Zbiri-Boumediene : deux hommes irréconciliables
Après la rencontre du Lido, Boumediene donna de nouveaux gages à ses émissaires pour ramener Tahar Zbiri à de meilleurs sentiments et, surtout, à cesser sa dissidence qui se faisait de plus en plus menaçante. Il a même accepté un remaniement du gouvernement allant dans le sens de plus d’homogénéité.
Les chefs de régions, qui étaient du côté du colonel Zbiri, dont notamment Saïd Abid et Mohamed-Salah Yahiaoui, étaient, quant à eux, contents de voir le chef de l’Etat « lâcher du lest » et « concéder un peu de ses pouvoirs aux officiers supérieur et à la majorité des membres du Conseil de la révolution ! »
Mais, malgré tout cela, Tahar Zbiri campe sur ses positions et refuse de faire confiance à Boumediene. Il dit redouter particulièrement ses manœuvres. «Boumediene écartait de son chemin quiconque oserait lui contester son pouvoir et lui faire obstacle, et n’hésiterait pas à recourir à n’importe quel moyen pour y parvenir», écrit l’ex-chef d’Etat-major de l’ANP dans ses Mémoires.
Sous la pression de ses proches collaborateurs, il finit par céder et accepter d’engager le dialogue avec Boumediene pour tenter de trouver une solution au conflit, mais tout en restant sur ses gardes, comme il le dit lui-même. C’est ainsi que dès le lendemain de son retour à Alger, il reçut la visite de Boumediene chez lui à El-Biar. Il le laisse entrer, mais refuse l’accès aux quatre hommes de sa garde rapprochée. C’est dire à quel point Tahar Zbiri se méfiait toujours de son adversaire. Dans le salon, une discussion à bâtons rompus s’engage entre les deux hommes forts du pouvoir.
C’est Boumediene qui l’interpelle le premier sur un ton de reproche : « Cher ami, lui lance-t-il, tu nous as créé une crise d’Hitler… Tu en fais vraiment trop ! » Et Zbiri de rétorquer : «Si Boumediene, je ne crois pas que nous avons été ensemble à l’école, ni joué ensemble ; on s’était réunis sur des principes, mais toi, tu as laissé les gens se moquer de nous… On leur a promis de leur donner le meilleur que ce que leur avait offert Ben Bella ; mais la situation ne fait qu’empirer, et les gens nous traitent de « cabranate » (caporaux) de Boumediene ; et nous, lorsqu’on s’est mis d’accord pour écarter Ben Bella, je t’ai posé mes conditions ; mais toi, tu suis la même voie que lui ! »
Puis, il lui a affirmé que son installation à la caserne du Lido n’était pas fortuite, et lui a expliqué que la personne qui l’avait averti du plan supposé de Boumediene était prête à s’exprimer, à condition qu’elle ne risque rien. Il lui a enfin promis – et c’est là l’engagement le plus sérieux et le plus attendu de lui – de venir si Boumediene décide de réunir le Conseil de la révolution.
Boumediene, constatant à quel point son vis-à-vis était remonté, préféra reporter la discussion à une autre fois.
Après ce premier geste de réconciliation, le groupe de bons offices est venu demander à Tahar Zbiri de rendre visite à Boumediene chez lui pour essayer de désamorcer la crise qui commençait à s’apaiser, même si, dans les faits, aucun problème soulevé par les dissidents n’a été résolu.
Zbiri accepte la demande et lui a rendu visite à Hydra. Cette rencontre fut l’occasion d’étaler, avec circonspection, tous les différends entre les deux hommes, et de constater l’ampleur du schisme qui s’était creusé entre les deux camps au cours des deux dernières années.
Imperturbable, le colonel Zbiri accuse de nouveau Boumediene d’avoir renié tous les engagements pris lorsqu’ils avaient décidé de déposer l’ancien président, Ahmed Ben Bella, des reniements qui, selon lui, faisaient que la situation du pays allait de mal en pis. A ce moment de la discussion, le chef de l’Etat l’interrompt et lui réplique sèchement : «Je vois que tu dresses devant moi un tableau noir de la situation ; mais moi je ne vois pas tout ce noir ! » « C’est cela la réalité ! » lui rétorque son hôte.
Un hiatus s’installe entre les deux protagonistes. Dans une ultime tentative de débloquer la situation, Boumediene propose à son hôte une sorte de « deal », en lui demandant de lui donner le nom de personnes que ce dernier désirerait voir nommés à des postes de responsabilité. Déçu par cette proposition qu’il juge humiliante parce qu’elle réduit son combat à une affaire de postes et d’individus, Tahar Zbiri décide de ne plus renouer avec le dialogue. Chose qui va faire encore durer le statu quo qui régnait au sommet de l’Etat et faire monter la tension d’un cran.
Les tentatives de réconciliation n’ont pas cessé pour autant, dans un souci d’éviter un affrontement fatal. Le chef d’état-major dit avoir patienté 44 jours, durant les quels il essaya de peser de tout son poids dans les rouages du pouvoir dans le but de résoudre le conflit sans effusion de sang. «Cela dit, soutient-il, je n’excluais aucune hypothèse, et me préparais à tous les scénarios qui pouvaient s’imposer à tout moment ; parce qu’en l’absence de solution, la situation ne pouvait que mener vers l’éclatement».
Lors d’une rencontre, le 12 décembre, au domicile du commandant Saïd Abid à laquelle ont assisté, outre le colonel Tahar Zbiri, le colonel Abbas et le commandant Bensalem, le groupe fait le point sur la situation, et prend acte de l’«intransigeance» de Boumediene et de son recul par rapport à l’engagement qu’il avait pris au sujet du Conseil de la révolution. Et Saïd Abid de lâcher, en s’adressant à son chef : « Boumediene est en train de préparer un commando, prêt à liquider n’importe qui d’entre nous. Il dit que les chefs de région te garantiront ta sécurité, alors que nous n’avons, en réalité, aucune garantie ! »
In MÉMORIA