L’association des oulémas : science et tolérance
On trouve dans l’histoire récente du peuple algérien une association de savants de l’Islam qui a prôné et appliqué la laïcité, c’est-à-dire l’indépendance totale de la pratique religieuse vis-à-vis du pouvoir politique, la coexistence des populations de confessions différentes, le refus d’introduire la référence religieuse dans les actions politiques partisanes.
Le 5 mai 1931, naissait l’Association des oulémas algériens. Ce jour-là, au cours d’une réunion organisée au Cercle du progrès à Alger, les 72 participants portaient à leur direction les cheikhs Abdelhamid Ibn Badis, Bachir El Ibrahimi, Lamine Lamoudi, Tayeb El Okbi, Moubarek El Mili et Brahim Bioudh.
Dans un pays marqué par la répression à l’encontre des musulmans qui étaient interdits d’exercer librement leur religion, qui étaient violemment réprimés et spoliés de leurs droits élémentaires, une association religieuse refusa l’appel à la violence, le repli sur soi et recommanda la coexistence de populations de confessions différentes dans l’égalité des droits et le respect des libertés de tous.
La création de l’Association des oulémas algériens s’inscrit dans le mouvement de renaissance culturelle et spirituelle du monde musulman entamée dès le XVIIIe siècle et qui s’accéléra particulièrement au milieu du XIXe siècle. Djamal Eddine El Afghani (1839-1897) marqua ce mouvement. Il fut considéré comme le chef de file d’une tendance qu’on appela radicale ou révolutionnaire. Révolté par la domination qu’exerçaient alors certaines puissances occidentales sur les pays musulmans, il se consacra à la lutte politique cherchant à soulever ses coreligionnaires contre les pouvoirs locaux et la domination étrangère. Pour lui, l’Occident était la cause du recul du monde musulman qui ne pouvait prospérer qu’en brisant cette domination. Il influença les mouvements de renaissance et même les soulèvements qui eurent lieu en Inde, en Turquie et en Egypte, poussant à la création d’un nouvel Emirat, un grand Etat musulman en lutte contre l’Occident. Son disciple, Mohamed Abdou avec lequel il fonda à Paris une revue qui diffusait leurs idées, évolua vers une attitude en apparence plus modérée. Il fut plus un homme de science et de réflexion. Il inspira le mouvement de la Nahda, la renaissance spirituelle du monde musulman qui, d’après lui, ne pouvait avoir lieu que si l’Islam, puisant dans la science, se purifiait en rejetant les dogmes et les hérésies. Pour lui, l’émancipation des musulmans devaient se faire par un travail en profondeur sur le long terme, par la diffusion du message religieux purifié, l’éducation sociale et morale et des populations. La revue qu’il fonda, El Manar eut une grande influence sur le courant réformiste et inspira grandement le renouveau musulman en Algérie. Dès la fin du XIXe siècle, des intellectuels algériens commencèrent à diffuser des idées de renouveau du monde islamique, fortement inspirées par la doctrine de Mohamed Abdou, parmi lesquels des précurseurs comme Abdelkader El Medjaoui et un de ses disciples, El Mouhoub, pour lesquels les musulmans devaient s’ouvrir à la connaissance du moderne et s’imprégner des autres civilisations. Au début du XXe siècle, des intellectuels algériens se formaient dans les pays du Moyen-Orient et en Tunisie et s’imprégnaient du grand mouvement d’idées qui marquait le monde musulman.
Abdelhamid Ibn Badis en fut le représentant le marquant. Après avoir étudié à la Zaytouna de Tunis, il commença ses prêches dès 1913 à la mosquée Sidi Lakhdar de Constantine. En 1925, il publia Al Mountaquid qui fut interdit par le pouvoir colonial au bout de trois mois et fut remplacé par Al Chihab. Tayebi El Okbi, de retour du Moyen-Orient, fonda à Biskra la revue Al Islah. Bachir El Ibrahimi s’installa à Tlemcen où il commença à prêcher dès 1933. A la même époque, Moubarek El Mili sortit son livre sur l’histoire de l’Algérie.
La position du courant réformiste musulman représenté par l’Association des oulémas se caractérise par des positions tranchées sur des questions essentielles qui font sa particularité et son actualité, près d’un siècle après son émergence.
Non-immixtion du pouvoir politique dans la question religieuse
Il faut noter que cette position était une réaction contre le pouvoir colonial qui ne respecta pas les dispositions constitutionnelles de l’Etat français concernant la laïcité et le libre exercice du culte en ce qui concerne les musulmans seuls, contrairement aux habitants de confession chrétienne ou israélite pour lesquels ce principe fut respecté. L’ouverture de mosquées et d’écoles pour la langue arabe fut strictement contrôlée et soumise à des autorisations des représentants du pouvoir colonial. Les tribunaux prononcèrent de nombreuses peines de prison à l’encontre des Algériens qui enseignaient l’arabe en dehors des écoles officielles. Les écoles privées pour les autres catégories d’habitants de l’Algérie se soumettaient à la simple formalité de déclaration et n’étaient astreintes à aucune autorisation préalable. Le pèlerinage à la Mecque fut plusieurs fois interdit.
En 1944, Bachir El Ibrahimi, consulté par le gouvernement provisoire du général de Gaulle, adressait un mémoire dans lequel il soulignait : « Les mosquées appartiennent à l’Islam ; elles ne sont la propriété ni des musulmans ni des gouvernements… Il est du droit du peuple musulman de prendre possession de ses mosquées et de choisir lui-même les imams et les muezzins. » Il proposa même la création de comités librement élus par les musulmans qui se chargeraient de toutes les questions concernant les mosquées et de la gestion des biens habous. La même année, l’Association des oulémas, s’adressant de nouveau au gouvernement français, considérait «… toute immixtion dans ces questions religieuses comme une iniquité, une violation du droit des individus ». En mai 1950, l’Association rendait public un texte signé de ses principaux responsables : Bachir El Ibrahimi, Larbi Tébessi, Mohammed Kheireddine, Boubakar Laghouati, Saïd Salhi, réclamant une nouvelle fois la séparation totale du culte et de l’Etat.
Maintenir la religion loin des intérêts partisans
Un autre trait marquant des principes de l’Association des oulémas, qui reste d’une brûlante actualité, est le refus d’engager le mouvement dans des luttes politiques partisanes. L’article 3 des statuts de l’association interdisait toute action politique partisane en son sein : « toute discussion politique ainsi que d’ailleurs toute intervention dans une question politique sont rigoureusement interdites. » C’est un choix volontaire qui découle du principe essentiel de l’association. Ibn Badis déclarait lors d’une conférence tenue à Alger en 1936 : « Nous voulons faire revenir les musulmans algériens aux convictions religieuses premières, lesquelles étaient fondées sur la vérité et sur la science… Nous souhaitons qu’ils arrivent à distinguer la religion des fausses croyances, qu’ils s’inspirent dans tous les actes de leur vie des dogmes de l’Islam et de ses principes faits d’égalité, de fraternité, de tolérance, d’assistance mutuelle et d’amour du prochain. »
L’association rejeta tout ce qui pouvait être cause de division entre les musulmans, comme elle refusa le repli sur soi et le rejet des habitants d’autres confessions. Si elle refusa de s’engager dans des actions partisanes et sectaires, elle participa activement à la lutte politique des Algériens, pour l’égalité des droits, le respect des libertés fondamentales. Ibn Badis poussa à un regroupement des forces politiques algériennes dans le respect des positions partisanes et des choix de chacun. Le 3 janvier 1936, Ibn Badis lançait un appel : « Il est indispensable qu’un congrès se réunisse de toute urgence dans la capitale ou ailleurs et qu’un large débat soit constitué et clôturé par la formule fixant pour toujours, du point de vue politique, le sort de six millions d’êtres humains… ». Les figures marquantes de l’association furent présentes au congrès musulman du 7 juin 1936 : Ibn Badis, El Ibrahimi, El Okbi, Lamoudi. Les participants reprirent dans la charte, qui fut élaborée à cette occasion, les revendications présentées par l’association : égalité totale des droits, application du suffrage universel, respect des libertés individuelles et collectives. Les revendications de l’association mettaient en avant la spécificité des musulmans qui avaient leur identité culturelle et religieuse qui devait être reconnue et rejetaient les tentatives d’assimilation du pouvoir colonial qui ne considérait pas comme citoyens à part entière ceux qui restaient attachés à leur identité. En 1937, l’association organisa en son siège un deuxième congrès des forces patriotiques algériennes. Elle influença fortement le mouvement d’unité autour des revendications d’égalité dans le respect de l’identité spécifique de chaque communauté, mouvement qui toucha à partir de 1936 les différentes forces politiques : l’Etoile Nord-Africaine qui deviendra le Parti du peuple algérien, les partisans du mouvement modéré représenté par Ferhat Abbas, et même les communistes qui entamèrent une lente évolution vers la reconnaissance des spécificités du peuple algérien au-delà des traditionnelles revendications sociales catégorielles.
Lutte contre les hérésies
L’association mena une lutte implacable contre les hérésies et les déviations de toutes sortes qui marquèrent la pratique de la religion musulmane, telles que le culte des saints locaux dans certaines contrées. Dans un texte intitulé « Bases fondamentales de la doctrine de l’association des oulamas d’Algérie », Abdelhamid Ibn Badis écrivait : « Croire et admettre qu’une créature quelconque participe avec Dieu à l’exercice de l’un quelconque de ses attributs, c’est faire acte d’idolâtrie et commettre une hérésie. » Il déclarait en 1936 lors d’une conférence : « Nous voulons faire revenir les musulmans algériens aux convictions religieuses premières, lesquelles étaient fondées sur la vérité et sur la science. Nous souhaitons qu’ils arrivent à distinguer la religion des fausses croyances, qu’ils s’inspirent dans tous les actes de leur vie des dogmes de l’Islam et de ses principes faits d’égalité, de fraternité, de tolérance, d’assistance mutuelle et d’amour du prochain. » (Al Chihab novembre 1936).
Au cours de ses longues années de réflexion qui avaient précédé la constitution de l’Association, Ibn Badis était préoccupé par une question centrale : comment faire que le peuple algérien repousse le colonialisme et lutte pour son indépendance avec fermeté et opiniâtreté. Il avait acquis la conviction que le peuple algérien devait au fond de lui-même avoir un fort sentiment d’appartenance à une communauté spécifique qui avait ses valeurs et son identité propre. Pour lui, la lutte pour l’indépendance ne pouvait réussir que si les Algériens étaient profondément convaincus d’appartenir à un monde distinct de celui dans lequel le colonisateur voulait les intégrer et les soumettre. Il était convaincu qu’il fallait œuvrer en profondeur et travailler sur le long terme. Pour lui l’Islam devait être un ferment de cette conscience nationale. L’association des oulamas refusa d’appeler au repli sur soi, à la haine contre les hommes de confessions différentes. Elle diffusa des messages d’égalité et de tolérance. Elle voyait dans le développement de certaines croyances locales empreintes de paganisme, un danger pour le développement d’une conscience nationale protégée contre l’asservissement et la division. Elle est allée même jusqu’à considérer certaines confréries comme une hérésie, marquée par le sectarisme et la soumission aveugle à des personnalités locales qui exploitent les esprits et conduisent les Musulmans à l’avilissement. Pour elle, c’était par la science que les Musulmans devaient s’imprégner de leur foi en rejetant toutes hérésies.
Respect de toutes les croyances
L’association a eu ce mérite de diffuser une pratique de l’Islam appelant à la tolérance, au respect des autres, à l’égalité entre tous les êtres humains. Abdelhamid rappelait dans son texte sur les bases de la doctrine de l’association : « L’Islam est par excellence, la religion de l’Humanité ; sans lui, celle-ci ne peut donc aspirer au bonheur, et ce, pour les raisons suivantes :
- Il prêche, non seulement la fraternité musulmane entre tous les Musulmans, mais aussi, à titre égal, la fraternité humaine pour tout le genre humain.
- Il décrète l’égalité absolue au point de vue de la dignité humaine et des droits humains entre tous les hommes sans distinction de races ni de couleurs.
- Il impose comme règle absolue la justice entre tous les hommes, sans distinction d’aucune sorte.
- Il honore et glorifie la raison et recommande de baser tous les actes de la vie sur le raisonnement
- Il prescrit à ses propagateurs d’imposer sa doctrine par l’argument et la persuasion, non par la ruse et la contrainte.
- Il laisse aux sectateurs de chaque religion la liberté et le soin de comprendre et d’appliquer les préceptes de leur foi. »
L’association n’appela jamais à la violence, prêcha la tolérance et exhorta à la coexistence de populations de confessions différentes sur un même territoire.
Dans sa lutte pour le renforcement du sentiment national, elle participa activement à l’ouverte d’écoles où l’on enseigna la religion débarrassée de toute hérésie, mais aussi la langue arabe, l’histoire, la littérature. Elle poussa à la pratique culturelle, en particulier le chant et le théâtre. D’une manière générale, elle encouragea l’ouverture de cercles culturels et la création d’associations diverses où les adhérents pouvaient acquérir ce qui était pour elle l’essentiel : le sentiment d’appartenance à une communauté dotée d’une identité et d’une personnalité propre.
In Memoria