L’Arabie saoudite et la révolution algérienne
Lettre de Bachir El-Ibrahimi au mufti d’Arabie saoudite
Le 13 juin 1958, le président de l’association des ouléma algériens, Cheikh Bachir El-Ibrahimi a adressé une émouvante lettre au mufti du royaume d’Arabie saoudite Cheikh Mohammed bin Ibrahim Al-Cheikh, dans laquelle il lui exprime toute la gratitude du peuple algérien et l’exhorte à demander aux Saoudiens et à tous les musulmans qui viennent accomplir leur pèlerinage aux Lieux Saints de soutenir la cause du peuple algérien et leur combat contre l’occupation. Il l’exhorte surtout à appeler à une collecte de fonds pour venir en aide à des moudjahidine en détresse, au moment où l’insurrection était, cette année-là, à son apogée.
Voici le texte de la lettre :
« Cher frère et vénérable Cheikh Mohammed bin Ibrahim Al-Cheikh, Grand Mufti d’Arabie saoudite, que Dieu vous prête longue vie.
(…)
Je vous écris (…) pour vous rappeler ce que vous n’êtes pas sans savoir à propos de vos frères moudjahidin algériens, de leur besoin urgent d’aide et d’approvisionnement, et de tout ce qu’endure, avec eux, la nation algérienne comme misère et détresse.
Je vous rappelle que vous avez, du côté ouest de la oumma (…) des frères en arabité, qui est une puissante matrice, et dans l’islam, qui est une cause sacrée, lesquels frères suivent le chemin des devanciers pour asseoir le pur islam pour lequel vous et vos ancêtres vous êtes battus. Ils subissent la malédiction du colonialisme et de sa tyrannie, affligeant tout bon musulman, sachant que l’islam est d’abord ce creuset réunissant tous ses fidèles où qu’ils soient, et que le moindre de ses devoirs est de porter secours en temps opportun.
Quatre ans se sont écoulés depuis l’éclatement de la révolution de vos frères algériens, par laquelle ils se sont engagés à défendre la religion d’Allah, sans qu’ils n’aient affiché le moindre signe de fléchissement, ni de démotivation, où Dieu leur a démontré qu’une troupe faible pouvait triompher d’une troupe puissante tant que la première témoignait sa loyauté et son dévouement. Ainsi, le monde entier, y compris leurs ennemis, a-t-il reconnu leur bravoure, leurs capacités d’organisation, mais aussi leurs attitudes qui ont honoré l’Islam comme on en voit si rarement à notre époque. Or, la guerre c’est comme une femme enceinte, nous ne savons guère ce qu’elle va enfanter, ni quelle situation elle va engendrer.
Cher frère, les musulmans, et a fortiori ceux parmi eux qui, comme vous, ont ce privilège d’être aux commandes, sont redevables de la religion de Muhammad – que la paix soit sur lui – et en sont responsables. Soit, ils honorent leur mission et l’implantent (cette religion, Ndtr) et en assument les vérités, soit ils trahissent cette lourde responsabilité.
Le devoir qu’impose la religion aux personnes de votre trempe est de lancer une campagne sincère et digne en faveur de la cause algérienne. Ceci peut se traduire par un appel solennel que vous pourrez adresser aux musulmans qui viennent accomplir leur pèlerinage, lesquels pourront le répercuter, après leur retour dans leurs pays respectifs, à l’ensemble des musulmans. Vous les exhorterez à venir en aide à leurs frères moudjahidine d’Algérie, et leur expliquerez les conséquences de tout renoncement des musulmans à soutenir leurs frères algériens, dont les représailles du colonialisme contre les musulmans, après la victoire, n’est pas des moindres (…)
Puis, vous vous adresserez spécialement à nos frères du Royaume d›Arabie saoudite pour les inciter à faire acte de foi, en menant le djihad avec de l’argent, comparable au djihad sacrificiel, voir prioritaire d’après le Coran, car sachez que l’argent est la pierre angulaire du succès de vos frères moudjahidine.
Le peuple algérien a accompli, seul, ce devoir durant les années de la révolution, et toute l’aide financière qu’ils recevaient était supplémentaire. Mais, aujourd’hui, le peuple souffre et tous les soutiens financiers lui sont coupés : le commerce et l’agriculture sont à l’arrêt, et les populations qui ploient sous le joug colonial, sont exposées aux massacres et aux déplacements. Près d’un million de personnes, pour la plupart des femmes, des hommes et des enfants vulnérables, en sont mortes. Autant de personnes ont été forcées à quitter leurs maisons pied-nus et affamés, et à errer jusqu’à Marrakech à l’ouest et la Tunisie à l’est. Toutes ces représailles et ces méthodes barbares de l’armée française visaient à réprimer la révolution et à éliminer l’armée de la libération.
Toutes ces épreuves infligées par le colonialisme au peuple algérien sans défense ont grevé davantage les budgets de l’Armée de libération. Ainsi, cette armée est-elle désormais obligée de dépenser à la fois pour ses propres approvisionnements en armes et autres, et pour ces personnes déplacées. Et je tiens à vous rassurer que l’armée et le peuple conservent leur moral, et sont déterminés à poursuivre la lutte jusqu’à la victoire ou la mort.
L’Armée de libération qui était, au départ, composée de trois mille combattants, compte aujourd’hui plus de cent mille combattants bien équipés et bien entrainés, qui chaque jour infligent à l’ennemi de lourdes défaites.
Nous savons que le Royaume d’Arabie saoudite a fait son devoir à différentes périodes, mais tout cela était en-deçà de ce qu’exige l’islam, que ce soit en termes de montants que vous avez fournis, ou en termes de temps choisis pour ce faire. Car, vous devez savoir que l’aide c’est comme la pluie ; elle ne peut apporter ses fruits que si elle est donnée en temps opportun.
Cher vénérable frère, la révolution algérienne vous considère comme son plus grand soutien protecteur, c’est pourquoi votre appui en sa faveur ne saura être que salvateur. Un cri d’alerte de vous pourra secouer les âmes rigides et les amener à se surpasser d’effort pour gagner les faveurs de Dieu (…)
Cher frère, cette lettre est portée à votre Eminence par la délégation du Front de libération algérienne au Royaume d’Arabie saoudite, à l’occasion du pèlerinage. Laquelle délégation prendra attache avec le gouvernement saoudien pour discuter de la question des moudjahidines algérien, et recevoir notamment la somme d’argent qui a été collectée par le très aimable peuple saoudien. Je vous prie de prendre en charge cette délégation et de l’aider auprès des hautes autorités d’Etat, pour qu’elle puisse accomplir sa mission dans les meilleures conditions.
Cher frère, je vous saurais gré de tenir compte de cet exposé, alors que vous savez toute l’estime que j’ai pour vous et le respect que je vous voue pour votre place dans l’Etat et dans toute la nation.
Je vous prie d’agréer mes sincères salutations fraternelles.
Le Caire, le 13 juin 1958.
Ton frère
Mohamed El-Bachir El-Ibrahimi
Président de l’Association des oulémas algériens »
(Traduit de l’arabe)
In Memoria