Mort du colonel Lotfi
Par le défunt Ali Djemaï dit Khaled
Le témoignage d’un moudjahid, le défunt Ali Djemaï dit Khaled
Témoignage d’un moudjahid sur les circonstances du décès d’un compagnon d’armes, le colonel commandant de la Wilaya V, le chahid Dghine Boudghene Bénali dit Lotfi, tombé au champ d’honneur ainsi que trois de ses fidèles compagnons, le 27 mars 1960 à djebel Béchar, lors de la traversée de la frontière algéro-marocaine…
« Tant que la guerre dure, un chef militaire doit se taire et ne penser qu’à agir. Mais lorsque les opérations sont terminées et que disparaissent les exigences de la censure, son devoir est de faire connaître les conditions exactes des actions qu’il a eu à mener, tant par souci de vérité historique que pour faire rendre par le pays un juste hommage aux troupes qu’il a eu l’honneur d’avoir sous ses ordres. »
Jean de Lattre
Ce témoignage inédit du défunt général Ali Djemaï, dit Si Khaled, ancien commandant de la Garde républicaine, sur la mort du colonel Lotfi, a été offert en exclusivité par Mme Lamia Benblidia, fille du défunt Ali Djemaï.
Le devoir de mémoire
« En 1954, l’enfant, fidaï, moussebel et moudjahid en puissance se sentant comme orphelin et étranger dans son propre pays, apprit lui aussi à utiliser les bombes, les mitraillettes et le couteau. La torture ? Ce n’était qu’un mauvais moment à passer, cela fera des souvenirs pour les vieux jours au cas où l’on survit. »
L’histoire de la guerre de libération nationale regorge d’épopées et de hauts faits d’armes qu’il ne faudrait pas ignorer. Ses acteurs, ceux encore en vie aujourd’hui, ont, de ce fait, un devoir de mémoire envers les générations d’après-guerre. Cette guerre, corollaire du long combat libérateur du peuple algérien, a forcé l’admiration des autres peuples de la planète et montré à de nombreux pays dominés le chemin à suivre pour leur libération. C’est aux historiens donc qu’incombe aujourd’hui la délicate tâche de l’écriture de cette histoire fantastique de la Révolution algérienne, une histoire, une conscience dont il faut rassembler les mille et un éclats.
C’est dans cet esprit que j’essaye humblement aujourd’hui de relater des faits puisés de témoignages de compagnons d’armes ainsi que de documents d’archives, ceci non sans le souci permanent de rendre hommage à l’un des prestigieux chefs de l’ALN, le colonel Dghine Boudghene Bénali dit Lotfi, commandant la plus vaste wilaya de l’organisation territoriale du FLN : la Wilaya V, ainsi qu’à ses trois fidèles compagnons : le moudjahid Mohamed Laoudj dit Ferradj, commandant-adjoint de la Wilaya V, le moudjahid Ahmed Braik, garde du corps du colonel, et le moudjahid Cheikh Zaoui, garde du corps, tous tombés au champ d’honneur, les armes à la main, après une longue traversée, en cette nuit du 26 au 27 mars 1960, et une rude bataille à djebel Béchar.
Le colonel Lotfi était l’un des stratèges de la guerre de libération les plus craints et les plus respectés par l’ennemi même et des plus écoutés par les siens.
Qui est donc le colonel Lotfi ?
C’est dans une région connue pour son passé glorieux qu’il naquit, le 5 mai 1934 à El-Kalâa, un des quartiers de l’historique ville de Tlemcen, à l’ouest du pays, au sein d’une famille modeste et nationaliste.
Il accéda à un âge précoce à l’école primaire de la ville et obtint son certificat d’études en 1948.
Il poursuivit alors ses études avec une assiduité remarquable dans une autre école à Oujda (Maroc) pour obtenir un autre certificat. Cette école, bien que sous contrôle de l’administration française, a forgé la personnalité du jeune Bénali et éveillé tôt sa conscience révolutionnaire ainsi que celle de tous les Algériens l’ayant fréquenté.
Lotfi, adolescent, avait un penchant pour la littérature et l’art révolutionnaires et plus particulièrement pour l’écrivain égyptien Mustapha Lotfi El-Menfaloti d’où son nom de guerre pendant la révolution armée, lorsque, plus tard, il sera investi de responsabilités militaires.
Dghine Boudghène Bénali rejoignit les rangs de l’armée de libération en 1955 et ses activités débutèrent au sein de la section de Maghnia relevant de la zone d’Oran. Il fut chargé d’organiser la section 4 en qualité de secrétaire du chahid capitaine Si Djaber, commandant la section, en ce temps. Après quelques mois seulement, il fut chargé par Abdelhafidh Boussouf, en 1956, de l’organisation politique de la section 3 dans la ville de Tlemcen.
Lotfi axa son discours sur les monstruosités, et autres bavures commises par les colonialistes à l’encontre des Algériens et notamment lors des funérailles du médecin algérien Benaouda Benzerdjeb, pour accabler davantage l’administration française et créer les cellules secrètes du FLN dans la ville de Tlemcen.
Il fut ensuite chargé d’organiser, avec ses compagnons, le travail révolutionnaire dans la zone de Béchar. Il s’est porté volontaire pour l’ouverture d’un front au sud algérien où il a causé d’énormes dégâts à l’armée française. Il fut nommé, début 1957, responsable de la zone 8 (Béchar) avec le grade de capitaine.
En reconnaissance à son rôle à la tête de la zone 8 à Béchar, dans l’organisation de la lutte armée, il fut désigné membre du commandement de la Wilaya V, sous les ordres du colonel Boussouf. Une fois que le colonel Boumediene succéda à Boussouf à la tête de la Wilaya V et fut désigné chef d’état-major du front ouest, Lotfi fut nommé, en mai 1958, à la tête de cette même Wilaya V, avec le grade de colonel. Il devint ainsi membre du haut commandement de la Révolution algérienne (CNRA) et du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et c’est en cette qualité qu’il fit partie de la délégation algérienne que présidait Ferhat Abbas et qui a visité la Yougoslavie.
De même, il participa aux travaux du congrès de Tripoli (Libye) du 16 décembre 1959 au 18 janvier 1960 où fut prise la décision de rallier les troupes ALN de l’intérieur.
Je n’ai pas le souvenir de la date exacte du départ du colonel Lotfi, certains disent qu’il a quitté la base de Boudenib, le 5 mars, d’autres parlent du 15, mais ce qui est sûr, c’est qu’il y eut lieu, bel et bien, au courant de la première quinzaine de ce mois de mars 1960. La traversée était rude, mais personne ne se plaignait des conditions atroces qui étaient les nôtres – elles passaient largement en seconde position, nos préoccupations premières étaient d’amener les Français (gouvernement et armée) à quitter le pays, seule condition d’un cessez-le-feu et de l’autodétermination en laquelle nous avions foi en plus de l’irréversible processus de libération. Ce fut alors le génie d’un peuple qui s’était mis en branle. Même les plus acharnés parmi les officiers et politiques partisans de l’Algérie française ont fini par le comprendre et l’admettre.
La nécessité de regagner le territoire national
Réuni à Tripoli (Libye) en congrès, du 16 décembre 1959 au 18 janvier 1960, et après constat de la situation qui prévalait à l’intérieur du pays, jugée assez préoccupante par les moudjahidine, du fait du déficit en armes, munitions et moyens de liaison et qui se retrouvent, ainsi, dans l’obligation d’en économiser l’usage en limitant les opérations militaires contre les troupes ennemies, d’une part, et, d’autre part, du fait de l’absence d’une politique constante vis-à-vis de la population qu’il fallait préparer de manière judicieuse à l’irréversible autodétermination et déjouer, de la sorte, toutes les tentatives de l’armée coloniale de la gagner à sa cause, alors que tous les indices montraient que des actions psychologiques étaient menées dans le but de reconquérir cette population, en s’appuyant sur l’exploitation d’hypothétiques succès militaires, le haut commandement de la Révolution algérienne prit d’importantes décisions concernant cette situation et exhorta les commandants de wilaya, se trouvant au Maroc et en Tunisie, à rejoindre leurs PC à l’intérieur du pays.
Répondant ainsi aux vœux et directives du CNRA dont il était membre, le colonel Dghine Boudghene Bénali dit Lotfi entreprit de regagner l’intérieur de la Wilaya V, accompagné des membres de son état-major pour y assurer son commandement.
Il faut souligner que l’information selon laquelle les commandants de Wilaya se trouvant aux frontières algéro-marocaine et algéro-tunisienne envisageaient de regagner l’intérieur du pays a été interceptée par les services de renseignements français qui n’ont pas manqué de l’exploiter.
Il est aussi important de souligner que les moudjahidine se trouvant aux frontières ne pouvaient traverser les lignes Challe et Morice sans le concours effectif des frères de l’intérieur qui connaissaient bien le terrain et surtout les failles de ces lignes minées et électrifiées.
Les lignes Challe et Morice
Il serait peut-être utile de rappeler ou de donner un petit aperçu sur ce qu’étaient les lignes Challe et Morice. Après le déclenchement de la révolution et notamment après le Congrès de la Soummam qui a permis de structurer et d’organiser la lutte armée, les autorités françaises optèrent pour un plan diabolique afin d’étouffer la révolution, de la confiner dans ses limites internes et d’isoler ses stratèges en leur coupant tout approvisionnement en armes et munitions. L’armée coloniale a édifié les barrages Est et Ouest, le long des frontières algéro-marocaine et algéro-tunisienne.
La ligne Morice
C’est le ministre de la Défense de l’époque, André Morice, qui ordonna l’édification, en août 1956, d’un barrage constitué de six haies minées et d’une ligne électrifiée. La ligne s’étend à l’Est sur une distance de 320 km, allant de Annaba en passant par Dréan, Chihani pour protéger les axes routiers et la voie ferrée jusqu’à Bou Guemmouza, Bouchegoug, Tébessa, puis vers El-Kouif, Bir El-Ater, Souk-Ahras et jusqu’au Sahara.
A l’Ouest, la ligne Morice s’étend de Saïda, Tlemcen, Méchéria, Ain Sefra, Béni Ounif pour atteindre Igli (au sud de Béchar) couvrant une distance de 700 km. La largeur de la ligne varie entre 6 et 25 m et sa hauteur est de 2 m. Elle est constituée d’un réseau de fils barbelés circulaires et d’autres horizontaux et verticaux renforcés de fils électrifiés d’une puissance de 12.000 Volts.
Tout l’espace en dehors des barbelés est semé de mines variées selon la nature des lieux : mines anti-personnel, détectrices et éclairantes. Ce système était conçu de telle sorte que le courant électrique se coupe uniquement à l’endroit où survient la panne.
Par la réalisation de ce projet, l’armée coloniale a mobilisé un nombre important d’experts du génie militaire, de militaires, de harkis et de recrues sous le couvert de la lutte contre le chômage, sous la surveillance de ses unités et des unités de la Légion étrangère.
Le travail confié aux prisonniers algériens était limité au rattachement des fils et à la pose des mines alors que l’électrification était confiée aux soldats français par manque de confiance à l’égard des Algériens qui ne devaient, en aucun cas, connaître les endroits minés et les postes électrifiés.
La ligne Morice n’a pas réussi à empêcher le passage des moudjahidine qui, malgré tous les dangers qui les guettaient, l’ont traversée acheminant armes et munitions. Cette ligne sera doublée en 1959 d’un deuxième barrage : la ligne Challe
La ligne Challe
Cette ligne porte le nom de son initiateur, le général Challe, commandant les forces françaises de l’époque, édifiée en 1958-1959 pour renforcer la ligne Morice.
Elle est constituée de fils barbelés et électrifiés pour protéger les chars des feux et autres projectiles lancés par l’ALN. A la lisière de cette ligne électrifiée, se trouve un champ semé de mines éclairantes et anti-groupes dont la largeur varie entre 12 et 400 m.
A l’instar de la ligne Morice, la ligne Challe a été réalisée par des détenus et des collaborateurs sous la direction de l’armée et des experts en génie militaire.
Les autorités coloniales avaient doté les lignes Challe et Morice de moyens technologiques sophistiqués de l’époque qui témoignent du profond désir de la France de garder l’Algérie à tout prix. C’est dans ce souci que les autorités coloniales avaient renforcé les deux lignes par diverses unités militaires englobant les forces spéciales, terrestres et aériennes, des unités du génie, des appareils de détection, conçus pour la surveillance des deux lignes, des systèmes électroniques d’alarme rapide tels que les radars à rayons ultra-violets – qui permettent de suivre les mouvements des éléments de l’ALN en précisant leur lieu de passage afin de les bombarder –, des miradors le long des lignes frontalières, des projecteurs, etc.
Des postes militaires avancés ont été également installés et dont les fortifications sont aussi importantes que les fils électriques barbelés. Les principaux centres étaient dotés d’artillerie lourde, de tours de contrôle en béton armé et d’équipement, de tranchées, de casemates, de projecteurs et 80.000 soldats français stationnés aux frontières et équipés d’armes modernes. Ainsi, furent installés près de 4.000 postes et bases de contrôle le long de la frontière marocaine et près de 3.000 sur le front et le long des frontières tunisiennes.
Ces postes furent renforcés par des patrouilles permanentes, de terrains d’atterrissage d’avions de reconnaissance, de régiments de parachutistes d’intervention rapide. La surveillance et le contrôle des deux lignes furent confiés au général Vanuxem qui renforca ses forces de cinq régiments de parachutistes ayant participé à la guerre d’Indochine.
L’armée française eut recours à cette idée diabolique afin de faire barrage à l’acheminement d’armes de l’étranger et d’isoler les deux bases de l’Est et de l’Ouest et les révolutionnaires de l’intérieur du monde extérieur.
La traversée
Le petit groupe qui accompagnait le colonel Lotfi n’avait sans doute pas prévu, ou ne savait pas que les services de renseignements ennemis étaient au courant des directives du Congrès de Tripoli. Comment pouvait-il savoir ?
Ainsi, nantis de cette information, les services de renseignements français avaient actionné leurs agents et « sources d’information » déployés au Maroc pour s’informer des déplacements du colonel et sur ses positions successives le long de la frontière algéro-marocaine et ce, dès son retour de Libye.
Dans ce même contexte, il y a lieu de préciser que des officiers de l’ALN relevant des zones du nord et sud de l’Ouest algérien confirmèrent que le colonel et son état-major envisageaient de regagner l’intérieur du pays en mettant le maximum de chances de réussite de leur côté et s’attelèrent à trouver le meilleur moyen pour atteindre cet objectif.
Ainsi, le colonel Lotfi s’était mis à tester le degré de fiabilité et d’étanchéité de la frontière nord, notamment au niveau des fils barbelés, des mines et de l’électrification et à surveiller en permanence les troupes françaises stationnées le long de ces obstacles qui ne laissaient pratiquement aucune chance aux groupes de l’ALN de s’infiltrer sans être repérés et pourchassés sans relâche, et souvent durant plusieurs jours, les empêchant, de la sorte, de rallier les troupes ALN de l’intérieur.Cette éventualité fut écartée par le colonel qui préféra rejoindre la zone 8 Sud. Il regagna le poste de commandement installé sur les hauteurs des monts des ksour à djebel Béni Smir. Cependant, après réflexion et étude de la question, il opta alors, comme on le lui avait suggéré, pour Boudenib, un village marocain où se trouvait une petite base arrière de l’ALN et d’où il aurait toute latitude de se préparer discrètement à la dangereuse traversée de la frontière sans se heurter aux multiples obstacles des lignes Challe et Morice.
La localité de Boudenib est une enclave marocaine à vocation pastorale, située au sud-ouest de Beni-omq, à environ 50 km de la frontière. Cette localité qui abritait une petite base arrière de l’ALN était une oasis du Maroc présaharien où se formaient les convois légers qui contournaient largement Colomb-Béchar par le sud en s’infiltrant dans la vallée du Ghir. Un long périple où les points d’eau étaient rares mais moins dangereux que le franchissement du barrage ouest (les lignes Challe et Morice) qui déployaient, de la Méditerranée à Béchar, leurs réseaux de barbelés, leurs champs de mines, leurs haies électrifiées, surveillées par les radars et les patrouilles, blindées et motorisées, circulant nuit et jour le long du barrage.
De par sa situation, ce village constituait un lieu idéal pour la préparation de l’expédition ; de ce fait, les activités de la base s’étaient multipliées, et cela ne manqua pas de susciter la curiosité des villageois marocains, notamment après l’achat de méharis dressés pour la selle.
En définitive, il me semble que ce sont les préparatifs de cette expédition qui ont été portés à la connaissance des services de renseignements français à Béchar, d’autant plus que la ligne téléphonique reliant Boudenib à Béchar était, en ces temps-là, fonctionnelle.
C’est ce que confirme une source qui cite qu’un « honorable » correspondant marocain avait indiqué aux services de renseignements français que le commandant de la Wilaya V s’était rendu à Boudenib et qu’une caravane FLN devait prochainement quitter le Tafilalet pour le sud de Béchar.
Et c’est ainsi que, après une bonne préparation de cette traversée, le colonel Lotfi fut paré de faire face à toute éventualité. Il décida de s’infiltrer en territoire algérien en compagnie d’un petit groupe de moudjahidine. A dos de méharis, il contourna le barrage (lignes Challe et Morice) en passant largement au sud de Béchar, mais en évitant les palmeraies de Abadla et de Taghit. Il remonta ensuite vers le Nord en délaissant la vallée de l’oued Zousfaria, trop fréquentée et, par le djebel Ben Antar et le puits de Mézou. Le colonel Lotfi atteignit les premiers contreforts du djebel Béchar.
Comme je l’ai souligné, les services de renseignements ennemis étaient au courant du projet de Lotfi et avaient accru, à cette occasion, leur surveillance du barrage ouest, le long du tracé frontalier de l’ouest de Béchar-Kénadsa-Abadla avec l’utilisation de la reconnaissance aérienne et terrestre. Le commandement de la zone des opérations était dirigé par un officier de l’armée française du rang de colonel.
Cette activité particulière de l’armée française fut remarquée et relevée par un petit groupe de l’ALN, positionné sur les hauteurs du djebel Béchar au lieu dit Hamden et dont faisaient partie trois moudjahidine, encore en vie et résidant, à ce jour, à Béchar, il s’agit de Cheikh Moumen et de H’main dit Benaceur, tous deux ancien chasseur de mouflon qui connaissait tous les coins et recoins des montagnes de la région, et Billel dit Antar.
Ces témoins, du haut de leur position élevée, remarquèrent, au cours de la seconde quinzaine du mois de mars 1960, que chaque matin des convois militaires quittaient, à la levée du jour, la ville de Béchar à bord de camions qui se dirigeaient vers Kénadsa et Abadla et que de temps à autre ces camions s’arrêtaient et des militaires en descendaient avec des civils, des pisteurs probablement qui « auscultaient » de manière systématique le terrain, à la recherche de traces et d’autres éventuels indices marquant le passage de la caravane.
Le 27 mars 1960, depuis leur position à djebel Béchar, vers 10 heures de la matinée, le petit groupe de maquisards observèrent quelque chose d’inhabituel au piémont de leur montagne. En effet, des avions T6 mitraillaient le lit d’un oued, suivis, quelques instants après, d’hélicoptères, « des Alouettes » aurait-on dit, qui se dirigeaient vers ce lieu.
Sur l’heure, les membres du petit groupe ne pouvaient savoir et avaient conclu hâtivement qu’il s’agissait peut-être de pilotes qui s’exerçaient à tirer des cibles faciles, peut-être des dromadaires égarés qui s’engouffraient d’instinct dans les oueds fuyant le danger imminent des mitrailleuses.
Cette thèse était peu convaincante par la suite, du fait du prolongement dans la durée du manège des avions mitrailleurs. Un maquisard suggéra alors de se rendre sur les lieux pour en avoir le cœur net. Deux jours plus tard, deux moudjahidine s’y rendirent pour constat. Ils découvrirent des cordelettes, des douilles neuves, des impacts de balles sur les parois des rochers et des endroits brûlés à l’essence et là, la déduction fut sans appel : un groupe de caravaniers de l’ALN avait tenté de rejoindre djebel Béchar et avait été intercepté par les troupes de l’armée coloniale dans un traquenard qui se justifiait par le manège des camions des jours précédents et par les moyens déployés en plus de la durée des combats qui, elle, permit de conclure que la résistance des caravaniers était acharnée et crânement héroïque.
Mais le petit groupe de maquisards isolés et positionnés sur les hauteurs du djebel Béchar ne pouvait savoir sur l’heure que, parmi les moudjahidine qui livrèrent combat de manière héroïque, figuraient le colonel Lotfi et le commandant Ferradj accompagnés de trois moudjahidine de protection.
Le 27 mars 1960, à sept heures, un document officiel de l’administration française fit état de la déclaration laconique suivante : « Les traces de cinq dromadaires ont été repérées par la reconnaissance aérienne dans le Hamada, entre djebel Béchar et la piste impériale n° 2 se dirigeant vers l’Est. Une opération d’intervention a été immédiatement montée regroupant deux commandos du 35e régiment d’infanterie, une compagnie saharienne portée de la Légion étrangère et un commando de l’armée de l’air, appuyés par des avions et des hélicoptères. »
Avec tout cet arsenal, et le déploiement de toutes ces unités, leur assurant l’avantage dans le rapport de force, on aurait dit que les troupes françaises allaient s’attaquer à, au moins une compagnie de moudjahidine, alors qu’il ne s’agissait, en fait, que de cinq valeureux combattants qui, surpris, n’occupaient même pas une position idéale sur les reliefs de la montagne de Béchar.
L’accrochage
Le lieutenant d’active de la Légion étrangère, commandant la quatrième compagnie saharienne portée, à Béchar, un certain Henri Bourguel établit le rapport suivant : « Le 27 mars 1960 à 9 heures, ma compagnie a été alertée par la zone opérationnelle Ouest saharien, pour une intervention probable à djebel Béchar (Oued El-Harmon) d’où venaient d’être repérées les traces de cinq dromadaires. A 9h30, je reçus l’ordre du secteur opérationnel de Colomb-Béchar de me diriger avec toute ma compagnie vers la côte 941, à proximité de l’Oued Harmon où je me rendis aussitôt, le jour même, à 10h30. »
Il conclut : « Pendant que le deuxième peloton de ma compagnie grimpait au sommet de la côte opposée à la côte désignée, je me rendis, à bord d’un hélicoptère Alouette auprès du colonel pour recevoir les ordres nécessaires.»
Il est important de souligner que le lieutenant Henri Bourguel ne fait pas état, dans son rapport, de la teneur de ces ordres.
Tout en poursuivant son rapport, cet officier déclare qu’à son retour sur les lieux de l’opération, il ordonna au 2e peloton sous ses ordres de se déployer à 500 m en amont sur un plateau qui domine, de par sa situation, un confluent de l’oued, tandis que le reste de la compagnie, mise sous les ordres de son adjoint, le rejoignit sur le piton.
Après quoi, il chargea le 3e peloton d’assurer la protection, sur le versant nord-ouest, du 35e régiment d’infanterie où des pisteurs, des harkis du commando de chasse progressaient en suivant les traces.
Le lieutenant, dans son rapport, écrivait par la suite qu’à peine arrivé à proximité, le commando fut pris à partie par les « rebelles », le chef de groupe de tête a été grièvement blessé et trois légionnaires furent tués.
Tout en poursuivant, il écrit, que, lui, le lieutenant Bourguel, s’est lancé avec le premier peloton vers le lieu de l’accrochage à 300 m de sa position et ordonna au 3e peloton de se porter sur le confluent où s’étaient retranchés les « rebelles ».
Le 3e peloton, qui était chargé de la protection du 35e RI du commando de chasse, regagna alors le commando stoppé par le feu nourri de « rebelles ».
Le lieutenant Bezou était blessé et ce n’est qu’après maintes difficultés que le petit groupe de « rebelles » fut complètement encerclé en continuant néanmoins à se défendre jusqu’au dernier souffle.
En outre, le colonel français qui dirigeait les opérations avait déclaré après constat du décès du colonel de l’ALN, commandant la Wilaya V, que le canon de son arme était encore chaud.
Ce rude accrochage dans le désert s’était produit dans des conditions très pénibles pour le colonel Lotfi et ses compagnons. En effet, il y eut d’abord la fatigue de la traversée durant toute la nuit du 26 au 27 mars 1960, à dos de dromadaires, le mauvais positionnement du groupe de maquisards, au piémont dénudé de la montagne, et le rapport de forces, largement déséquilibré en moyens humains et matériels, ce qui a démontré avec une certitude absolue la valeur, la volonté, le courage, la témérité et la foi du chahid colonel et de ses combattants identifiés comme étant des chouhada tombés au champ d’honneur, à l’exception d’un moudjahid dont l’arme, une carabine US, s’était enrayée, et qui fut constitué prisonnier.
Le moudjahid Aissa Benaroussi, fait prisonnier, fait la déclaration suivante après l’indépendance de notre pays : « Lorsque j’ai rencontré Lotfi, il m’a fait part de son projet, il m’a demandé de prendre une arme automatique et de choisir cinq dromadaires parmi les plus résistants. Nous étions cinq, en effet, à nous infiltrer à partir de la frontière sud vers Béchar.
Il y avait le colonel Lotfi, le commandant Ferradj, deux djounoud, Cheikh Zaoui et Ouled Ahmed, et moi-même. Auparavant, les deux officiers devaient se rendre à une importante réunion des cadres de l’ALN et se séparèrent des deux djounoud et de moi-même à Boudenib où il était convenu que nous nous retrouverions après 3 jours, mais la réunion n’a duré que 2 jours. Lors de la traversée, nous fûmes d’abord intrigués par le manège d’avions ennemis au-dessus de nos têtes, puis nous comprîmes que nous étions pistés au sol.
De nombreux indices montraient que les forces colonialistes amorçaient un encerclement. Notre petit groupe commença alors à zigzaguer d’un endroit à un autre pour éviter les pluies de balles qui nous sifflaient aux oreilles et aussi pour se positionner à la riposte. Les avions commencèrent à larguer des parachutistes au sud puis nous fûmes complètement encerclés. J’avais conseillé de gagner les rochers, sur les hauteurs pour mieux nous défendre, mais le colonel avait déjà donné ordre d’ouvrir le feu. Les avions nous mitraillaient de partout tout en nous lançant des grenades fumigènes. Nous avons réussi à abattre un B-29, quand les premiers hélicoptères-ambulances firent leur apparition pour évacuer leurs morts et blessés. Je me rappelle qu’au moment où la bataille faisait rage, Cheikh Zaoui disait que c’est dans de telles circonstances que nous montrerons à l’ennemi que nous sommes des hommes, de vrais ! Je me rappelle aussi que c’était juste après que ma carabine se soit enrayée que les commandos ennemis se sont rapprochés. Lequel de mes compagnons est tombé le premier ? Je ne saurai le dire. De rage, j’ai laissé tomber ma carabine et au moment où je me suis retourné, ils gisaient tous à terre. »
Le même témoin de l’accrochage a déclaré, quelque temps plus tard, à la RTA qu’une balle avait atteint le cœur de Si Lotfi après avoir traversé son portefeuille et lorsque le commandant français, chef du commando, avait reconnu les corps, il tint les propos suivants : « Si nous savions qu’il s’agissait de Lotfi et de Ferradj, nous nous serions contentés de les faire prisonniers. »
Les pertes ennemies reconnues ne sont que celles d’une seule compagnie et celle-ci n’était pas la première à intervenir et à s’être engagée dans le combat. Les pertes reconnues sont les suivantes :
Abattus :
1-Alphonse Timmer, né le 17 mai 1935 à Grimbergen (Belgique), sergent de la 4e compagnie saharienne portée.
2-Claude Draemes, né le 19 juin 1935 à Ucode (Belgique), soldat de la même compagnie.
3-Andreas Featko, né le 17 janvier 1939 en Hongrie, soldat de la même compagnie.
4-Prekus Wladislar, né le 15 juillet 1936 à Mouastaz (Pologne), soldat de la même compagnie.
5-Aissa Berramdane, né en 1919 à El Abadla, harki du 2e commando de chasse à la CCAS du 35e régiment d’infanterie de Béchar.
Blessés :
1-Louis Bezou, né le 18 mars 1930 à Pantin (Seine), lieutenant de la 4e compagnie saharienne.
2-Jean Megchalsen, né le 24 novembre 1934 à Almelo (Hollande).
Il reste entendu que les pertes ennemies révélées ne concernent que la 4e compagnie saharienne portée, celles subies par le 35e régiment d’infanterie, unité qui s’était accrochée en premier avec le groupe de nos valeureux combattants, n’ont pas été citées.
A la lumière de notre glorieuse lutte de libération, en ma qualité de moudjahid et par la narration précédente de faits historiques, authentiques et précis, j’apporte mon humble témoignage sur les rudes conditions dans lesquelles Dghine Boudghene Bénali dit Lotfi, commandant de la Wilaya V, ainsi que ses compagnons sont tombés au champ d’honneur pour que vive l’Algérie libre et indépendante.
Gloire à nos chouhada
Vive l’Algérie !
Le général Djemai Ali dit Khaled
Références :
1-Observation à vue d’un groupe ALN, positionné à djebel Béchar sur la crête Hamden.
2-Rapport n° 1206 en date du 22 avril de la justice de paix de Colon-Béchar
3- Témoignage du moudjahid Benaroussi.
4- La revue El-Djeich n° 412, nov. 1997.
5- Plans de la stratégie coloniale française pour étouffer la révolution algérienne à travers les lignes Challe et Morice/ Etude du Centre national des études et de recherches sur le mouvement national.
6- Publication du Musée national du moudjahid à l’occasion du 41e anniversaire de la mort du colonel Lotfi.