Dr. Bakary Traoré, membre de la Commission de refondation de l’Etat malien : « Face à une menace terroriste asymétrique, la sécurité zéro n’existe pas ».
Dr. Bakary Traoré, membre de la mission d’appui à la refondation de l’État (MARE), et expert en questions sécuritaires, revient dans cet entretien-fleuve sur bon nombre de questions stratégiques, telles que l’excellences des relations entre Alger et Bamako, les attentes exprimées par le Mali, la lutte contre le terrorisme, l’avenir incertain du CEMOC ainsi que la récente tournée de notre chef de la diplomatie au niveau des pays du champ. Si pour lui, le conflit ukrainien a fait bouger les lignes, la plupart des pays africains en sont fort éloignés, et observent une neutralité bien calculée. S’agissant du Mali, cependant, le Mali a choisi tacitement son camp, La Russie, partenaire stratégique et essentiel du Mali. Ce dernier n’en cherche pas moins à diversifier ses partenaires, tels que la Chine, et l’Inde. A un moment où l’Algérie se tourne (enfin) vers l’inestimable potentiel africain, cet entretien éclaire d’un jour nouveau les mutations en cours. Pour Bakary Traoré, l’indépendance du Sahara Occidental sera arrachée un jour ou l’autre. Ces retards, cette perte de temps et ces tergiversations en deviennent tout aussi dramatiques que stériles. Au Sahel, la priorité reste à la lutte antiterroriste. L’Algérie, de par son poids régional et son expérience, y joue un rôle de premier plan.
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun
La Patrie News : Tout d’abord, où en est l’ambitieux plan de refondation de l’Etat malien. Et à quoi ressemblera le Mali une fois finalisé le programme du président de la transition Assimi Goita ?
Dr. Bakary Traoré : Ce vaste chantier de refondation de l’Etat malien sous le leadership du colonel Assimi Goita, président de la transition, suit normalement son cours. Le processus avance doucement mais sûrement. Cela dit, le Mali sort d’une vingtaine d’années de démocratie, avec ses insuffisances, mais aussi une trentaine d’années de parti unique. Tout ceci révèle des insuffisances au niveau politique et institutionnel. A ce constat s’ajoutes d’autres corollaires, tels que les problèmes économiques, la corruption, la déliquescence de l’Etat, et j’en passe. Toutes ces insuffisances sont en passe d’être prises en charge dans le cadre de la refondation de l’Etat malien, afin que notre pays soit enfin remis sur rails. L’opération suit son court, notamment à travers l’adoption de plusieurs textes fondamentaux. Il s’agit notamment de la nouvelle constitution, la nouvelle loi électorale, la loi portant réorganisation administrative et territoriale. L’avant projet de nouvelle constitution a déjà été validé par le président de la transition. Nous-nous dirigeons vers un référendum. Cette nouvelle constitution va palier aux insuffisances constatées durant nos trente années de démocratie. Il s’agit aussi de la mise à jour et de la confection des cartes d’identité biométriques sécurisée. Il y a aussi le vaste chantier de sécurisation du vaste territoire national. A ce propos, vous n’êtes pas sans savoir que les FAMA (forces armées maliennes NDLR) ont récemment acquis d’importants équipements militaires. Cette fois-ci avec un autre partenaire stratégique qui est la Chine. Notre coopération avec notre autre partenaire stratégique qui est la Russie, nous a permis d’acquérir pas mal d’équipements militaires de pointe, dont du matériel roulant, des hélicoptères et des drones, ainsi que des armes, tant individuelles que collectives. Le choix actuel de la Chine dénote notre diversification diplomatique. Car, à côté de la Russie et la Chine, il y a aussi la Turquie, l’Inde et bien d’autres partenaires et fournisseurs.
Quelle lecture faites-vous des récentes attaques terroristes qui font beaucoup de morts civiles, dont le chef de cabinet d’Assimi Goita ? En clair, où en est la guerre du Mali contre le terrorisme depuis le départ forcé de la France, et l’arrivée des précieuses aides russes ?
Face à une menace terroriste asymétrique, la sécurité zéro n’existe pas. On sent quand même la volonté des plus hautes autorités, et des forces armées, de restaurer notre intégrité territoriale, et de garantir la sécurité de l’ensemble des citoyens. La quiétude revient progressivement dans plusieurs villes et villages du Mali. Cette quiétude est perturbée par des coups d’éclat de la part des terroristes. Cela donne l’impression que rien n’est fait, alors que d’énormes moyens et actions sont déployés. Une de ces attaques spectacle a d’ailleurs coûté la vie au chef de cabinet de la Présidence de la République, en compagnie d’autres collègues à lui. Cela dénote à mon avis la débandade des groupes terroristes. Ces attaques dénotent la débandade irrémédiable des groupes terroristes. Ces derniers sont traqués jusqu’à leurs derniers retranchements. Leur désespoir les a poussés à attenter directement à la vie de civils sans défense. C’est franchement déplorable. Auparavant, les terroristes attaquaient des camps militaires à l’aide de centaines d’éléments armés. Aujourd’hui, ils sont réduits à des groupuscules congrus, se déplaçant à motos. Ils en sont réduits par exemple à faire sauter une citerne dans la ville de Sévaré. Cela dénote leur débandade. Ils ne savent plus où donner de la tête. Désormais, ils sont stoppés et neutralisés dans leur progression. Cela met en avant l’efficacité de nos forces armées déployées et organisées pour sécuriser le pays. Les efforts ne doivent cependant pas être relâchés. Il faut poursuivre la formation et la dotation en équipements de pointe. Les populations civiles sont elles aussi appelées à contribution et à ne pas prêter le flanc. Les groupuscules ne peuvent se déplacer, s’approvisionner et se cacher sans des aides extérieures. Il faut que les populations civiles contribuent à isoler et à neutraliser définitivement les groupuscules terroristes.
Quel commentaire faites-vous de la récente visite au Mali de notre ministre des Affaires Etrangères Ahmed Attaf, qui a consisté aussi en une tournée dans plusieurs pays du Sahel ?
Son excellence AHmed Attaf était porteur d’un message de la part du président algérien Abdelmadjid Tebboune à l’adresse de part de son homologue malien, le colonel Assimi Goita. A la lecture du communiqué final qui a sanctionné cette visite, l’accent a été mis sur les nombreux domaines de coopération que Bamako et Alger gagneraient à explorer. La priorité est bien sûr accordée aux défis sécuritaires. C’est tout à fait normal et logique. Les questions économiques ont été mises en avant, comme les échanges commerciaux, les hydrocarbures, la fibre optique, l’enseignement supérieur et même le transport maritime. Ce sont là des chantiers importants qui dormaient dans les tiroirs. Cela dit, avant de se rendre au Mali, Ahmed Attaf était d’abord passé par la Mauritanie. En quittant Bamako, il s’est également rendu au Niger. En observant de près cette tournée du chef de la diplomatie algérienne, on conclut que les pays visités sont ceux du champ. C’est-à-dire les Etats faisant partie du CEMOC. Ce dispositif sécuritaire, qui existe depuis une dizaine d’années, est en pleine somnolence. La tournée d’Ahmed Attaf dans les pays du champ peut avoir cherché à redynamiser le CEMOC pour contrer les terroristes au Sahel et au Sahara. Mais, pour ma part, je pense que la coopération entre les Etats du champ devrait être opérationnelle et tactique, et non bureaucratique. Le dispositif bureaucratique initial a montré toutes ses limites.
De quelles types d’aides peut espérer bénéficier le Mali de la part de l’Algérie ?
Nous souhaitons d’abord une sorte de mondialisation des efforts dans la lutte contre le terrorisme de la part de nos frères et amis Algériens. Il est question de partage des renseignements, et de faire en sorte que l’Algérie ne soit en aucune manière une base arrière pour les terroristes qui sont aujourd’hui traqués jour et nuit. Les terroristes ne sont pas figés. Ils sont en perpétuel mouvement entre les frontières. La grande mobilisation de nos forces armées peut amener les terroristes à chercher refuge au niveau des pays voisins. Le Mali partage des milliers de kilomètres de frontière avec l’Algérie. Nous comptons essentiellement sur le partage de renseignements avec l’Algérie, qui jouit d’une grande expérience en matière de lutte contre le terrorisme. En ce qui concerne les autres attentes, bon nombre de domaines de coopération entre le Mali et l’Algérie méritent d’être renforcés. Il s’agit notamment de l’enseignement supérieur. Vous n’êtes pas sans savoir que bon nombre d’étudiants maliens poursuivent leurs études supérieures au niveau de plusieurs universités algériennes. Il est également question des hydrocarbures et du commerce en général. Une bonne partie du nord du Mali commerce avec le sud de l’Algérie. Les infrastructures méritent aussi d’être renforcées et entretenues. La route transsaharienne, par exemple, gagnerait à être développée et mieux exploitée.
Sachant que le terrorisme est transfrontalier et transnational, faut-il envisager un commandement militaire commun, comme c’était le cas jadis avec le CEMOC, basé à Tamanrasset ?
A mon avis, le commandement d’état-major conjoint, ou CEMOC, a montré ses limites. Ce commandement, mis en veille de facto, réunissait les dirigeants des armées malienne, algérienne et nigérienne. Pour moi, un commandement commun aurait des impacts très limités sur le terrain. Car, on est en pleine phase d’actions militaires. Il faut réduire au maximum la bureaucratie et les chaines de commandement. L’efficacité recherchée réside dans une meilleure coordination et une mutualisation des efforts. Cela, avec des échanges de renseignements, et des manœuvres sur le terrain de la part des différents pays concernés par la lutte antiterroriste. Les terroristes doivent définitivement comprendre que les frontières entre nos pays ne sont plus des bases arrières pour eux. Cette question est très importante. J’insiste énormément dessus. Au lieu du CEMOC traditionnel, je crois beaucoup plus à une meilleure coordination des opérations, et à une plus grande fluidité et rapidité dans les échanges de renseignements. Les contacts maliens sont en cours avec le Niger et le Burkina Faso afin de coordonner nos efforts dans ce sens. Cela va être pareil avec la Mauritanie. Le Mali et l’Algérie ont largement les moyens de mieux sécuriser leurs frontières dans ce sens-là.
L’accord d’Alger, faute de mieux, revient de nouveau sur la scène internationale. il est même porté et défendu par l’ONU. Comment l’actualiser, si je puis dire, et le mettre efficacement en application sur le terrain ?
En ce qui concerne l’accord de paix et de réconciliation au Mali, qui en est à sa huitième année, n’a toujours pas atteint le bout du tunnel. Cela, parce que certains éléments fondamentaux n’ont pas été mis en avant au moment de la conclusion de cet accord. Je pense avant tout à l’absolue nécessité de préserver l’intégrité territoriale du Mali. Ce principe, quoique réaffirmé dans cet accord, n’a jamais été concrétisé sur le terrain. La réussite de cet accord doit obéir à certains principes fondamentaux de base. Outre le respect de l’intégrité territoriale du Mali, il faut que tous les signataires de cet accord reconnaissent la souveraineté des FAMA sur l’ensemble de notre sol. Une fois ces principes fondamentaux admis, et je pense surtout aux groupes armés, le reste sera particulièrement facile. L’intégration des anciens combattants aux FAMA en serra concrétisée et accélérée. Mais rien de positif ou de concret n’est envisageable tant que notre intégrité territoriale est remise en cause. Je dis cela en faisant allusion à des groupes armés qui détiennent des portions de notre territoire en y imposant leurs propres lois. Cette forme de chantage à l’endroit de note gouvernement ne fait que retarder le processus de paix. Cette intégrité territoriale sera restaurée tôt ou tard, car le Mali est un et indivisible. Cette perte de temps est donc stérile et contre-productive.
Le conflit ukrainien rebat du tout au tout les cartes géostratégiques. Quelle place pour l’Afrique dans ce nouvel échiquier international en pleine composition ?
Le conflit ukrainien est très loin des enjeux sécuritaires et politiques des pays africains. C’est un conflit entre deux superpuissances, la Russie d’un côté et l’OTAN de l’autre. Cela provoque certes d’importants bouleversements géostratégiques à l’échelle planétaire. Mais, nous n’en sommes pas directement touchés et/ou concernés. Les Etats africains doivent s’impliquer dans leurs propres conflits et problématiques de développement. Cela dit, même si les Etats africains doivent rester neutres dans le conflit armé qui secoue l’Ukraine, certains pays peuvent opter pour un relatif alignement, car l’une des deux parties est un allié stratégique. Je pense notamment au Mali. Je dis cela, alors que nous vivons présentement une totale reconfiguration géopolitique. Les lignes sont en train de bouger. Il a appartient dès lors à chaque chef d’Etat de rechercher ce qui sert au mieux ses intérêts. En géopolitique, il n’y a pas d’amitié, mais uniquement des intérêts. C’est par exemple le cas de certains Etats africains, qui ont choisi le camp de la Russie. C’est de bonne guerre. Seuls comptent les intérêts dans les jeux et enjeux géopolitiques.
Un mot sur le Sahara Occidental depuis le 16e congrès du front Polisario et la dernière rencontre du conseil de sécurité de l’ON, qui confirme son attachement à la légalité internationale, et le droit du peuple sahraoui à la tenue d’un référendum d’autodétermination ?
Je continue toujours de dire que le règlement du conflit entre le Maroc et le front Polisario passe inéluctablement par le respect et l’application du droit international. Ce droit reconnait explicitement celui d’accéder à son autodétermination. C’est un combat de longue haleine. Le peuple sahraoui vit le martyr au service de sa cause. En attendant, je reste convaincu que cette question trouvera tôt ou tard une solution dans le strict respect du droit international. Quoi de plus normal que de faire respecter et appliquer le droit d’un peuple à son autodétermination. Aujourd’hui, le peuple sahraoui en est réduit à se battre pour sa survie. Le peuple sahraoui mérite le soutien de tous les Etats épris de paix, et attachés au respect du droit international. Force doit rester à la loi et au droit.