Professeur Mekki Messahel à la Patrie-news : « Il faudra attendre la saison humide pour évaluer les réserves hydriques »
Expert en ressources hydriques, le Professeur-docteur Mekki Messahel est aussi membre du Conseil mondial de l’eau. Dans cette interview, qu’il a accordée à la Patrie news, il décrypte la problématique du stress hydrique, les contraintes et le potentiel de l’Algérie. Il évoque le rôle de l’Algérie dans la médiation entre l’Egypte et l’Ethiopie pour débloquer la situation entre les deux pays sur le dossier du Nil.
La Patrie news : L’Algérie est confrontée à un stress hydrique sérieux. L’important apport pluviométrique de ces dernières semaines est-il de nature à améliorer la situation ?
Pr. Mekki Messahel : Toutes les études hydrologiques s’accordent à montrer que le déficit hydrique se manifeste de plus en plus avec une baisse de la pluviométrie, de l’ordre de 25% dans certaines régions du pays ces dix dernières années. La répartition de la pluviométrie est irrégulière sur le plan spatial et temporel, accentuée par des évènements extrêmes (sécheresse / inondation). Ceci nous conduit à trouver d’autres alternatives durables, outre la mobilisation des eaux dans les barrages et une utilisation des eaux souterraines avec un suivi rigoureux de la piézométrie pour éviter tout risque de formation de biseau salé (partie d’un aquifère côtier envahi par l’eau de mer, ndlr).
Les barrages sont remplis à hauteur de 35% selon les autorités chargées des ressources en eau. Cela nous aide-il à sortir de la zone rouge et pour combien de temps ?
Le taux de remplissage, évoqué par les services du ministère des ressources en eau, de 35% pour les 75 barrages en exploitation, n’est pas significatif du fait que :
- Primo, ce taux est le rapport du volume d’eau mobilisable sur la capacité de mobilisation des barrages. Or certains barrages sont envasés : Bouhnifia, Cheurfa II, Hamiz, K’sob…..etc. Ce qui veut dire qu’il faut tenir seulement du volume d’exploitation.
Secondo, il y a des disparités dans l’état de remplissage des barrages d’une région à une autre. À titre d’exemple pour la région Ouest, le taux de remplissage est de 22% pour 14 barrages. Sept barrages enregistrent un taux inférieur à 15 %. Pour les barrages de la région du centre, le taux est de 17% avec 5 barrages représentant un taux inférieur à 15 %. Même les la région qui enregistre un taux de 59 %, 5 barrages représentent un taux inférieur à 10%. C’est l’une des raisons, qui nous conduit à dire qu’il est trop tôt -ou bien prématuré- de se prononcer sur l’état des réserves en ressources hydriques. Il faudra attendre la fin du mois d’avril pour en tirer des conclusions sur la saison humide.
Pour le moment dans les régions de l’ouest et du centre, nous avons enregistré quand même une bonne pluviométrie comparativement aux deux dernières années. Toutefois, l’’état de remplissage des barrages demeure insuffisant. Il faudra plus de temps et de pluie pour atteindre un niveau de sécurité. D’autant que durant les années 2019 et 2020, le pays a épuisé la totalité des réserves d’eau, parfois même le soutirage du volume réservé à la garde d’envasement, comme ce fut le cas pour les barrages du centre : Keddara (taux actuel 22,5%), Bourroumi (9,1%), Boukerdane (8%), Koudiet Acerdoun (moins de 4%).
Le rationnement de l’alimentation en eau peut-il être une solution ou juste un palliatif ?
Je pense qu’il serait plus efficace de miser sur la gestion et la bonne gouvernance de l’eau que d’évoquer un rationnement de l’eau, surtout en ces temps de crise sanitaire. L’état actuel des réserves appelle à une augmentation de la production des ressources souterraines jusqu’à son remplacement par la réalisation des stations de dessalement de l’eau de mer (SDEM) du programme d’urgence, soit 150 000 m3/jour pour Alger-Est qui seront mis en service fin de l’année 2022 et la réalisation de cinq SDEM à Fouka Marine (Tipasa), Cap-Djenet (Boumerdes), EL Taref, Bejaia et celle de Cap blanc à Oran. Chacune aura une production de 300.000 m3/jour. Ce qui portera une production journalière à plus de 3,7 millions de m3, issus des eaux de dessalement.
Vous êtes expert international sur les questions de l’eau. Quelle démarche pragmatique préconisez-vous pour assurer une distribution de l’eau potable sans restrictions et sans risquer l’épuisement des réserves ?
Étant expert, j’insiste sur la question de gestion et de l’amélioration du service public de l’eau et sur la résilience, face au manque de la ressource. La croissance des besoins en eau durant les prochaines décennies nous oblige à trouver des solutions dans la gestion rationnelle et l’économie de l’eau pour les usages : alimentation en eau potable, agriculture économe avec des techniques intelligentes, associées à une utilisation des eaux épurées. La démarche doit être appuyée par un cadre réglementaire afin d’assurer une sécurité alimentaire et penser à recycler les eaux industrielles.
Quelles sont les stratégies et les actions recommandées par le Conseil mondial de l’eau ?
Le Conseil mondial de l’eau est censé mettre en place une stratégie mondiale. Le hic, leurs membres représentent, depuis une dizaine d’années, des multinationales, qui défendent leurs intérêts. L’Algérie focalise son attention sur le Conseil arabe de l’eau. Seulement les membres de cette instance ne parviennent pas à un consensus à cause de points d’achoppement afférent au conflit entre l’Ethiopie et l’Egypte sur les eaux du Nil. Les deux pays bloquent la ratification d’un accord de la commission des ministres arabes de l’eau. L’Algérie joue un rôle important comme médiateurs entre l’Ethiopie et l’Egypte, partant du principe qu’une stratégie communautaire doit découler des politiques nationales.
Notre objectif est de mettre en place une Autorité nationale de régulation de l’eau, qui évalue et contrôle tous les aspects inhérents à la gestion de l’eau et réactiver le Conseil arabe de l’eau afin qu’il soit une instance de veille sur les questions liées à la sécurité hydrique. Par ailleurs, l’Algérie devrait initier un Conseil maghrébin de l’eau pour pouvoir gérer les ressources souterraines du Sahara, dont 70% se trouvent dans notre territoire de souveraineté.
Propos recueillis par Soulef Biskri