Patrice Geoffron, Professeur d’Economie à l’Université Paris Dauphine à la Patrie news : «L’Europe doit être la première zone à inventer un modèle de société décarbonée »
Entretien réalisé par Mohamed Ait S.
La Patrie news : L’Europe, avez-vous expliqué dans une récente analyse, est condamnée à vivre avec des prix du baril plus hauts que lors de la dernière décennie. Quels en seront les conséquences pour le continent ?
Pr. Patrice Geoffron : A partir du moment où l’Europe se coupe de son premier fournisseur de pétrole, de charbon et (surtout) de gaz qu’est la Russie, nous sommes évidemment en présence d’une rupture majeure. A court terme, nous avons devant nous quelques années (hivers surtout) de grandes tensions, qui vont mettre à l’épreuve les solidarités européennes, de toute évidence. Mais ma conviction est que cela doit nous conduire à un sursaut: l’Europe a été la première zone du monde à « émerger » (au XIXème siècle) et a brûlé pour cela l’essentiel de ses ressources fossiles: nous devons donc être la première zone à inventer un modèle de société décarbonée.
La hausse et l’instabilité des prix des énergies fossiles devraient rendre les solutions décarbonées plus compétitives. Un investissement massif dans ce type d’énergie est-il recommandé pour les pays européens ?
Oui! C’est en fait la seule solution durable pour les pays européens. Nous mesurons aujourd’hui le coût de notre dépendance aux énergies fossiles dont nous ne maîtrisons pas les prix; de surcroît nous découvrons également que notre « sécurité » d’approvisionnement est très précaire. Bref, il est difficile de se soumettre durablement à cette double incertitude: à la fois sur les prix et, désormais, les quantités. Et, mécaniquement, nous allons découvrir que les technologies décarbonées vont gagner en compétitivité. Entre autres exemples : avec un gaz plus cher, la production d’hydrogène « vert » sera plus avantageuse qu’auparavant, avec un pétrole cher, l’attrait pour les véhicules électriques augmentera, … Le sens du plan REPowerEU (en réaction à la menace russe) est très clair: nous ne parviendrons à trouver du gaz ailleurs qu’à hauteur de bien moins de la moitié du gaz russe (1/3 sans doute) et nous devons donc essentiellement développer le gaz vert (biométhane), les renouvelables électriques (éolien, photovoltaïque), l’efficacité énergétique et, surtout, la sobriété.
Le nouveau SG de l’Opep vient d’affirmer : « N’accusez pas l’Opep, accusez vos propres responsables politiques et législateurs car l’Opep et les pays producteurs ont toujours poussé à investir dans le pétrole (et le gaz) ». Un commentaire ?
Cette remarque est intéressante. Elle révèle que les Européens sont au « milieu du gué »: nous avons une vision et une détermination politique (nous passer, des fossiles d’ici 2050, avec une accélération d’ici 2030), mais nous peinons à investir au bon rythme. Cela nous met en «porte-à-faux» : nous restons dépendants de ressources … que nous cherchons à proscrire. Et, évidemment, lorsqu’un fournisseur majeur comme la Russie devient infréquentable, notre fragilité se révèle au grand jour. Mais, il me semble qu’il faut surtout voir le courage européen: depuis le début de ce siècle, nous sommes les seuls à avoir, avec constance (contrairement aux Etats-Unis), alerté sur les dangers du changement climatique et à tenter (plus ou moins efficacement) d’agir en conséquence. Cette guerre et ses conséquences et pour nous un « stress test » sur la soutenabilité de notre politique de décarbonation.
Les marchés mondiaux du pétrole sont confrontés à un risque élevé de déficit d’offre cette année alors que la demande reste résiliente et que les capacités de production inutilisées diminuent. « La probabilité d’un squeeze est là », affirme le premier responsable de l’Opep. Le risque est-il pesant pour le marché pétrolier mondial ?
La courbe de prix du pétrole, depuis le mieux des années 2000, est « fractale »: nous pouvons aussi bien, en 2023, avoir un prix du baril à 150 $ et plus (si les effets du conflits devaient contracter l’offre) … qu’à moins de 50 $ (si l’économie mondiale entrait en récession). Ce degré d’incertitude doit être pris en considération de part et d’autre de la Méditerranée: que nous soyons exportateurs ou importateurs, il est de plus en plus compliqué d’envisager un développement à long terme fondé sur une ressource aussi volatile…
M. A. S