toutefois au niveau de la quatrième commission des Nations-Unies, en charge des questions de décolonisations. Il faut que le système injuste de gestion et d’application du droit international au niveau de l’ONU change radicalement. Des membres permanents du conseil de sécurité, alliés du Maroc pour des raisons géostratégiques, bloquent de façon illégale et arbitraire tout processus de règlement de cette question de décolonisation.
Le président Tebboune a réussi un tour de force historique en réunissant ensemble les chefs De l’OLP et du Hamas. Est-ce que la réunification des rangs palestiniens, enjeu principal du prochain sommet d’Alger, demeure encore possible ?
Je pense que l’initiative du président algérien Tebboune de rassembler l’ensemble des factions palestinienne, à commencer par le Hamas et l’OLP, est d’une importance capitale. Pour moi, la contribution algérienne en faveur de la Palestine est une action historique. La reprise de la résistance est incontournable. Or, elle est impossible sans rassemblement des rangs autour d’objectifs stratégiques et politiques communs. C’est ce vers quoi tend la diplomatie algérienne. Seuls des rangs unis, et un peuple s’exprimant d’une seule voie, peuvent cristalliser une solidarité mondiale effective en faveur de la cause palestinienne, et en finir avec l’apartheid et l’occupation d’Israël. L’initiative algérienne sert à donner un nouvel élan à la cause palestinienne. Voilà pourquoi je dis que ce que le gouvernement algérien est en train de faire constitue une contribution très précieuse en faveur de cette cause noble et juste.
Parlons encore de ce sommet d’Alger. Des résultats probants sont-ils encore possibles, sans réforme profonde de la Ligue arabe, et face à la gangrène de la normalisation qui menace de s’étendre à d’autres Etats arabe, comme l’a récemment prétendu Jared Kushner, le gendre de Trump, et père spirituel des accords d’Abraham ?
Pour répondre à votre question, je mets en valeur les considérations politiques, et les initiatives prises par le président Tebboune afin que l’Algérie soit le pays hôte du sommet de la Ligue arabe. Cette ligue est hélas prisonnière de ses propres contradictions depuis bon nombre d’années. Certaines de ses positions politiques paralysent totalement la plupart de ses initiatives et actions diplomatiques. Toutefois, le leadership algérien, son retour en force sur les devants de la scène internationale, et sa qualité de pays hôte de ce sommet, nous donnent un peu d’espoir. Mais, en l’absence de perspectives de réformer en profondeur cette ligue, ces contradictions paralysantes vont hélas perdurer dans le temps. Des divergences profondes persistent au sein de cette ligue concernant, notamment, les accords d’Abraham, la cause palestinienne, la colonisation marocaine du Sahara Occidental, la cause palestinienne, et même le nécessaire et impératif retour de la Syrie. La poursuite d’un fonctionnement cohérent minimal est impossible sans la Syrie. Mais, grâce aux efforts déployés tous azimuts par la diplomatie algérienne, cette injustice et erreur historiques sont en passe d’être réparés. Mais, hélas, que d’occasions ratées entre temps. Le fait que ce sommet se tienne à Alger me donne un peu d’espoir. C’est la direction politique de l’Algérie qui maintient la flamme de l’espoir.
Quand aurons-nous la chance et le plaisir de nous voir dans les camps de réfugiés sahraouis ?
En effet. Je garde bon espoir de rencontrer bientôt les amis et défenseurs de la cause sahraouie à l’occasion du prochain congrès du front Polisario. Ces assises s’annoncent hautement stratégiques, afin d’approfondir la lutte en faveur de la libération totale du peuple sahraoui.
Si les USA semblent clairement avoir piégé l’Europe dans le conflit ukrainien, la question qui se pose est celle de savoir comment cela va finir, et de quelle manière le Vieux continent va passer l’hiver sans grands dommages ?
Les Etats-Unis ont clairement piégé l’UE dans le conflit ukrainien. Cela veut dire que la guerre dramatique qui se déroule entre l’OTAN et la Russie en territoire ukrainien, est un conflit armé qui a aggravé la crise mondiale globale, notamment alimentaire. Les prix des fertilisants, des aliments et des produits énergétiques connaissent des hausses vertigineuses. Cette guerre a approfondi la crise à cause des sanctions unilatérales imposées à la Russie. Les répercussions sont globales. Elles n’épargnent aucune partie de la planète. La crise risque de s’aggraver encore. Le premier à en pâtir sera le Vieux continent, piégé dans ce conflit par les USA, notamment avec l’imminente arrivée de l’hiver. Voilà pourquoi la proposition du président mexicain Manuel Lopez devrait être prise au sérieux. Celui-ci a mis en avant une démarche pour la paix, afin que les parties en conflit se mettent autour d’une même table. Il s’agit, à terme, de trouver un accord plus durable que celui de Minsk. Nous soutenons donc la proposition du Mexique, laquelle a également été saluée par le nouveau président colombien.
A propos d’hiver et de gaz, Pedro Sanchez, président du gouvernement espagnol, semble s’installer et se complaire dans une sorte de provisoire qui dure. A quand le retour de Madrid vers la légalité internationale, et son rôle de « puissance administrante » des territoires non-autonomes du Sahara Occidental ?
Finalement, Pedro Sanchez, président du gouvernement espagnol, a commis une grosse et impardonnable erreur, pas seulement en trahissant le peuple sahraoui. Il a foulé aux pieds le droit international, et tourné le dos au rôle politique de l’Espagne en tant que puissance administrante des territoires non-autonomes du Sahara Occidental. Il favorise de façon honteuse et illégale le royaume du Maroc. Les conséquences sont tellement graves sur le peuple et le gouvernement espagnols, que celui-ci commence peu à peu à revenir sur cette honteuse trahison. En témoigne le dernier discours nuancé de Pedro Sanchez devant les membres de l’AG de l’ONU. Il faut rester prudent toutefois. Cet homme, à mon avis, a perdu toute crédibilité après sa trahison de la cause sahraouie.