Entretien – Mehenni Akbal, enseignant universitaire : « 10 kilomètres linéaires d’archives ont été clandestinement transférés vers la Métropole ! »
Mehenni Akbal académicien émérite, se livre à un travail patient et rigoureux. Il se propose de « dépoussiérer » toute l’histoire coloniale française en Algérie, en suivant une méthodologie scientifique et rigoureuse. Ses premiers volumes déjà parus des deux côtés de la méditerranée sont désormais des références incontournables. In fine, ce seront une dizaine de livres fouillés et référencés qui verront le jour à l’horizon 2025. Ce travail de fourmis mérite d’être salué et soutenu comme il se doit, en ces temps de frénésie, et d’amnésies mémorielles. Dans ce passionnant entretien, il nous parle de son passionnant mais harassant travail…
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun.
La Patrie News : Vous venez d’éditer (juillet 2022) à L’Harmattan (Paris) un nouvel ouvrage sur les archives algériennes de la France coloniale. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Mehenni Akbal : Il faut savoir qu’à partir de mars 1961, les autorités coloniales (la direction des archives de France, l’administration centrale d’Alger et le conservateur de ses archives, les conservateurs régionaux des centres d’archives d’Alger, d’Oran et de Constantine) ont procédé dans l’urgence à un transfert massif, clandestin, s’apparentant à un pillage, des archives se trouvant dans les centres d’archives d’Algérie, vers la Métropole. N’ont pas échappé à cette opération les archives antérieures à la colonisation : les archives et les manuscrits arabes et celles dites ottomanes. Terminé en juin 1962, trois mois après la signature des accords d’Evian, la durée de ce transfert atteste de son importance. Représentent environ 10 kilomètres linéaires et touchant à tous les secteurs d’activité, ces archives, qui sont produites, entre 1830 et 1962, par les différentes administrations centrales de l’Algérie et les administrations départementales (essentiellement les départements d’Alger, d’Oran et de Constantine) et communales, sont conservées depuis 1966 aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence.
Dédié à l’incontournable spécialiste de l’histoire du mouvement national algérien, le célèbre professeur Mahfoud Kaddache (1926-2006), préfacé par le professeur émérite d’histoire contemporaine Jean-Charles Jauffret et par mon précieux ami Abdelkrim Abdoun, ce volume est consacré à l’évaluation de l’un des plus gros producteurs de ces archives ; à savoir, l’administration centrale, c’est-à-dire les différentes formes de pouvoirs centraux qui avaient présidé aux destinées de l’Algérie entre 1830 et 1962.
Ce n’est pas votre premier livre sur cette question des archives algériennes ?
En effet. Il s’inscrit dans le cadre d’un projet d’écriture de dix (10) ouvrages qui prendra fin en 2025. Cinq seront publiés en Algérie et les cinq autres en France. Malgré les contraintes qui pèsent sur le monde de l’édition (surtout en Algérie), cinq sont parus (deux en Algérie et trois en France). Construits sur le même titre principal, chaque volume répond à une problématique spécifique. Il s’agit, par ordre chronologique de publication, de : 1. Archives algériennes de la France coloniale, doit-on en avoir peur ?, préfacé par l’écrivain-journaliste Rachid Mokhtari (Hibr Éditions, 2014, 127 p.). 2. Archives algériennes de la France coloniale, qui en sont les producteurs ?, préfacé par Marie-France Blanquet de l’université de Bordeaux (L’Odyssée Éditions, 2017, 147 p.). 3. Archives algériennes de la France coloniale, réflexion sur la valeur de l’administration communale, préfacé par Marie-France Blanquet et par le doyen des archivistes algériens, Fouad Soufi (L’Harmattan, 2019, 225 p.). 4. Archives algériennes de la France coloniale, note sur la valeur de l’administration départementale et des services préfectoraux, préfacé par le professeur émérite Jean-Charles Jauffret (L’Harmattan, 2021, 261 p.). 5. Archives algériennes de la France coloniale, contribution à l’évaluation de l’administration centrale, préfacé par Jean-Charles Jauffret et Abdelkrim Abdoun (L’Harmattan, 2022, 276 p.).
Quels sont vos objectifs de ce travail mémoriel ?
Mehenni Akbal : Je poursuis trois objectifs essentiels : 1. Mieux comprendre cette question lancinante et toujours d’actualité. Résultant de la colonisation, son étude relève de plusieurs facteurs aussi divers que le juridique, le politique, le sociologique, l’économique et l’archivistique, etc. D’où sa complexité. 2. Nuancer le discours des tenants de l’idée selon laquelle les contenus de ces archives sont compromettants et susceptibles de toucher à la sécurité et à l’honneur des personnes et des familles. 3. Plaider pour l’investissement d’une nouvelle voie de recherche, celle d’une psycho-sociologie des productions documentaire et paperassière. Ce dernier objectif, qui constitue le fondement principal de mes recherches, consiste à établir la valeur documentaire de ces archives sans préjuger de leur usage. Parce qu’il faut souligner que l’historien interroge les archives et l’archiviste s’interroge sur les archives. Cet historien peut revêtir la casquette d’administrateur, de géographe, de sociologue, d’ethnologue, d’économiste, etc. Dans ces archives, ces spécialistes, qui n’ont qu’une seule chose en commun celle de l’approche historique, ne s’intéresseront pas aux mêmes pièces et ne prélèveront pas tous de la même pièce la même information. L’archiviste, par contre, s’interroge sur les archives en essayant de connaitre et d’évaluer les structures et les hommes qui les ont produites.
En fait, pourquoi la question des archives préoccupe-t-elle autant les chercheurs des deux rives ?
La question des archives est lancinante et est toujours d’actualité car non encore résolue. Les deux rives en réclament la propriété. Les chercheurs algériens s’appuient sur le droit international et sur la pratique archivistique et ses principes théoriques, à savoir ; A. Le principe de respect des fonds qui signifie que chaque document doit être maintenu ou replacé (dans le cas où il a fait l’objet d’un déplacement) dans le fonds d’où il provient et dans ce fonds à sa place d’origine. B. Le principe de territorialité estime que pour une utilisation rationnelle des archives et leur meilleure compréhension, il faut les conserver dans les lieux de leurs productions. Ce lieu peut être un pays, une région ou une institution. C. Le principe de succession d’État, qui précise que l’État prédécesseur cède à l’État successeur les archives qu’il a produites, est organisé par la Convention de Vienne du 23 août 1978 en matière de traité, complétée par la Convention du 8 avril 1983 sur les biens, les archives et les dettes des États. Les chercheurs français mettent en avant plan un autre principe celui du droit acquis et de l’exception dont fait l’Algérie en matière de décolonisation. C’est là qu’apparait l’argument défendu par Bruno Delmas, Professeur émérite à l’École nationale des chartes (Paris) : « Pour qu’il y ait succession, il faut qu’il y ait mort : l’État français n’est pas mort en 1962. Il y a eu, en fait, partition d’État. Le nouvel État algérien a hérité d’une fraction du territoire, de la population et de la souveraineté de la France sur ce territoire et sur cette population » (Le Monde, 13 novembre 1981). Ce point de vue serait parfaitement valable s’il s’était agi d’une succession d’État au sens où l’Algérie aurait été un nouveau pays créé à partir de l’État français. Or, il est à considérer que l’Algérie existait en tant que pays bien avant la colonisation française et en tant que tel, le départ de la France ne signifie nullement la création d’un État, mais bien le retour de la souveraineté d’un pays, duquel elle a été spoliée. Ce retour de souveraineté implique la restitution de tout ce qui la symbolise à commencer par les archives, du moins celles qui peuvent faire l’objet d’une restitution en vertu des usages et du droit internationaux.
Vous n’êtes pas catégorique. Y’a-t-il des exceptions d’archives que l’Algérie n’est pas en droit de réclamer ?
Oui. Elles concernent les archives diplomatiques et consulaires, et celles produites par les armées en campagne et enfin celles dites privées. Elles échappent toutes à ces principes. Elles sont inviolables en tout temps. Elles ne peuvent sous aucun prétexte être ni visitées ni saisies par quelque autorité que ce soit.
Ces cas de figure ne se présentent pas dans ce qui nous préoccupe…
Mehenni Akbal : Si, par moment ! Il s’agit des archives de l’Algérie en Guerre (1954-1962). À partir de 1955, l’administration coloniale avait pris, en retour à la Guerre de libération qui se généralisa et s’organisa, des mesures d’urgence : Elle procéda à l’envoi en juin 1955 d’officiers des affaires musulmanes, institua le 26 septembre 1955 un service des affaires algériennes rattaché au cabinet militaire du gouvernement général et créa, après suppression du modèle communale qui existait (les communes de plein exercice, les communes mixtes et les communes indigènes), les fameuses et sinistres sections administratives spécialisées (SAS) et sections administratives urbaines (SAU). Aux premières fut confiée l’administration communale des zones rurales et aux deuxièmes celle des banlieues et des quartiers musulmans des grandes villes. En 1961, l’Algérie comptait environ 700 SAS et 20 SAU auxquelles s’ajoutaient quelques antennes créées en Métropole. Chaque section était composée d’un officier, chef de SAS ou de SAU, d’un officier adjoint, d’un sous-officier, d’un secrétaire, d’un médecin, d’un infirmier, d’un comptable, d’un khodja, d’un personnel d’exécution et de troupes supplétives d’une trentaine d’hommes provenant du corps du makhzen ou des harka. Ces sections furent chargées de la réforme communale et mandatées pour accomplir des missions politiques, administratives et militaires. Appréhendées du point de vue de leur composante humaine (troupes en campagne), les archives qu’elles avaient produites appartiennent à la France. Appréhendées du point de vue des missions qui leur furent dévolues (administration des populations), elles doivent rester en Algérie. Et, la question reste cependant posée et le débat ouvert !
Et ce sont ces archives qui posent justement avec acuité le problème de la sécurité et de l’honneur des personnes et des familles. Les populations étaient devant un choix : soit soutenir le FLN-ALN ou se ranger du côté de l’administration française et de son armée. On peut donc y découvrir beaucoup de choses.
Les archives antérieures à 1954 ne posent pas de problèmes de ce genre. On y trouve l’abus, l’arbitraire, la forfaiture, les crimes, l’injustice, etc. commis par l’administration coloniale. On se rend compte aussi que cette même administration n’avait mis en réalité dans ces archives que ce qu’elle avait bien voulu et/ou avait bien pu mettre. Dans ce contexte, le geste graphique, parce qu’oscillant entre deux verbes vouloir et pouvoir, est partiel, réducteur et par conséquent subjectif.
Le temps est-il plutôt celui de la recherche, en faisant fi des querelles mémorielles ?
Mehenni Akbal : C’est pratiquement l’idée défendue par Jean-Charles Jauffret. Il s’agit me concernant d’une recherche avec non seulement des instruments et des outils théorico-méthodologiques avérés où se mêlent la démarche de l’historien et celle de l’archiviste mais aussi et surtout une recherche « intelligente ». Il est en effet impossible d’écrire l’histoire de l’Algérie contemporaine sans recourir à ces archives. Il est aussi impossible d’utiliser et de comprendre ces archives sans une maitrise de la langue française et de ses subtilités et une parfaite connaissance de l’histoire de la France et de toutes ses institutions. Ce sont là les deux préalables nécessaires, voire indispensables, à l’historien qui veut accéder à ces archives et à l’archiviste qui veut les gérer.
Un dernier mot ?
Mehenni Akbal : Une note d’espoir : J’espère parvenir à mieux comprendre cette thématique après avoir terminé l’écriture de mes dix livres. L’idéal pour moi serait de déboucher vers une construction théorique d’évaluation des fonds d’archives mutilés, disloqués, dispersés et/ou détruits.
Bio-express
Mehenni Akbal est professeur à l’université d’Alger 2 (campus de Bouzaréah). Il a encadré plus d’une vingtaine de magisters, fait soutenir sept doctorats et continue de diriger une dizaine de doctorants. Auteur d’une quinzaine d’ouvrages, il a également signé une vingtaine d’articles se rapportant aux sciences de l’information et des bibliothèques et aux sciences des archives publiés en Algérie, au Canada, en Égypte, aux Émirats Arabes et en France. Ces dernières années, ses travaux sont consacrés à l’évolution de la pensée bibliothéconomique et aux archives algériennes de la France coloniale.