Entretien
Kenti Bella, chargé de mission à l’ambassade de la RASD en France : « L’ONU doit prendre conscience de la gravité de ce qui se passe au Sahara Occidental ! »
Le scandale de l’expulsion par le Maroc de l’avocate française Elise Taulet, que nous avons suivi en temps réel depuis son éclatement va continuer de faire couler force encre et salive durant les jours et semaines à venir. Kenti Bella, diplomate sahraoui, parti hier-soir à la rencontre de cette avocate immédiatement après sin expulsion, nous apporte dans cet entretien de précieux et inédits témoignages sue cette scabreuse affaire. Pour le régime marocain, c’est bel et bien le chant du cygne.
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun
La Patrie News : Tout d’abord, merci de nous accorder cet entretien. Pouvez-vous rappeler d’abord pour nos lecteurs les grandes lignes de ce énième scandale dans lequel le Maroc est en train de se fourvoyer lamentablement ?
Kenti Bella : Je vous remercie. Vous avez raison de parler de « énième fois », dans laquelle des observateurs, des avocats, des hommes politiques, des diplomates, des experts de l’ONU, des défenseurs des droits de l’Homme, ont tenté de visiter le Sahara Occidental occupé afin d’établir la vérité sur la violation de droits de l’Homme. Et c’est aussi la énième fois que le Maroc soit les refoule, soit leur interdit de se rendre sur ces territoires occupés, soit leur impose des conditions impossibles à satisfaire. Le résultat est toujours le même : les territoires occupés sahraouis demeurent sous embargo, interdit d’accès par les autorités d’occupation marocaines. Le refoulement hier de l’avocate Elise Taulet en est une autre preuve. Cette avocate est mandatée pour défendre les droits des prisonniers politiques sahraouis. Elle devait se rendre d’abord dans les territoires occupés, accompagnée d’un autre avocat, Joseph Breham en l’occurrence. Ce dernier a été refoulé avant même de poser le pied au Maroc alors que ce citoyen français n’a jamais été officiellement interdit d’accès ni au Maroc ni au Sahara Occidental. Il est victime d’un cas d’arbitraire pur et simple. Joseph Breham s’est présenté à l’aéroport où il a dû faire face à pas mal d’obstacles. Il a par exemple dû acheter son billet à trois reprises. En fin de compte, il s’est carrément fait signifier qu’il ne pouvait même pas monter dans l’avion. Quant à Elise Taulet, cette dernière n’a pas été repérée. Mais, une fois arrivée à Casablanca, cette dernière a été accueillie par un prisonnier politique sahraoui. A partir de ce moment, elle a été étroitement suivie. Bien évidemment, elle n’a pas pu se rendre dans les territoires occupés, et encore moins constater de visu les conditions de détention lamentables des prisonniers politiques sahraouis. Une fois arrivée à Tan Tan, elle a cherché à poursuivre sa route vers les territoires occupés. Elle a immédiatement été arrêtée par des gendarmes et des membres des services secrets marocains habillés en civil. Ces derniers lui ont signifié que son voyage s’arrêtait là et qu’elle sera redirigée vers le nord. Le tout, sans la moindre explication. Un taxi a été réquisitionné, où elle a été embarquée de force vers Agadir. A partir de là, Me. S’est vue forcée de rentrer en France.
J’ai pu vous suivre hier-soir à l’aéroport avec Claude Mangin quand vous attendiez le retour de cette avocate. Quelle a été sa première réaction à sa descente d’avion ?
En effet, nous sommes allés à sa rencontre à l’aéroport hier-soir. Madame Taulet ses dite choquée et surprise par le traitement brutal, injustifié et injustifiable de la part des autorités marocaines qui, je le rappelle au passage, n’on aucun droit sur le Sahara Occidental, territoire illégalement occupé et classé non-autonome aux yeux du droit international. Le Maroc n’a aucun droit d’imposer ces interdictions. Donc, Me. Taulet est bien entendu surprise et choquée par ce traitement marocain. D’autant qu’elle n’arrivait pas à cerner le comportement de ces autorités, se trouvant dans l’illégalité la plus absolue qui soit. Cela, en se référant au droit marocain, sans avoir besoin de se référer au droit international. Je tiens à rappeler au passage que beaucoup d’avocats des prisonniers politiques sahraouis ont déjà déposé des plaintes contre le Maroc ai niveau de l’ONU. Le Maroc a déjà été condamné par les Nations-Unies pour tortures dans quatre cas avérés et dûment documentés. C’est d’ailleurs la preuve que la torture est systématiquement pratiquée à l’endroit des prisonniers politique sahraouis.
L’envoyé personnel du SG de l’ONU Stafan de Mistura est lui-même interdit de se rendre dans les territoires occupés sahraouis. Le Maroc n’est donc pas seulement dans l’illégalité internationale. Il est carrément en train de défier l’ONU, à commencer par son conseil de sécurité. Pourquoi, et jusqu’à quand cette impunité, qui perdure quand même depuis 1975 ?
Vous avez raison de parler d’impunité et de défi que lance le Maroc aux instances internationales. Ces mots durs et réalistes la fois sont amplement justifiés. En effet, le Maroc est un Etat qui, encouragé probablement par d’autres Etats, a choisi délibérément d’aller au-delà de ses frontières pour occuper illégalement un pays voisin. Depuis 1975, les résolutions de l’ONU ne cessent de rappeler le droit du peuple sahraoui à disposer librement de son destin via la tenue d’un référendum d’autodétermination. Cela signifie en clair que ce peuple est privé de ses droits légitimes et basiques. Depuis quatre décades, le Maroc ne daigne pas appliquer les résolutions internationales qui le concernent. L’ONU non plus ne daigne pas condamner en retour le Maroc, et encore moins lui imposer des sanctions. Ces résolutions sont nombreuses, que ce soit au niveau du conseil de sécurité, l’assemblée générale ou bien la quatrième commission. Toutes ces résolutions petit à petit vidées de leur substance, parce que jamais accompagnées d’une décision ferme de l’ONU pour imposer au Maroc d’en finir avec cet état de colonialisme et d’occupation.
Des résolutions contraignantes, synonymes de sanctions, s’imposent dès lors de facto…
Si les Nations-Unies souhaitent recouvrer leur crédibilité, être garantes de la paix et de la sécurité nationale, tels que dictés par ses actes fondateurs, le cas typique du Sahara Occidental lui offre une belle occasion dans ce sens, en appliquant séance tenante le référendum d’autodétermination. Faute de quoi, cette instance s’enfoncera dans l’incapacité de régler des problèmes en apparence particulièrement simples.
Question au diplomate chevronné que vous êtes. Quels avantages politiques ou autres pourraient être tirés de ce scandale dans lequel se noie présentement le Maroc, sachant que Joseph Breham, que j’ai déjà pu interviewer, a déjà été victime des pratiques douteuses du Makhzen, via son recours au logiciel espion Pegasus ?
Il est avant tout question de tirer les conséquences de 30 ans de non-application des résolutions de l’ONU. Trente ans ce n’est quand-même pas rien. Il est question d’au moins une génération de perdue pour les Sahraouis. Cela a poussé le front Polisario à reprendre la lutte armée, en affirmant parallèlement qu’il est prêt à toute solution politique négociée, mais loyalement. Donc loin des tergiversations marocaines. S’agissant du cas particulier de Joseph Breham, victime de Pegasus, au même titre que bon nombre de personnes qui s’intéressent de près au conflit du Sahara Occidental, il est tout à fait clair que le Maroc emploie des méthodes odieuses pour bâillonner et faire chanter ce genre de personnes, qui mettent en exergue les atteintes systématiques aux droits de l’Homme commises par le Maroc à l’endroit des populations sahraouies. Par voie de conséquences, l’ONU doit prendre conscience de la gravité de ce qui se passe au Sahara Occidental ! Il ya crimes, assassinats, tortures, détentions arbitraires, violations des droits de femmes, des enfants… la communauté internationale ne peut plus couvrir éternellement les abominables crimes commis par le Maroc à l’endroit du peuple sahraoui.
Au plan géostratégique, avec cette reconfiguration des rapports de force mondiaux depuis l’éclatement du conflit armé en Ukraine, y a –t-il une chance que le conseil de sécurité adopte enfin une position plus équilibrée vis-à-vis de la question de décolonisation du Sahara Occidental, notamment avec les dernières décisions récemment prises par les BRICS ?
Le conseil de sécurité a perdu beaucoup d’années à cause de la présence en son sein de pays influant qui ont œuvré à ce que l’essentiel de ses résolutions soient vidées de leur sens et de leur substance. On était partis d’un référendum clair et net pour déboucher sur des résolutions mutuellement acceptables. On en est à des pratiques illégales et déloyales, consistant à ne pas imposer au Maroc des sanctions. Le Maroc ne pouvait défier vertement le conseil de sécurité sans le soutien et la protection de ces puissants membres permanents du conseil de sécurité. Pour rebondir sur le conflit ukrainien, on ne peut pas demander l’application du droit international dans ce cas précis, et dans celui du Sahara Occidental, permettre au Maroc de fouler aux pieds allègrement ce même droit international. Il y a là une politique de double standard, qui décrédibilise et amoindrit le conseil de sécurité.
Le Maroc impose sa politique du fait accompli, celle du « j’y suis j’y reste ». ne reste alors que la voie de la lutte armée, tel que relevé avec force dans les résolution du dernier congrès national du front Polisario…
Absolument. Le Maroc applique sa politique du « j’y suis j’y reste » en fermant systématiquement toutes les portes. Il ne veut pas de solution mutuellement acceptable. Il ne veut pas de référendum. Il veut qu’on légitime son occupation illégale du Sahara Occidental. Une pareille attitude ne pouvait laisser au front Polisario que la reprise de sa guerre de libération.