Entretien Exclusif
Abdelkrim Djadi, directeur général de l’ESM
Une formation académique et pratique … du discernement et de la droiture
Propos recueillis par Tahar Mansour
Si tous les domaines d’activité nécessitent une formation académique et pratique, la magistrature a besoin de ces deux éléments, bien sûr, mais aussi d’une troisième, peut-être la plus importante, celle du discernement, de la droiture, du savoir comprendre.
« L’Ecole Supérieure de la Magistrature est une institution publique avec un statut administratif qui assure une formation de base aux élèves magistrats ainsi qu’une formation continue aux magistrats en poste afin de hausser leurs compétences et de les préparer aux nouvelles donnes conflictuelles induites par les grands changements comportementaux de la société que nous constatons de nos jours », a déclaré M. Abdelkrim Djadi, le Directeur Général de cette prestigieuse école au cours de l’entretien qu’il a bien voulu accorder à La Patrie News.
Notre interlocuteur continue en affirmant que l’ESM assure la formation spécialisée car : « nombre d’affaires et de litiges soulevés aujourd’hui nécessitent des compétences et une spécialisation, et notre école, à côté de la formation de base qu’elle dispense, offre une spécialisation aux magistrats en poste selon les fonctions qu’ils occupent ou qu’ils vont occuper », précise-t-il.
Fonctionnement de l’Ecole
Le fonctionnement de l’Ecole Supérieure de la Magistrature est défini par un décret exécutif qui institue un Conseil d’Administration présidé par M. le ministre de la justice, garde des sceaux, avec comme membres, le 1er président et le Procureur général de la Cour Suprême, le président du Conseil d’Etat ainsi que plusieurs hauts cadres de différents secteurs, notamment ceux de l’intérieur, des finances, de la défense nationale. « Le CA se charge de définir la politique générale de la gestion de l’Ecole », précise le directeur général.
Il existe aussi un Conseil Scientifique qui s’occupe du côté pédagogique présidé par le directeur général de l’Ecole et composé du directeur de la formation de base, le directeur des stages pratiques, de la directrice de la formation continue et de la spécialisation ainsi que de deux magistrats professeurs et deux autres universitaires. « Le Conseil Scientifique a en charge tout ce qui a trait à la pédagogie, au contenu des formations, à l’évaluation de la formation, des formateurs ainsi que tout ce qui touche la formation », explique-t-il encore.
Les formateurs
« La formation des élèves magistrats est assurée par des magistrats formateurs qui possèdent une longue expérience dans le domaine, la majorité d’entre eux étant issue des Cours d’appel, de la Cour Suprême, du Conseil d’Etat, des tribunaux administratifs, des tribunaux administratifs d’appel. Tous ont reçu des formations spécifiques pour être formateurs, que ce soit en Algérie ou à l’étranger », dévoile aussi le DG de l’Ecole Supérieure de la Magistrature. La formation des formateurs est basée sur la ‘pédagogie de formation des élèves magistrats. Outre ces magistrats formateurs, des enseignants universitaires ayant des grades de professeurs et plus, avec de grandes compétences pédagogiques et professionnelles, donnent des conférences, notamment pour les sujets qui nécessitent : « l’approfondissement des notions du côté pédagogique dans le but d’atteindre une complémentarité entre les notions académiques et théoriques et celles opérationnelles et pratiques », nous est-il encore affirmé.
Formation théorique et formation pratique
« La formation des élèves magistrats comporte deux volets : l’un théorique et l’autre pratique. Ces deux volets sont égaux en matière de temps, chaque année de formation est partagée à égalité entre le volet théorique au niveau de l’école et celui pratique au niveau des instances juridiques à travers les différentes juridictions existantes », dévoile M. Abdelkrim Djadi.
Il faut dire aussi que la formation théorique que reçoivent les élèves magistrats au sein de l’ESM ne touche pas le côté de la définition du droit ou par exemple les pouvoirs et missions du magistrat, l’étudiant est sensé connaitre tout cela lors de ses études universitaires : « nous ne lui apprenons pas cela même si dans certains cas nous approfondissons ces notions, mais nous lui inculquons la manière de mener à bien ses missions. Pour le juge d’instruction par exemple, sa mission consiste à interroger le suspect, mais ce qu’il apprend à l’école, c’est la manière de l’interroger, quelle est la pédagogie de l’interrogatoire, comment il le reçoit, comment il discute avec lui, la même chose aussi pour le témoin, comment se comporter avec la victime, avec le mineur, tout cela entre dans le cadre des compétences pratiques et nécessitent des magistrats formateurs spécialisés », explique le directeur général de l’ESM.
Tout cela nécessite la présence d’enseignants magistrats spécialisés qui inculquent ce savoir-faire aux élèves magistrats : « nous formons des magistrats qui auront à appliquer la loi, nous ne leur délivrons pas un diplôme académique, nous leur apprenons comment être magistrats et comment exercer ses fonctions de la meilleure des manières », ajoute-t-il.
Après avoir reçu cette formation très spécifique, les élèves magistrats se rendent sur le terrain pour l’appliquer en compagnie de magistrats en poste qui ont reçu une formation de formateurs en Algérie et à l’étranger. « Donc nous fusionnons deux formations, la théorique au cours de laquelle nous approfondissons la compréhension et la conception des lois et de la législation et la pratique qui leur permet de mettre en oeuvre ces connaissances approfondies sur le terrain de la réalité et d’en tirer le meilleur profit », termine-t-il.
Ainsi, au cours de la 1ère année, les élèves magistrats acquièrent plus de connaissances théoriques et les approfondissent, la 2ème année est réservée à l’étude des contentieux et de leur compréhension alors que la 3ème année permet de connaitre et d’étudier les missions de chaque poste spécifique (ex. juge du pôle commercial, juge des affaires civiles, du statut personnel, procureur de la république, président de tribunal, juge des mineurs …etc).
Outre cela, les élèves magistrats assistent à des conférences générales données par des enseignants universitaires de haut rang et des experts dans divers domaines, comme les finances, les finances publiques, la comptabilité générale, le management, la faillite, la cybercriminalité, la sécurité numérique, la psychologie de l’enfant, les preuves scientifiques, la médecine légale, et bien d’autres encore qui pourraient les aider dans la compréhension et l’étude des affaires qui leur échoient. « Outre d’assister à toutes ces conférences spécialisées, les élèves magistrats se déplacent en petits groupes au niveau des services de médecine légale ou aux laboratoires scientifiques criminels pour s’imprégner des moyens employés par les spécialistes qui y opèrent et tout cela pour permettre au magistrat de prendre des décisions éclairées », explique notre interlocuteur.
Vers une justice conciliatrice
« Nous allons d’une justice classique vers une justice réconciliatrice, une justice qui donne une réponse au litige, pas seulement une justice dissuasive, même si cela peut être nécessaire contre ceux qui mérite d’être sanctionné et ils ne sont qu’un nombre limité. La plupart des litiges sont des droits qui nécessitent une sagesse pour trouver une solution juridique pour imposer le droit, et c’est ce qui est souhaité, c’est le but cardinal pour lequel nous travaillons », affirme M. Djadi. C’est donc pour cet objectif que l’ESM améliore le contenu de sa formation et le développe, en faisant participer des experts algériens et étrangers pour arriver à élever toujours un peu plus la formation des futurs magistrats qui « sont les magistrats de l’avenir », est-il souligné.
Ouverture sur son environnement national et international
L’Ecole Supérieure de la Magistrature ne ménage aucun effort pour offrir à ses élèves une formation la plus complète possible et, pour ce faire, elle a de nombreuses activités en coopération avec des institutions universitaires et spécialisées, aussi bien en Algérie qu’à l’étranger.
Ainsi, au niveau national, l’ESM entretient de très fortes relations avec des institutions scientifiques et d’autres constitutionnelles, alors qu’au niveau international : « nous avons des activités très denses, nous sommes membres par exemple du réseau Euro-Arabe des écoles et instituts s’occupant de la formation des magistrats et, cette année, nous avons eu l’honneur d’être membre du Conseil d’Administration de ce réseau. Nous sommes aussi un membre actif au sein du Centre Arabe de recherches judiciaires et juridiques », annonce notre interlocuteur.
Nous apprenons aussi que l’Ecole a signé diverses conventions et accords bilatéraux avec de nombreux Etats, à l’instar de la Turquie, de l’Italie, de près de l’ensemble des pays arabes, ou encore des institutions onusiennes (Bureau de lutte contre les stupéfiants et la criminalité, le comité internationale de la Croix Rouge). Il y a aussi des organisations internationales comme l’institut Raoul WALLENBERG et d’autres encore au sein desquelles l’ESM participe à diverses rencontres de formation des magistrats en poste et des élèves magistrats. « Toutes ces activités, en Algérie et à l’étranger, permettent aux élèves magistrats de recevoir une formation de qualité, touchant tous les secteurs de la vie qu’ils pourraient être amenés à juger, notamment les crimes et délits récemment apparus, comme la cybercriminalité et les crimes économiques », a tenu à expliquer le directeur général de l’Ecole.
Conditions d’accès à l’école
« L’accès à l’Ecole est subordonné à un concours national, et je profite d’ailleurs de cet entretien pour annoncer à tous que nous allons lancer dans un proche avenir un concours national pour 500 places pédagogiques car le secteur de la justice enregistre un grand besoin de magistrats », annonce notre interlocuteurs en direction de tous ceux qui sont intéressés.
Le concours d’accès à l’Ecole Supérieure de la Magistrature est ouvert à ceux qui sont titulaires du Master en droit ou un diplôme équivalent ou encore plus. L’âge minimum requis pour participer au concours est de 27 ans et de 40 ans au maximum, ceci car, partout dans le monde, l’âge est important pour intégrer le corps des magistrats car : « la justice comporte une très grande responsabilité et nous sommes en train d’instaurer le principe d’indépendance de la justice, comme l’a voulu le président Abdelmadjid Tebboune, dans ses engagements et qu’il a inclus dans les texte de la nouvelle Constitution de manière très claire. Et il faut dire que cette indépendance ne peut être réalisée qu’avec un magistrat indépendant et le magistrat ne peut être indépendant que s’il possède un niveau scientifique très élevé, une culture très large, imprégné des principes moraux et ayant au moins une expérience de la vie qui ajoute à sa sagesse et lui permet de trancher de manière plus juste les litiges », souligne M. Abdelkrim Djadi. Plus explicite, notre interlocuteur continue : « les articles de droit sont un outil, mais être juge exige des capacités, indépendamment des diplômes, cela demande une sérénité, une sagesse, qui lui permettent d’utiliser ces moyens, ces outils de droit par une meilleure pratique et il ne peut être ainsi que si le magistrat se serait imbu d’une expérience de la vie, une conscience mure et, bien sûr, une science et une maturité d’esprit ».
Outre ce qui précède, le candidat désirant intégrer l’Ecole Supérieure de la Magistrature doit passer un concours d’entrée composé d’une phase d’écrit et d’une autre orale. L’ensemble de l’opération de candidature, de concours et jusqu’aux résultats est numérisé, ce qui garantit une transparence totale. Déjà, la correction des copies remises par les candidats se fait par des magistrats possédant des compétences avérées : « chaque copie est corrigé à trois reprises, le nom du candidat n’apparait en aucun cas, ce sont des codes seulement, même les notes données par chaque correcteurs ne sont pas portées sur la copie mais sur un procès-verbal, ce qui garantit là aussi une véritable justice, le deuxième et le troisième correcteur n’étant en aucun cas orienté par celui qui les a précédé », précise le directeur général de l’ESM.
Quant à l’examen oral, ce sont ceux qui auront été admis à l’écrit qui sont concernés. L’oral est mené par une commission composée de magistrats émérites qui jaugent les compétences de communication, la personnalité du candidat, etc…
Après l’annonce des résultats, les élèves magistrats rejoignent l’école qui prend en charge tous les côtés matériels nécessaires (hébergement, encadrement, prime mensuelle) et tout ce qui leur permet de suivre leur formation en toute quiétude. C’est aussi l’Ecole qui prend en charge l’hébergement des élèves magistrats lors de leurs stages pratiques au niveau des Cours et des tribunaux à travers le territoire national, en plus de leur assurer des magistrats qui les encadrent et qui ont été formés dans ce cadre.
« Je voudrais attirer l’attention que nous avons actuellement, parmi les différentes promotions qui poursuivent leur formation au sein de l’ESM, 20 docteurs, plus de 55 doctorants et nous avons constaté aussi que ceux qui étaient parmi les meilleurs étudiants dans leurs universités d’origine sont aussi les meilleurs au sein de l’Ecole, ce qui prouve que la sélection des étudiants a été faite de manière adéquate », note M. Djadi.
Formation continue et formation de spécialisation.
En plus de la formation de base assurée par l’Ecole Supérieure de la Magistrature aux élèves magistrats, une autre formation, dite continue, est dispensée en faveur des magistrats déjà en poste. « Il y a deux volets dans la formation continue : le premier volet est celui de la formation continue proprement dite et le deuxième a trait à la formation de spécialisation », nous explique notre interlocuteur.
Concernant la formation continue, elle dure deux semaines à chaque fois et concerne généralement les magistrats qui sont promus à de nouvelles fonctions qui reçoivent une formation ‘de prise de fonctions’ au cours de laquelle ils s’imprègnent des spécificités de la fonction qui sera la leur. La formation continue est confiée généralement à des magistrats ayant une expérience suffisante dans ces fonctions qui en font profiter leurs nouveaux collègues.
Quant à la formation de spécialisation, elle est destinée à la spécialisation des magistrats « nous avons actuellement deux formations en cours – celles de juge administratif et de juge commercial- pour les tribunaux administratifs et pour les tribunaux commerciaux qui viennent d’être créés à partir de cette année (2023) », précise le DG de l’Ecole. Grâce à cette formation, les magistrats auront plus d’outils pour juger et appliquer la loi en toute connaissance de cause, notamment avec toutes les transformations auxquelles nous assistons aujourd’hui aussi bien en Algérie qu’à l’étranger et l’ouverture du pays sur l’international, ce qui nécessite d’être toujours au diapason de tout ce qui se fait ailleurs.
« Donc, la spécialisation des magistrats est une nécessité, le ministre de la justice, garde des sceaux, a compris très vite cet aspect et a mis l’accent dessus, ce qui fait que nous sommes en train de spécialiser nos magistrats afin de leur donner les compétences et le savoir nécessaire pour faire face à toutes ces nouvelles donnes », souligne-t-il. Nous apprenons que 22 groupes de magistrats ont reçus des formations de spécialisation au cours des exercices des deux années précédentes.
Plein cap sur la digitalisation
« Je voudrais rappeler que le ministère de la justice a été l’un des précurseurs de la digitalisation de ses services et, actuellement, tout est numérisé dans le secteur de la justice, même au niveau de l’administration générale », déclare M. Abdelkrim Djadi.
Pour l’Ecole Supérieure de la Magistrature, la numérisation a été le premier objectif à atteindre, avec comme priorité le concours d’entrée à l’Ecole car : « c’est le ‘’tamis’’ qui nous permet de choisir les meilleurs pour en faire des magistrats pour offrir à la société algérienne le meilleur produit universitaire, dont les compétences sont renforcées par une formation pointue qui en font un magistrat au savoir et au savoir-faire évidents », annonce notre interlocuteur.
La numérisation des services administratifs a été la deuxième phase de cette action (gestion de la ressource humaine, financière) et l’Ecole s’est engagée dans la communication institutionnelle en construisant un nouveau site électronique propre à l’ESM qui sera opérationnel dans un proche avenir. « Nous allons ouvrir des comptes aux élèves magistrats, aux formateurs et à l’administration afin que la communication entre les différentes parties soit totalement numérique, même les avis, les communiqués ou encore les demandes faites par les élèves magistrats », précise-t-il.
La direction de l’Ecole a même tenu à faire participer les élèves magistrats à l’opération de numérisation de l’institution et : « nous aspirons à arriver, dans un avenir très proche, à zéro papier dans toutes nos activités », annonce M. Djadi.
Demande de formation de la part d’autres pays
Avant de clore l’entretien qu’il a bien voulu accorder à La Patrie News, le directeur général de l’Ecole Supérieure de la Magistrature, M. Abdelkrim Djadi, a déclaré que l’Ecole a reçu la visite de nombreux hauts responsables de pays frères et amis qui ont été ‘ébahis’ devant les acquis de l’institution et les moyens mis à la disposition des élèves magistrats, de telle sorte que : « nous avons reçu des demandes de formation de magistrats de la part de plusieurs pays ».
Enfin, notre interlocuteur affirme que : « nous sommes en train de poursuivre un objectif de premier plan qui consiste en une justice forte, juste, une justice indépendante comme l’a définie la Constitution, une justice qui donne la réponse suffisante au citoyen pour tout litige, et ceci ne peut se réaliser qu’en assurant une formation de haute facture aux élèves magistrats et en leur garantissant tous les moyens scientifiques, pratiques et matériels afin d’arriver à une justice forte capable d’instaurer un Etat de droit grâce à une justice réellement indépendante ».