Entretien/ Samir Bouakouir* : « L’Algérie n’a pas à servir de béquille à l’ancienne puissance coloniale »
Entretien réalisé par Mohamed Abdoun
Ses sorties médiatiques sont tout aussi rares qu’enrichissantes. Samir Bouakouir, ancien cadre dirigeant du FFS, du temps de son âge d’or, et du vivant de Hocine Ait Ahmed, est un patriote convaincu, et un observateur très avisé des scènes politiques tant nationale qu’internationale. Dans cet entretien accordé à La Patrie News, il revient avec beaucoup d’acuité sur les grands évènements de l’heure. S’il se montre relativement optimiste sur la visite de Macron en Algérie, il n’en montre pas moins un minimum de prudence face aux errements de l’ancienne puissance coloniale en Afrique. d’autant que des chamboulements profonds sont en train de se produire sur le plan géostratégique, et que la puissante Chine est plus que jamais en embuscade. Quant à l’initiative réconciliatrice du président Tebboune, notre interlocuteur garde son jugement définitif en attendant d’en connaître les détails et les contours. il n’en demeure pas moins que ce partisan convaincu de la paix et de la réconciliation, ne laissera pas de jouer un rôle de premier plan dans l’apaisement des tensions. Dans le même temps, il nous gratifie d’un « scoop » sur une sorte de refondation de la scène politique depuis le Hirak et les récentes élections législatives et locales. La gauche algérienne est en pleine résilience. Elle compte revenir, plus forte que jamais. Enfin, il souhaiterait être présent au congrès du FFS, prévu sans doute dans les semaines à venir, pour peu qu’il y soit invité. l’entretien est à lire et à faire lire…
La Patrie News : Commençons par l’actualité chaude et immédiate du moment. Que retenez-vous la visite en Algérie du président français ? Peut-on y déceler un verre à moitié vide, ou au contraire est-il à moitié plein ?
Samir Bouakouir : La déclaration d’Alger qui laisse présager un partenariat d’exception et l’introduction du concept séduisant de « coproduction » qui veut convaincre d’un changement de paradigme dans les relations de la France avec notre pays par l’abandon de l’économie de « rente néocoloniale » ne doivent pas servir d’écran de fumée pour masquer les véritables motivations de cette visitedite d’amitié.
L’opération de séduction de Macron, à la tête d’une inhabituelle forte délégation, doit être appréciée à l’aune du « basculement historique » en cours, pour reprendre son expression, et de l’enlisement de l’ancienne puissance coloniale au Sahel.
Si L’Algérie n’a clairement pas à servir de béquilles à l’ancienne puissance coloniale, sachant les errements de sa politique impérialiste et néocoloniale en Afrique, en particulier l’intervention en Libye qui a amplifié le phénomène terroriste et provoqué la déstabilisation de toute une région, elle peut tirer profit de cette situation, et de sa relation historique avec la Russie, pour conditionner la normalisation de la relation bilatérale par une coopération mutuellement avantageuse qui ouvre la voie au rétablissement de la paix et de la sécurité dans cette région. C’est pour nous une question de sécurité nationale. Mais pas seulement. Notre pays qui ambitionne de redevenir cette grande puissance africaine qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être en se projetant à travers de grands projets structurants, à l’exemple du gazoduc transsaharien, à un rôle historique dans un monde dangereusement déstabilisé et fracturé, où la logique du rapport de force supplante les règles de droit international. L’Afrique, grande réserve de matière première ne doit pas devenir le théâtre d’affrontement entre puissances impériales pour organiser son pillage. Les Etas africains doivent prendre conscience de leurs propres intérêts : ni « françafrique » ni « russafrique » ou encore « chinafrique » mais l’« Afrique aux africains » pour paraphraser notre illustre ancêtre Massinissa.
Le conflit ukrainien a rebattu les cartes géostratégiques et énergétiques de la région euro-méditerranéenne, replaçant l’Algérie au centre des débats, et des attentions. Selon vous, comment pourra-t-on profiter de cette conjoncture exceptionnelle et inespérée ?
Cet effet d’aubaine doit être mis à profit par notre pays pour négocier des accords globaux qui brisent la logique de la dépendance industrielle et technologique et qui s’inscrivent dans le cadre d’un partage de la valeur. La part des énergies fossiles dans le flux énergétique qui reste stable depuis 10 ans à des niveaux élevée (près de 80%), une tendance qui ne risque pas de s’inverser à moyen terme malgré une marche forcée de l’Europe vers la transition écologique, ne doit pas nous dispenser d’une vraie politique de diversification de notre économie. Il est utile de rappeler que durant l’ère Bouteflika, le pays avait engrangé des sommes faramineuses qui ont plus servi à entretenir la logique rentière, à favoriser la grande corruption, à engraisser les clientèles du régime qu’à développer le pays pour assurer le bien-être matériel et l’épanouissement des populations.
Un mot sur le « conflit ukrainien » qui a rebattu les cartes non pas seulement à l’échelle euro-méditerranéenne mais à l’échelle planétaire. A mes yeux et ceux de nombreux observateurs, c’est la fin de la « fin de l’histoire » et de l’hégémonie culturelle du modèle anglo-saxon libéral. La parenthèse dite de « mondialisation heureuse », d’hyper globalisation financière et d’uniformisation des modes de vie et de consommation se referme brutalement et tragiquement et annonce un monde multipolaire. Les prémices de cette remise en cause de l’ordre néolibéral totalitaire occidental sont antérieures à l’intervention russe avec l’émergence des BRICS et l’OSC (Organisation de Shanghai pour la coopération).
Si le conflit militaire est circonscrit au territoire ukrainien, en espérant qu’il ne déborde pas en guerre mondiale, l’affrontement prend une dimension mondiale et convoque aussi bien les aspects économiques, technologiques et monétaires qu’idéologiques, culturelles et civilisationnelles. Si sur le plan géopolitique, c’estla vieille rivalité entre thalassocratie et tellurocratie qui est revisitée avec une Chine qui redevient une puissance maritime pour contrer la stratégie de containment (Théorie du Rimland) utilisée au moment de la guerre froide par les Etats-Unis contre l’ex-URSS ; sur le plan idéologique, les références dans le discours de Poutine à des éléments de l’idéologie « eurasiste » voire à sa version obscure et radicale « néoeurasiste », théorisée par Alexandre Douguine, conçue comme une alternative au néolibéralisme occidental, individualiste, transhumaniste et décadent sonnent comme une revanche de Huttington sur Fukuyama.
Si le non-alignement est, pour l’Algérie, une voie de raison et sagesse, compte tenu de notre état actuel de dépendance économique même si on perçoit des signes encourageants, cela ne doit signifier la neutralité. Les voies qu’elle devrait emprunter pour son développement ne peuvent que l’éloigner du modèle néolibéral prédateur, celui du capitalisme financier et de ses recettes qui ont conduit nombre de pays à la faillite et la paupérisation.
Que pensez-vous de l’initiative réconciliatrice du président Tebboune, visant à rassembler les rangs, et à ramener les éléments égarés vers le droit chemin ?
Il est difficile de se prononcer sur une initiative réconciliatrice dont les supposés contours, hormis une révision de la « loi sur le rassemblement », n’ont pas été dévoilés. S’il n’est pas question de jeter le doute sur la volonté du chef de l’Etat de faire bouger les lignes, de mettre du « mouvement dans le statu quo », les obstacles restent nombreux. La pieuvre qui a failli entrainer le pays dans les abimes de l’enfer n’a pas rendu l’âme et semble même en voie de réanimation quand on constate la persistance des anciennes pratiques comme l’abus de pouvoir, le népotisme et la corruption
Bien sûr, nul ne peut minimiser les dégâts provoqués par le régime prédateur de Bouteflika tant au niveau sociétal qu’au sein des institutions régaliennes les plus sensibles et que cela nécessite du temps mais seule une démarche volontariste qui prend appui sur la mobilisation du peuple pourra défaire définitivement les forces d’inerties qui parasitent le processus de redressement politique du pays et entraves les grandes réformes économiques indispensables.
Si le rassemblement est une exigence politique pour renforcer le front intérieur, sa concrétisation passe par la décongélation du climat politique et le rétablissement des libertés politiques.
Le rassemblement n’est pas le ralliement inconditionnel. Le respect des institutions du pays n’est pas incompatible avec une attitude critique vis-vis des options politiques et stratégiques du pouvoir. Ce dernier ne doit pas considérer toute opinion divergente comme une menace à la sécurité nationale. S’il est légitime de combattre les forces extrémistes qui menacent la stabilité et l’unité du pays, il faut permettre l’expression de la diversité politique surtout quand elle se nourrit de la fibre patriotique. La stabilité du pays exige tout autant un pouvoir homogène et cohérent qu’une opposition forte et constructive.
Le « hirak authentique », désormais inscrit dans la constitution algérienne, a-t-il satisfait l’ensemble de ses revendications ?
Malgré mes réticences à l’emploi de terme « Hirak », je vais néanmoins m’y conformer vu qu’il est devenu partie intégrante du lexique politique national. Le « Hirak » du 22 février 2019 a sauvé le pays d’un effondrement certain en mettant fin au projet inique d’un cinquième mandat. Et c’est là le grand mérite d’un mouvement populaire d’une ampleur sans précédent dans l’histoire du pays comparable aux manifestations grandioses du 11 décembre 1960 pour l’indépendance du pays. Ce que je retiens du Hirak, un mouvement d’inspiration patriotique, c’est cette aspiration populaire à en finir avec un ordre autoritaire, injuste et prédateur et à ouvrir la voie à la reconstruction de la République sur des bases nouvelles, justes, égalitaires et démocratiques. Mais comme toute mouvement populaire, il a fait l’objet de manipulations dangereuses. Des acteurs autoproclamés « porte-voix » du « Hirak », privilégiant les voies de la subversion à celles de la politique et de l’engagement électoral, ont voulu, avec l’appui médiatique, logistique et financier d’offices étrangères, inscrire cette dynamique dans le registre géopolitique des « révolutions de couleurs » quand d’autres s’ingéniaient à l’orienter dans le sens de l’affrontement et de la violence avec les institutions du pays, notamment l’Armée pour plonger le pays dans le chaos. La vigilance de nombre de militants politiques, de personnalités et d’intellectuels pour lesquels le changement politique rime avec préservation de l’Etat et de la souveraineté nationale, a permis, en clarifiant les enjeux, de démasquer les mercenaires de tous bords, parmi eux des résidus de l’ancien régime. Pour moi, ce qui qui reste du « Hirak », c’est l’espoir qui habite toujours chaque algérienne et chaque algérien de voir l’avènement d’une Algérie réconciliée, prospère et rayonnante, dans laquelle le droit prime sur l’arbitraire et l’impunité.
Votre parti de cœur, si je puis dire, s’apprête à tenir un congrès décisif pour son avenir proche et lointain. D’abord, y serez-vous présent ? Ensuite, comment se présentent ces assises ?
Si on me sollicite, j’apporterais sans hésitation ma modeste contribution et cela sans exiger quoique soit en retour. Bien qu’affaibli par une succession de crises, le FFS demeure à mes yeux, et ceux de nombre de patriotes, un repère politique. Son capital historique et politique ne s’est pas totalement érodé avec la disparition de feu Hocine Ait Ahmed. Le prochain congrès sera l’un sinon le plus décisif de son histoire. Il aura pour tâche d’inventer les mécanismes internes pour régler la question de leadership, source de toutes les divisions. Mais le dépassement définitif de la crise devra se faire à travers une démarche de rassemblement et d’ouverture autour d’un grand projet politique national et démocratique. L’opposition patriotique doit se rassembler si elle veut influencer le cours des événements et éviter à notre pays de reproduire les mêmes impasses. Je pense à des organisations politiques à l’instar de Jil Jadidde Soufiane Djilali et d’une partie de la gauche nationaliste qui peuvent dans une démarche unitaire autour d’un programme commun libérer une dynamique fédératrice des segments dispersés du pôle national, républicain et social et affronter dans les meilleures conditions les prochaines échéances électorales
Je suis convaincu que nos compatriotes, excédés par une classe politique fonctionnant comme une caste de notables et de privilégiés, coupée des réalités et évoluant en vase clos, trouveront quelques vertus à ce type d’initiative qui réhabilite le politique.
Le conflit sahraoui continue d’empoisonner les relations algéro-marocaines. à cela s’ajoute la récente brouille de Rabat avec Tunis, ainsi que l’installation de bases militaires sionistes à nos frontières. que devrait faire l’Algérie pour s’imposer dans un environnement de plus en plus hostile, et un Maghreb Arabe plus désuni que jamais ?
La question du Sahara occidental aurait pu trouver un dénouement heureux dans le cadre d’une dynamique plus globale, celle de la construction d’une confédération des Etats nord-africains. Le refus du Maroc de renoncer à toute tentation hégémonique à travers son projet irréaliste du « Grand Maroc » a torpillé ce grand idéal des pionniers des luttes de libération. Pire, la fuite en avant du royaume, pensant profiter des difficultés conjoncturelles de l’Algérie, l’a conduit à nouer une alliance militaire et sécuritaire avec l’Etat d’Israël. Faire porter aujourd’hui la responsabilité d’une dérive sans précédent qui met en péril la stabilité et la sécurité de la région du Maghreb, sur l’Algérie et son soutien au Polisario alors que la question relève des instances onusiennes est une diversion pour détourner les regards sur sa politique expansionniste et agressive. L’Algérie qui sort progressivement d’une grave crise bien que persistent certaines fragilités qu’il faut absolument surmonter et qui retrouve un certain dynamisme sur le plan diplomatique a les cartes en main pour déjouer toute les manœuvres visant sa sécurité, sa souveraineté et son intégrité territoriale. Pour autant, faudra-t-il naviguer intelligemment en profitant des vents favorables que fait souffler un contexte géopolitique qui modifie en profondeur les rapports de force.
Samir Bouakouir*: ancien cadre dirigeant du FFS
M.Ab