L’action politique de l’Association des oulémas
Dès sa création, l’Association des oulémas se refusa à toute action politique, entendue au sens partisan du terme, c’est-à-dire participation à des élections, entrée en compétition avec d’autres forces politiques. Mais son action, tirée de sa raison d’être, était éminemment politique. Son objectif fondamental était politique : un peuple algérien musulman fortement imprégné de ses valeurs et de son histoire, exerçant librement ses droits, disposant de toutes les libertés individuelles et collectives.
Islam et sentiment national
L’association se refusait d’une manière générale à toute action précipitée, rejetant le recours immédiat à la violence. Les pionniers de l’association, à leur tête Ibn Badis étaient arrivés à une conclusion de leurs réflexions sur la situation de domination que vivait le peuple algérien. Pour eux, les Algériens pourraient se libérer lorsqu’ils auraient une grande conscience nationale, et qu’ils auraient un fort sentiment d’appartenance à une communauté particulière attachée à son identité. Toute leur action s’inscrivait dans cette démarche : développer au sein du peuple algérien cette prise de conscience d’appartenir à une communauté à la forte identité. Pour eux, la diffusion de l’enseignement de l’Islam ne signifia à aucun moment repli sur soi, rejet des populations d’autres confessions, justification du recours à la violence. L’association s’affirma à un moment où l’ensemble du mouvement national algérien amorçait une lente évolution qui allait en s’accélérant vers le rejet des insurrections et des révoltes spontanées et violentes sans lendemain qui finissaient par de terribles répressions. L’idée d’un travail d’éducation politique en profondeur et d’une lente et patiente préparation des plus larges couches de la population à l’idée d’indépendance et plus tard à l’adhésion à la lutte populaire, fit son apparition au début du XXe siècle et alla en s’affirmant jusqu’au déclenchement de la guerre de libération nationale et marqua fortement la stratégie du FLN. Comme évolua à grands pas la coordination des différentes forces politiques algériennes dans la lutte pour des objectifs qui allaient se rejoindre sur un but essentiel largement partagé : la destruction du système colonial et le recouvrement de l’indépendance nationale. L’Association des oulémas prit sa part dans cette évolution et le rôle qu’elle y joua fut souvent déterminant. La mission décisive qu’elle accomplit et qui fit sa spécificité est la place qu’elle attribua à la diffusion de l’Islam dans la création et le renforcement de la conscience nationale algérienne. L’Islam devait être pour elle la référence essentielle de l’identité algérienne. Elle ne distingua pas entre Islam et patriotisme. Elle montra à chaque fois une grande tolérance et une volonté de coexistence pacifique avec les populations des autres confessions. Jamais, pour elle, la diffusion des idées religieuses ne devait signifier repli sur soi et rejet des autres. Elle développa l’enseignement de la langue arabe, de l’histoire et de la littérature. Elle participa activement à la création d’un grand nombre de cercles culturels et d’associations particulières aux musulmans d’Algérie avec l’objectif principal de leur faire prendre conscience de leur appartenance à une communauté à la forte identité.
Deux grandes figures de l’Association des oulémas se firent connaître très tôt en écrivant des ouvrages d’histoire pour affirmer l’identité du peuple algérien. Moubarek El Mili publia en 1929 Histoire de l’Algérie aux temps anciens et modernes et Tewfik El Madani sortit à Tunis son fameux ouvrage Histoire de l’Afrique du Nord à travers quatre siècles suivi en 1932 de Kitab El Djazaïr.
Très tôt, l’Association concentra ses efforts sur l’enseignement d’un Islam débarrassé des hérésies et des déviations. Elle s’attaqua aux confréries qu’elle considérait avoir dévié de la foi pure en tolérant et en développant parfois le culte des saints et de certaines pratiques qu’elle assimila au paganisme. Ibn Badis écrivait dans Al Chihab de mai 1931 : « Celui qui invoque tout autre que Dieu fait acte d’adoration envers celui qu’il invoque et cette adoration le range parmi les hérétiques. » La même publication datée de juillet 1931 affirmait les principales revendications de l’association dont la lutte contre le maraboutisme et les confréries religieuses, l’indépendance totale du culte vis-à-vis du pouvoir politique, la liberté de prêche et d’enseignement, l’indépendance de la justice musulmane. L’association considérait que la lutte contre les hérésies et le maraboutisme était essentielle pour élever le niveau de conscience des Algériens. Tayebi El Okbi déclarait en juin 1936 : « Le jour où vous serez éloignés des marabouts et vous aurez meublé votre esprit de connaissances, il vous sera possible de demander votre indépendance. »
Une lutte continuelle pour l’union de tous les Algériens
Plusieurs membres de l’association participèrent au congrès musulman du 7 juin 1936 qui rassembla les différentes composantes du mouvement national algérien : Abdelhamid Ibn Badis, Bachir El Ibrahimi, Tayebi El Okbi, Lamine Lamoudi. La même année, Ibn Badis rappela officiellement au gouvernement français les principales revendications de l’association, où étaient incluses entre autres la liberté de presse, l’application stricte de la laïcité à toutes les confessions, la liberté de l’enseignement, l’égalité des droits politiques. C’était à cette époque que le cheikh déclara : « Cette nation algérienne n’est pas la France, ne peut être la France, Il est impossible qu’elle soit la France même si elle voulait l’assimilation. » Après avoir un temps hésité face aux promesses du gouvernement du Front Populaire, après avoir cru à la possibilité d’une évolution pacifique vers l’indépendance, Ibn Badis rejeta publiquement le projet Blum Violette : « La nation algérienne constate que le projet Blum Violette ne lui donne pas entière satisfaction. Aussi ne le considère-t-elle pas comme un pas vers une entière égalité, condition indispensable d’une bonne et sincère entente. » Le cheikh avait officiellement déclaré en juin 1936 : « L’indépendance est un droit naturel pour chaque peuple de la terre. » Il a cru que l’évolution politique pourrait amener une évolution du pouvoir colonial, selon le modèle anglo-saxon qui se transforma en un ensemble de pays indépendants dans le respect des spécificités de chaque peuple. Il prit une part active au rapprochement des différentes forces du mouvement national dans le but de faire pression sur le pouvoir colonial. En janvier 1936, il activa pour la tenue du premier congrès musulman. Il lui arriva de prendre des positions radicales qui tranchèrent avec sa traditionnelle modération. En 1937, il se prononça ouvertement contre les naturalisations des Algériens à la nationalité française et lança un appel aux élus algériens des différentes assemblées pour rejeter toute collaboration avec le pouvoir colonial. En 1940, il refusa d’apporter son soutien au gouvernement français alors en guerre contre l’Allemagne.
A partir des années 1940, l’Association des oulémas prit une part active aux efforts de rapprochement et d’unification du mouvement national. A sa libération en novembre 1942, le cheikh Bachir El Ibrahimi appuya les efforts de Ferhat Abbas qui aboutirent à la constitution du mouvement des Amis du Manifeste de la liberté (AML). Incarcéré à la suite des évènements du 8 mai 1945, il fut libéré en mars 1946 et fut confirmé à la présidence de l’Association lors du congrès du 21 juillet 1946 et réélu en 1951. En juillet 1951, l’association des oulémas unit ses efforts à ceux des différentes forces politiques, y compris les communistes dans un front pour la défense et le respect des libertés. Larbi Tebessi et Mohamed Kheireddine signèrent un communiqué commun avec Ahmed Mezerna et Mustapha Ferroukhi du MTLD, Ahmed Francis et Kaddour Sator de l’UDMA, Ahmed Mahmoudi et Paul Caballero du Parti communiste.
La revendication de l’indépendance
Bachir El Ibrahimi quitta l’Algérie en 1952 pour s’établir au Moyen-Orient. Il participa à de nombreuses rencontres où il fit connaître les positions de l’association, et réclama l’indépendance de l’Algérie. L’action politique de l’Association fut marquée par des déclarations de plus en plus radicales de ses personnalités, à l’approche du déclenchement de la guerre de libération nationale. Abbas Bencheikh El Hocine annonçait presque le soulèvement en proclamant que l’Algérie « …se lèvera aussi comme tous les pays arabes. » Tewfik El Madani inaugurait la médersa de Batna par ses mots : « Un autre colonialisme est venu, mais l’heure viendra bientôt où il devra, lui aussi, disparaître. »
En janvier 1956, l’assemblée générale de l’association publiait une résolution dans laquelle elle réclamait l’indépendance de l’Algérie et demandait au gouvernement français de « négocier avec les représentants authentiques du peuple algérien ». Dans un manifeste publié à cette date, l’Association reconnaissaient qu’« il n’est pas possible de résoudre de façon définitive et pacifique l’affaire algérienne autrement qu’en reconnaissant solennellement et sans détour la libre existence de la nation algérienne, ainsi que sa personnalité spécifique, son gouvernement national, son assemblée législative souveraine et ceci dans le respect des intérêts de tous et la conservation des droits de chacun ». Le 12 février 1956, Larbi Tebessi affirmait l’objectif politique de l’Association des oulémas : « un Etat algérien indépendant et démocratique ».
En août 1956, au congrès de la Soummam, Tewfik El Madani, qui avait rejoint la Délégation extérieure eu FLN au Caire, est membre du CNRA.
A l’indépendance, un certain nombre d’officiers, qui avaient acquis leur formation initiale au sein de l’association occupaient des fonctions de responsabilité dans les conseils de wilaya de l’ALN qu’ils avaient ralliée, dont le colonel Chaabani de la Wilaya VI, les commandants Yahiaoui et Mellah de la Wilaya 1. On peut aussi citer Louardi Guettal, Brahim Mezhoudi, Hachemi Hadjeres et beaucoup d’autres. Larbi Tébessi est assassiné en 1956 par les services de l’armée coloniale dans des conditions non éclaircies.
In Memoria