Soumia Salhi, militante des droits de femmes : « Il faut continuer à délégitimer les violences faites aux femmes »
Le mardi 21 décembre, le corps sans vie de Fatma B., 80 ans, est retrouvé, dans le jardin de sa maison, dans une agglomération de la wilaya de Tipaza. Quelques jours auparavant, Maria, 19 ans, est immolée vive à Guelma. Le 29 novembre, Nejoud, 20 ans, succombe aux coups assénés à la tête…. L’année 2021 s’achève avec un chiffre macabre : 55 victimes de féminicides. Soumia Salhi, militante des droits de femmes et présidente des femmes travailleuses de l’UGTA décrypte les causes de ces violences. Elle souligne que l’opinion publique, dans un soubresaut de lucidité, dénonce les agresseurs. Elle rappelle le Code pénal et la loi sur les violences faites aux femmes sont répressives.
Propos recueillis par S. Biskri
La Patrie news : Les violences contre les femmes sont pénalisées depuis 2015. Qu’en est-il de ce dispositif législatif qui aurait dû réduire de l’intensité du phénomène ?
Soumia Salhi : L’article 341 bis du Code pénal criminalise, depuis 2004, le harcèlement sexuel. La loi sur les violences, promulguée en 2015, réprime le harcèlement de rue, en milieu professionnel et au sein de la famille ainsi que la violence conjugale. Ce sont des acquis insuffisants, mais précieux.
La clause du pardon, qui permet l’abandon des poursuites, accable la victime d’une nouvelle souffrance : la pression de l’environnement social ou familial pour faire préserver l’époux ou le proche de la sanction. Ces lois, obtenues par nos luttes –c’est une victoire-, inscrivent une nouvelle norme sociale : la violence contre les femmes y compris la violence entre conjoints n’est plus naturelle. La victime n’est plus fautive, coupable. Un nouveau consensus de la société condamne les agresseurs. La loi les punit. Les institutions de l’état s’organisent mais insuffisamment pour les empêcher et les réprimer quand elles surviennent et elles s’organisent aussi pour accompagner les victimes, hier stigmatisées par tous.
C’est un long chemin que nous empruntons. Ces violences n’ont, nulle part, disparu. Il suffit de chercher sur internet les statistiques mondiales sur les viols, les féminicides, les harcèlements… Des chiffres effarants viennent de pays où le patriarcat est, pourtant, en cours de dislocation depuis longtemps et où l’égalité homme-femme est manifestement plus respectée que chez nous. C’est un long chemin pour abolir ces violences qui viennent de millénaires d’oppression des femmes. Intuitivement, le progrès est évident. Le tabou est levé, la victime n’est plus aussi isolée. Une désapprobation sociale grandissante accompagne ces agressions. L’émergence même des statistiques sur les violences est un progrès qui signifie qu’elles ne sont plus banales mais répréhensibles. La grande violence de l’ordre social traditionnel, c’est l’enfermement quasi systématique des femmes, la ségrégation spatiale. A mesure que les femmes envahissent l’espace public mixte ces nouvelles formes de violence se développent. L’infériorisation des femmes dans la société traditionnelle est millénaire. Un nouveau fonctionnement social se met en place ou le couple s’autonomise de la régulation par la grande famille. Des pratiques de moins en moins inégalitaires se répandent. Mais dans le couple, dans la rue ou au travail, les mentalités d’hier sont toujours là. Elles mettront du temps à s’adapter aux nouvelles réalités. Nous agissons pour les faire avancer plus vite et pour promouvoir de nouvelles pratiques sociales afin de combattre l’essor de ces nouvelles violences dans l’objectif de les faire disparaitre.
Quelles sont les causes de ces violences inouïes contre les femmes ?
Les violences contre les femmes, comme les féminicides, sont inscrites dans les traditions, dans les pratiques sociales qui relèvent d’une oppression patriarcale millénaire. Ces attitudes traditionnelles font de la femme un objet de soumission qui peut justifier la violence comme forme de contrôle sur la femme. On enferme les femmes dans des rôles subordonnés et on maintient leur faible niveau de participation à tous les niveaux économiques, social et politique. Même dans les pays où les femmes ont conquis leur place, les mentalités continuent de trainer les modèles du passé et leurs préjugés. Et partout on accuse la femme d’avoir provoqué l’agression par son comportement, sa tenue vestimentaire, voire par sa présence sur la voie publique. Pire, la plupart des violences et des meurtres ont lieu à l’intérieur du domicile familial. L’homme considère la femme comme sa propriété. Elle n’a pas le droit de dire NON tout simplement. On invoque l’honneur de famille et la transgression de normes sociales pour justifier le crime et obtenir des circonstances atténuantes, une peine légère. Nous militons pour que le féminicide soit reconnu comme un fait de société. Nous dénonçons le fait qu’il soit relégué à la rubrique des faits divers. C’est pourquoi nous continuerons à dénoncer et expliquer sans cesse car l’enjeu est de changer la société, de changer son regard sur ces violences, de changer les pratiques sociales afin que la femme soit enfin acceptée comme citoyenne à part entière.
Que faut-il entreprendre pour préserver efficacement l’intégrité physique et morale des femmes ?
Dans la lutte contre les violences faites aux femmes, chacune, chacun est concerné(e). Il ou elle a le devoir de s’engager… Il faut continuer à délégitimer les violences faites aux femmes et culpabiliser les agresseurs. Il faut continuer à agir pour réhabiliter la victime ; dénoncer et exiger des réponses législatives efficaces. Nous avons constaté que le danger qu’encourent les femmes face aux multiples violences qu’elles subissent -ou qu’elles ont subies notamment durant le confinement- n’était pas une priorité et la sécurité des femmes n’est toujours pas une urgence. Notre lettre ouverte, signée par plus d’une vingtaine d’associations féministes, rappelle l’urgence d’agir
Les lois de la République, à leur tête la Constitution, consacrent l’égalité entre les hommes et les femmes en droits et en obligations. La réalité est tout autre. Pourquoi ?
Pour résister à la barbarie coloniale, la société algérienne s’est soudée autour de son identité culturelle et de ses pratiques sociales spécifiques, accentuant ainsi l’attachement aux normes anciennes. Le mouvement national était très moderniste dans son projet. Ce qui explique l’existence, certes symbolique mais combien précieuse, des moudjahidate. Toutes les constitutions depuis l’indépendance inscrivent l’égalité comme principe essentiel. Nos lois sont très égalitaires dans tous les domaines à l’exception notable du Code de la famille dont l’architecture reste inégalitaire malgré les modifications positives de 2005.
Mais quand le recensement de 1966 dénombre 97% de femmes au foyer comment pouvait-on concrétiser l’égalité ? Aujourd’hui, certes, beaucoup de progrès ont été réalisés. Il y a une mixité grandissante de l’espace public. Mais les femmes sont encore loin d’occuper une part égale dans la vie économique sociale et politique de notre pays. La bataille pour concrétiser l’égalité est la raison d’être du mouvement féministe par-delà nos luttes pour de meilleures lois, ce que nous voulons changer c’est la réalité des femmes.
D’abord, il faut agir pour changer la situation objective des femmes. La scolarisation massive a été le principal moteur de la progression des femmes, ces dernières décennies. La proportion remarquable de deux tiers de femmes parmi les diplômés donne les moyens d’une émergence féminine, pour l’instant minoritaire, aux postes de responsabilités et dans le débat politique. Notre irruption massive dans le monde du travail, réalisant la parité dans certains secteurs comme l’enseignement et la santé, nous donne des bases concrètes pour avancer vers l’égalité. Mais il y a seulement une femme sur six qui travaille. Seulement une femme sur six qui a les moyens de son indépendance économique, sans laquelle toute prétention à l’émancipation serait vaine. C’est pourquoi les discriminations positives qui existent dans notre droit du travail sont si précieuses. C’est pourquoi il faut œuvrer à renforcer ces mesures et aussi développer toutes les infrastructures de socialisation des tâches, dévolues aux femmes dans la société traditionnelle (garderies, institutions préscolaires, cantines et transport scolaires)… Il faut aussi rétablir le principe de quotas féminins obligatoires parmi les élus pour développer la représentation féminine dans le débat politique et la gestion de la cité.
S.B.