Entretien exclusif
Elise Taulet, avocate française expulsée du Maroc : « J’ai été placée de force dans un taxi, avec un ordre donné au chauffer de m’emmener à Agadir ! »
Me. Elise Taulet, difficilement joignable durant sa « déportation » vers le nord du Maroc, se remet doucement de ses émotions. Après trois jours de tentatives, j’ai pu m’entretenir avec elle. Encore sous le choc, elle me raconte en des termes soigneusement choisis sa regrettable mésaventure. Elle oscille ente l’incompréhension et l’indignation. Car, si elle n’a pas été agressée physiquement, elle n’en a pas moins été sévèrement encadrée, et en quelque sorte « détenue », car empêchée de se rendre dans les territoires occupés, de rencontrer les détenus politiques sahraouis, et de s’entretenir avec leurs proches. « Les territoires occupés sahraouis sont de facto placés sous embargo », constate-t-elle. Depuis 2017, les détenus politiques sahraouis, victimes de multiples sévices, n’ont pu voir leurs avocats étrangers. Le Maroc est formellement au banc des accusés. Il est pris la main dans le sac avec le traitement innommable qu’il vient de faire subir à Me. Elise Taulet. En attendant les suites légales qui seront bientôt réservées à cet énième scandale qui vient éclabousser le Maroc, force est de relever que cette affaire vient confirmer l’embargo immonde qui frappe les territoires occupés, où même l’envoyé personnel du SG de l’ONU, Staffan de Mistura, a été empêché de se rendre. La communauté internationale est sommée de réagir avec fermeté. Il y a bel et bien non-assistance à peuple opprimé et en danger. Avis !
Propos recueillis par Mohamed Abdoun
La Patrie News : Tout d’abord, j’espère que vous êtes remise de votre mésaventure marocaine…
Elise Taulet : Rire. Oui, ça va mieux. Merci.
Quelle est votre première réaction à chaud, après ce que vous venez de vivre, en tant que femme de loi française, et avocate qui défend les prisonniers politiques sahraouis ?
Ma première réaction à chaud consiste en une totale incompréhension de ne pas avoir reçu de réponse à nos multiples demandes pour rendre visite aux détenus sahraouis, sachant qu’aucun avocat n’a pu les voir depuis 2017. Cela fait quand même bon nombre d’années. L’accès à un avocat est, je le précise, un droit fondamental pour tout justiciable. Ma seconde réaction consiste à m’appesantir sur la forme avec laquelle j’ai été refoulée. L’accès aux territoires occupés est totalement interdit. Dès l’entrée des territoires occupés, on vous dit que vous ne pouvez pas vous y rendre. Sur la forme… (Silence), il n’y en pas en fait. Aucune explication ne vous est fournie pour justifier cette interdiction. J’ai été forcée de monter dans un taxi par des personnes qui ne se sont même pas présentées. Ces personnes étaient habillées en civil. Elles n’ont décliné ni leurs identités, ni leurs fonctions. Certes, des militaires de la gendarmerie royale en uniformes nous encerclaient aussi, mais ce ne sont pas eux qui nous ont demandé de partir. J’ai été placée de force dans un taxi, avec un ordre donné au chauffer de m’emmener à Agadir. Ce taxi était escorté par des voitures de police tout le long de ce trajet, qui a duré huit heures. Une fois à Agadir, j’étais enfin libre de mes mouvement, mais en restant étroitement surveillée par quatre ou cinq personnes. Cette étroite surveillance ne s’est jamais relâchée tout le long de mon court séjour au Maroc. A Agadir j’ai pu descendre à l’hôtel que je voulais, et manger ce que je voulais, avant de repartir, face à l’impossibilité devant laquelle je me trouvais de me rendre au niveau des territoires occupés sahraouis. Il s’agit pour moi, avocate, d’une interdiction de voir des prisonniers politiques, et de me rendre au niveau des territoires occupés. Je n’ai pas pu non plus rencontrer les familles de ces prisonniers politiques afin de récolter leurs témoignages sur les obstacles auxquels elles font face.
Votre collègue Joseph Breham, avocat de Naama Asfari, en apprenant que son téléphone portable était infecté par le logiciel espion Pegasus, avait comparé le régime marocain à celui de la Corée du Nord. N’êtes vous pas loin de cette comparaison après votre regrettable mésaventure marocaine ?
J’avoue que je ne connais pas personnellement ce pays. Ce dont je suis certaine en revanche, c’est qu’au début, j’ai pu rentrer au Maroc le plus normalement du monde. Tout a changé et basculé lorsque j’ai rencontré un prisonnier politique sahraoui libéré.
Les services de sécurité marocains ont dû vous prendre pour une touriste lambda…
Sans doute oui. J’ai été constamment et étroitement suivie et surveillée dès ma rencontre avec ce prisonnier politique sahraoui libéré. Cette surveillance étroite et ostensible ne s’est jamais relâchée, que je sois à pied ou en voiture. A cette surveillance viennent s’ajouter des contrôles de police notamment lors de mon trajet pour me rendre à Tan-Tan. Ces contrôles étaient systématiques, et mon passeport était à chaque fois minutieusement vérifié. Ces contrôles duraient à chaque fois jusqu’à vingt minutes de temps. Les papiers des personnes autour de moi étaient eux aussi vérifiés. Dans le bus qui me transportait, les contrôles étaient très ciblés. Ce n’est pas tout. A Tan-Tan, les forces de l’ordre avaient pour instructions de ne laisser personne entrer au niveau de la maison d’un prisonnier politique libéré, Hassan Adoui. Durant tout mon séjour, seuls les membres de la proche famille de ce détenu politique libéré pouvaient entrer dans sa maison, où je me trouvais moi aussi. Même Yahia Mohamed, un autre ancien prisonnier politique, a été empêché d’entrer dans cette maison. Les représentants des services de sécurité marocains se sont postés devant l’entrée de cette maison durant toute la durée où je me trouvais dedans. Ces obstacles n’ont à mon avis aucun sens pratique, sauf à marquer leur territoire par les services de sécurité marocain. Encore une fois, c’est très étonnant pour moi, qui viens de France. Cela me choque et m’étonne d’autant plus que cette surveillance et ces interdits sont imposés par des agents en civil, qui ne déclinent jamais leurs identités ni leurs fonctions.
Constat étonnant certes, mais choquant à la fois. Car, de ce constat que vous faites, on peut confirmer que les Sahraouis des territoires occupés vivent sous embargo, et sont privés par l’occupant marocain de tout contact avec le monde extérieur…
Tout à fait ! Tout ce qui touche aux prisonniers politiques sahraouis fait clairement l’objet d’un embargo absolu. Pour nous, il n’y a aucune possibilité d’accéder à la moindre information concernant ce sujet. Le contraste est frappant entre Tan-Tan et le nord du Maroc. A Tan-Tan, la surveillance était plus resserrée et plus visible. Les tensions étaient aussi plus importantes. Cela donne une idée sur ce qui se passe dans les territoires occupés sahraouis. D’autant que tous les observateurs extérieurs et indépendants y sont interdits d’accès.
Quelles suites légales, administratives, judiciaires, politiques et diplomatiques vous comptez réserver à ce qui vient de vous arriver ?
Pour le moment, on ne sait pas encore. On reste sous le choc. Je dois d’abord en discuter avec Me. Joseph Breham qui, lui, n’a même pas pu décoller vers le Maroc. On fait face à des manœuvres différentes. Auparavant, on se faisait expulser. Là, ce qui vient de nous arriver n’est pas clairement définissable.
Il y a bel et bien atteinte à des droits basiques d’une citoyenne française…
Effectivement. On est dans une sorte d’entre-deux. Je n’étais quand-même pas libre de mes mouvements, entre le moment où on m’a forcée à monter dans un taxi vers Agadir. Car, j’avais demandé à aller au moins à Guelmim. J’ai malgré tout, et malgré moi, passé sept heures dans un taxi qui me ramenait de force vers Agadir. Cela pose effectivement problème. On va aviser.